Actualité

Il faut créer des aviseurs sociaux

La montée progressive des aviseurs fiscaux amène à s’interroger sur l’opportunité d’un dispositif symétrique en matière de fraude sociale sur notre territoire ou à l’étranger. Il s’agit d’un champ d’intervention très vaste où ces derniers pourraient avoir un rôle décisif alors que la massification des données et le datamining montent en puissance, mais encore trop lentement.

Une mise à jour du statut des aviseurs fiscaux qui pourrait servir de modèle

Le gouvernement a tenu parole. En acceptant de muscler le dispositif expérimental des aviseurs fiscaux prévu par l’article 109 de la loi de finances pour 2017, via deux amendements déposés par les députés Christine Pirès Beaune et Roseren ; le dispositif devrait maintenant s’élargir aux cas de fraude à la TVA et aux sociétés d’investissements immobiliers (SIIC). Par ailleurs les agents « traitants » des aviseurs devraient voir leur anonymat renforcé avec un numéro d’immatriculation administrative spécifique pour l’ensemble des pièces de procédure.

En outre, le ministre des comptes publics Gérald Darmanin a précisé qu’une modification du plafond d’indemnisation des « aviseurs » serait opérée (il est aujourd’hui limité à 1 million d’euros) : « un nouveau plafond, plus élevé, sera fixé par voie réglementaire. » Nous saluons cette décision car il est nécessaire que les aviseurs puissent être défrayés à la hauteur des risques qu’ils prennent pour récupérer les informations nécessaires aux services de contrôle. Elle autorise en outre parfaitement le fait de basculer comme aux Etats-Unis sur un dispositif libellé en pourcentage des sommes redressées (entre 15% et 30%) dans la mesure où l’article 109 de la loi de finances précitée précise : « les conditions et modalités de l’indemnisation sont déterminées par arrêté du ministre chargé du budget. » En conséquence, il lui suffira d’amender en ce sens l’arrêté du 21 avril 2017.

Ceci étant, certains éléments font encore défaut :

  •  Il n’existe pas en l’état actuel du droit « publié » (mais peut-être figurant dans la doctrine interne à l’administration fiscale), de dispositif permettant à l’aviseur de vérifier l’exactitude du montant de la rémunération qu’il obtient. Si l’on bascule dans un mode de rémunération « proportionnel » aux sommes rappelées, il est nécessaire que ces éléments lui soient communicables, sans que l’on puisse lui opposer le secret fiscal. Un pis-aller serait de passer par un tiers de confiance assermenté (un avocat par exemple) ;
  • Il n’y a toujours pas d’indice permettant d’accorder une protection « spécifique » à l’aviseur fiscal à l’instar du « lanceur d’alerte », au motif que le premier est rémunéré[1]. Même si la motivation de l’aviseur est l’appât du gain, il n’empêche qu’il contribue au respect et à l’effectivité des règles de droit[2] ;
  •  L’IS semble toujours exclu des signalements effectués par les aviseurs.
  • Enfin, le dispositif n'est positionné qu'en direction de la fraude "internationale" alors qu'elle devrait également s'ouvrir à la fraude interne (nationale).

Introduire un statut d’aviseurs sociaux pour lutter contre la fraude sociale

Deux rapports récents permettent de bien mettre en exergue l’extrême complexité et diversité de la fraude sociale ; il s’agit du rapport IGAS/IGF relatif à l’AME et du rapport parlementaire Grandjean/Goulet[3]. Or si le second explique qu’il est politiquement peu opportun à ce stade de tenter d’évaluer le montant de la fraude sociale totale, tout semble indiquer que suivant les secteurs, celle-ci est en tout cas largement sous-estimée[4].

La question est donc la suivante : doit-on attendre que la culture du contrôle de la fraude sociale soit suffisamment aboutie (comme en matière de fraude fiscale ou douanière) pour recourir à des aviseurs « sociaux » ? Il faut répondre à notre avis par la négative précisément à cause de l’extrême diversité de la fraude sociale :

  • Fraude documentaire (à l’immatriculation, usurpation d’identité etc.) ;
  • Fraude aux critères d’attribution ;
  • Fraude aux coordonnées bancaires ;
  • Fraude aux prestations (de la part des bénéficiaires, ou des organismes allocateurs, voire des médecins) ;
  • Fraude aux cotisations et contributions sociales (de la part des employeurs etc.) ; travail dissimulé, etc.[5

Celle-ci militerait pour un regroupement des dispositifs pertinents via une circulaire unique permettant de rassembler les dispositions contenues dans : le code pénal, le code civil, le Code de la sécurité sociale, le code de la construction et de l’habitation, le code du travail, les délits prévus par lois spéciales  (article 1er de la loi du 27 septembre 1941 et article 22 de la loi n°68-690 du 31 juillet 1968), les dispositifs réglementaires spécifiques à Pôle emploi, les éléments contenus dans le code du commerce, dans le code monétaire et financier (pour le versant bancaire) et dans le code de l’action sociale et des familles (notamment s’agissant de la fraude aux dispositifs facultatifs mis en place dans les CCAS/CIAS au niveau local) et le CGCT.

Ainsi, parallèlement au développement du datamining (enrichissement et recoupement des données) et de l’interconnexion des bases de données des OPS (organismes de protection sociales), il importe de disposer d’informations du terrain afin de mettre en lumière les fraudes les plus complexes ou les moins visibles (et qualifier les informations recueillies). Surtout dans une phase de réduction progressive du déclaratif à son minimum (via le développement parallèle du « dites-le nous une fois » donc de l’open data public/public).

Par ailleurs, dans la mesure où l’interconnexion entre les bases de données fiscales et sociales devrait se voir renforcer dans un proche avenir, au point où l’on imagine agréer des personnels de la DGFiP et des organismes sociaux au double secret fiscal et social, on anticipe qu’il existe en matière de détection des fraudes une porosité importante entre les fraudes fiscales et sociales (et même souvent une véritable connexité[6]). Cela mériterait que des aviseurs puissent être à la fois fiscaux et sociaux, ce qui n’est pas possible aujourd’hui puisque les seconds n’ont pas d’existence légale.

Enfin, par rapport à l’exemple belge de la « déclaration immédiate d’emploi », la déclaration préalable d’embauche (DPAE) interfacée à la DSN, ne permet pas à l’heure actuelle d’avoir la même réactivité[7] (1,5 mois). Là encore, la mise en place d’une procédure d’alerte dûment indemnisée doit exister.

Pour une mise en place d’un statut d’aviseur social unique couvrant l’ensemble des organismes de protection sociale

Enfin le champ d’intervention des aviseurs sociaux devrait être le plus large possible. Couvrir l’ensemble des risques : chômage, ATMP, maladie, retraite, mais aussi s’étendre aux mutuelles complémentaires, aux médecins de ville, au ministère du Travail (travail dissimulé, fraudes aux AGS, etc.) et au ministère de l’intérieur : l’Etat civil (fraude documentaire), PAF, voire au MAE (ministère des affaires étrangères), avec possibilité de saisir directement le ministère, une ambassade ou un consulat.

Ce schéma est cohérent avec celui mis en place par la DGFiP en matière de fraude fiscale dont le champ d’application a été substantiellement élargi. Il permettrait d’ailleurs d’effectuer un fructueux point de contact avec les aviseurs fiscaux lorsque ceux-ci deviendront compétents en matière d’IS. En effet les entreprises « en faillite » ou maintenues artificiellement en vie (type entreprises zombies[8]) sont des candidates toutes désignées à la fraude sociale mais également aux fraudes aux AGS. Il faut donc être particulièrement vigilant en la matière.

Par ailleurs, alors que les pouvoirs publics ont déclaré vouloir mettre en place une agence de recouvrement forcé unique en matière de fraudes fiscale et sociale : France Recouvrement[9], et s’interrogent sur l’opportunité de la mise en place d’un service de renseignement fiscal (sur le modèle de ce qui existe déjà en matière douanière), il semble pertinent d’alimenter en renseignement symétriquement le réseau de lutte contre la fraude sociale distribué autour des acteurs que sont les services de contrôle des branches et des OPS (organismes de protection sociale), les CODAF (comités départementaux anti-fraude), la DNLF (délégation nationale de lutte contre la fraude) et de façon périphérique Tracfin[10] (agence de traitement du renseignement financier et d’action contre les circuits clandestin). Cela suppose toutefois l’édification d’un réseau clair et bien identifié de correspondants dans les administrations ou les organismes susvisés afin de traiter de façon homogène les aviseurs sociaux, et selon des grilles de rétribution spécifiques.

Conclusion

Alors que les aviseurs fiscaux montent en puissance (même si leur champ d’intervention devrait encore s’accroître à l’avenir, notamment en matière d’IS) et vont disposer d’incitations fortes et défiscalisées, il est étonnant que la même démarche ne soit pas esquissée en matière de fraudes sociales. Il y a là en champ vierge que la convergence progressive entre le fiscal et le social sur le plan financier devrait tôt ou tard aboutir à occuper. Le sénat qui examine à l’heure actuelle le PLF 2020 serait bien avisé de s’en saisir, à moins que l’assemblée nationale ne le fasse dans le cadre du PLFSS 2020 actuellement en nouvelle lecture.


[1] Consulter notre note du 4 juillet 2019, https://www.ifrap.org/budget-et-fiscalite/reformer-le-statut-daviseur-fiscal

[2] Voir sur ce plan les développements du professeur Emmanuel Combe, L’Opinion, « Aviseurs fiscaux : grande fraude, grande récompense », novembre 2019 : https://www.lopinion.fr/edition/economie/aviseurs-fiscaux-grande-fraude-grande-recompense-chronique-d-emmanuel-203413

[3] Le premier est signé par l’IGAS et l’IGF actualisant les travaux de contrôles antérieurs sur l’AME « L’aide médicale d’Etat : diagnostic et propositions » (octobre 2019), le second est le rapport des parlementaires Carole GRANDJEAN (A.N) et Nathalie GOULET (Sénat), adressé au Premier ministre « Lutter contre les fraudes aux prestations sociales, un levier de justice sociale pour une juste prestation » (octobre 2019). Voir notre note du 20 novembre 2019, https://www.ifrap.org/emploi-et-politiques-sociales/lutter-contre-la-fraude-sociale-le-plus-dur-est-devant-nous

[4] https://www.ifrap.org/budget-et-fiscalite/78-10-milliards-deuros-de-fraude-sociale-recap, mais aussi, https://www.ifrap.org/emploi-et-politiques-sociales/fraude-sociale-un-rapport-detape-detonnant

[5] Une première liste peut être établie via l’annexe 3 de la circulaire interministérielle du 6 mai 2009, même si elle n’est ni complète, ni à jour :  https://www.legislation.cnav.fr/Lists/Textes/DispForm.aspx?ID=58596, et l’annexe 3 : https://www.legislation.cnav.fr/Documents/circulaire_ministerielle_06052009_annexe3.pdf

[6] Par exemple en matière de TVA, entre entreprises éphémères ou sans activité, et de possibles fraudes à la TVA sous forme de carrousels, etc.

[7] Rapport p.72 : « les éléments de rémunération sont intégrés via la déclaration immédiate d’emploi, qui permet d’avoir une information immédiate de l’activité de la personne et non pas avec 1 mois et demi de délai comme en France, le temps que les entreprises déclarent via la DSN ; la mise à jour de la situation de la personne rend immédiate la mise à jour des aides ; les déclarations d’emploi sont très facilement vérifiées et facilitent la lutte contre le travail illicite ou dissimulé. »

[8] Voir la note d’analyse de France Stratégie en la matière en date du 16 octobre, https://www.strategie.gouv.fr/publications/procedures-de-defaillance-lepreuve-entreprises-zombies

[9] Consulter notre note sur le sujet du 12 septembre 2019, https://www.ifrap.org/budget-et-fiscalite/france-recouvrement-quelles-economies-la-cle

[10] Qui est la seule entité citée ici à avoir la qualité d’une agence appartenant à la communauté du renseignement. Voir notamment sur le point d’entrée que constitue Tracfin dans la communauté https://portail-ie.fr/analysis/1699/tracfin-quelle-place-dans-le-monde-du-renseignement-francais