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Fraude sociale : un rapport d’étape détonnant

Missionnées par le Premier ministre sur une base trans-partisane, les parlementaires Nathalie Goulet (sénatrice de l’Orne, UDI) et Carole Grandjean (députée de Meurthe et Moselle, LaREM), viennent de livrer un rapport d’étape (suivre la conférence) particulièrement stimulant sur la fraude sociale. D’autant plus stimulant que les constatations et les mesures proposées sont par ailleurs largement partagées par les deux rapporteures.

Il en ressort que les trous dans la raquette des prestations et dispositifs sociaux sont béants et que les éléments statistiques et leur recoupement sont aussi étonnants que lacunaires. Bref, même sans chiffre global de la fraude à ce stade, il apparaît que les éléments d’amélioration sont légion, d’où il ne découle pas moins de 31 propositions de réforme « choc » dont la fusion entre la carte d’identité et la carte vitale, l’imposition des aides sociales selon le principe de l’imposition au premier euro et faire en sorte que les services fiscaux soient en charge du contrôle. Des mesures que la Fondation iFRAP proposaient, déjà, dans son étude pour une allocation sociale unique.

Quelques problèmes statistiques à « fiabiliser »

(Nos lecteurs voudront bien être indulgents  pour les fautes contenues dans cette infographie. Elles sont malheureusement hors de notre pouvoir de rectification, le document ayant été diffusé lors de la conférence)

Les rapporteurs mettent tout d’abord en évidence l’existence de 110,1 millions de personnes inscrites au RNIPP (répertoire national d’identité des personnes physiques), alors que la France ne compte que 67 millions d’habitants (66,99). Ces inscrits se répartiraient entre 89 millions dans le champ INSEE (France hors Wallis et Futuna et Nouvelle Calédonie) et 21,1 millions du champ géré directement par la CNAV (personnes nées à l’étranger, Nouvelle Calédonie et Wallis et Futuna). Un chiffre qui interroge.

Par ailleurs, 26 millions de personnes sont réputées décédées dans le RNIPP (voir graphique supra : 23,6 millions nées en France, 2,4 millions à l’étranger), tandis que le nombre des personnes supposées en vie de plus de 100 ans est très important, 14,7 millions (12,2 millions dans le champ INSEE et 2,5 millions dans le champ CNAV). Le traitement des envois des avis de décès présente donc de graves dysfonctionnements puisqu’il n’existe en France que 21.000 centenaires[1] (en 2016), et que la période qui s’étend jusqu’en 2020 présente une structure en creux du fait même des décès intervenus pendant et juste après (blessés) la première guerre mondiale (1914-1918).

Les rapporteurs en déduisent que « le suivi des décès est tout à fait insuffisant, la communication de l’information mal organisée entre organismes, et les fraudes peuvent s’appuyer sur la fragilité du système. » La réponse de la direction de l’INSEE reconnait le problème : « il est naturellement plus compliqué de récupérer les actes de décès des personnes décédées à l’étranger, ce qui est par nature beaucoup plus fréquent pour les personnes relevant du champ de la CNAV. » Une difficulté d’autant plus criante que l’existence et la « modernisation » des états civils dans les pays concernés peut laisser à désirer. Le rapport l’évoque crûment : « Pour l’Afrique notamment, cette question a fait l’objet de multiples débats notamment au sein de l’Assemblée parlementaire de la francophonie lors de sa dernière réunion à Rabat, qui a décidé d’un plan massif de régularisation des états civils dans les pays de l’Afrique de l’Ouest. » Même problème semble-t-il à Mayotte, où « la seule difficulté identifiée par le passé portait sur les décès (…) le problème ven[ant] (…) de la non-déclaration des décès par les familles des défunts ». Cette dernière situation semble aujourd’hui normalisée, mais les chiffres globaux tiennent évidemment compte du stock et notamment de 11.000 comptes sans patronyme (situation bien connue à Mayotte, où ces derniers n’existaient pas jusqu’à une période récente). La fiabilité de ces données sources est primordiale car elle conditionne l’ouverture de nombreuses prestations (même si cette ouverture de droit n'est pas automatique, ce que ne disent pas les rapporteurs (voir Les Echos, pour une discussion sur le sujet)).

Des contrôles insuffisants et difficilement croisés

Les contrôles sont jugés globalement insuffisants ou défaillants en leur état actuel par les rapporteurs. Notamment ceux du SNGI (système national de gestion des identités) qui « n’effectue des contrôles que sur 5 à 7 caractères » et non sur l’ensemble de la clé d’identité, sur la base de documents peu et mal numérisés. La fraude estimée par la CNAV liée à la prise en compte des décès n’est pas anodine : 1% sur 11 millions de personnes, ce qui représente tout de même 110.000 fraudes au décès.

Par ailleurs, la normalisation des actes d’état civil est aujourd’hui insuffisante : il apparaît en particulier que la forme de l’acte est propre à chaque collectivité (seules les mentions légales sont communes). La variabilité porte en elle-même un risque de falsifiabilité renforcée.

Constat analogue en matière de fraude documentaire avec les pays étrangers. En effet, « il existe une distorsion d’application entre les critères appliqués par la PAF (police de l’air et des frontières ndr) et ceux d’autres services, notamment le SANDIA (service administratif national d’identification des assurés ndr). » Il serait logique qu’un chef de filât soit mis en place par la PAF sur l’ensemble des documents fournis en provenance de pays tiers, afin de disposer de critères homogènes d’interprétation (sur le caractère authentique ou inauthentique des documents présentés).

S’agissant du RNCPS (répertoire national commun de la protection sociale[2]), le rapport déplore l’absence d’interconnexion entre celui-ci est les services fiscaux « contrairement à ce qui est mis en place en Belgique » (avec notamment la Banque Carrefour de la Sécurité sociale belge[3]), qui de plus permet aux assurés comme à l’administration une visibilité sur les situations individuelles de façon « consolidée », qu’il s’agisse du suivi « de l’ensemble des prestations et droits sous gestion par l’assuré social » ou « un suivi piloté efficacement avec sa situation fiscale personnelle ».

Sur ce point le rapport vient mettre en évidence les dangers d’une trop importante « territorialisation » des aides sociales qu’il s’agisse des CAF (ce qui pose le problème du suivi de la « domiciliation » dans un contexte de forte mobilité) mais aussi des collectivités territoriales et de leurs organismes dédiés (CCAS/CIAS). Avec deux séries de reproches :

  • Une asymétrie dans l’enrichissement des données contenues dans le RNCPS : « les personnes agréées [CCAS/CIAS] peuvent accéder aux informations du RNCPS afin d’allouer leurs propres dispositifs d’aides mais ces organismes ne viennent pas fournir en échange les informations qu’ils ont en leur possession. » ;
  • Il n’y a donc pas de suivi consolidé des droits connexes (notamment en nature, verticaux et horizontaux) fournis pour les individus concernés.

Les solutions : sortir du tout déclaratif et passer au numérique

Ces constatations aboutissent à la nécessité de sortir du « tout déclaratif » afin de sécuriser les données « entrantes » et « sortantes » :

  • Il y a la nécessité « d’automatisation de la donnée entrante permettant de définir l’éligibilité aux droits et à son calcul » : en clair (et le rapport d’étape ne le souligne pas assez), il faut relancer le « dites-le nous une fois » pour les principaux évènements de vie (naissance/décès), ce qui n’est pas le cas actuellement. Aujourd’hui en cas de naissance c’est l’hôpital qui génère un document que le représentant légal devra porter au service d’Etat civil de la commune de naissance, il y recevra son livret de famille ainsi que des copies d’actes multiples. L’ensemble de la procédure « numérisée » devrait pouvoir avoir lieu depuis l’hôpital, et les multiples services saisis automatiquement, sans que les personnes physiques concernées n’aient à intervenir. Idem en cas de décès (Sécurité sociale, fisc, CAF, banques, assurances, etc.), sur une base mutualisée ;
  • Accélérer le déploiement de la biométrie afin de sécuriser les données individuelles et assortir les documents d’une signature électronique (et d’un cachet électronique visible (CEV)). A cette fin, le rapport ne le précise pas mais il faudrait sans doute déployer un système de type « block-chain » afin d’augmenter le degré de sécurité requis;
  • Instituer une réglementation des preuves de vie (pour éviter les fraudes aux décès) : le rapport soulève un mécanisme analogue à celui des avoirs en déshérence en matière d’assurance-vie, avec la mise en place d’une obligation annuelle de preuve de vie. Elle débouche sur une proposition de limitation des durées de vie des cartes vitales (ce qui est contradictoire avec l’idée au contraire d’une « fusion » entre carte vitale et carte d’identité et carte de sécurité sociale européenne E111), dont le coût suppose une durée de vie beaucoup plus longue ;
  • Sécuriser les justificatifs de résidence : ce qui supposerait d’étendre sur le plan national l’obligation de déclaration aux autorités locales selon le droit local d’Alsace-Moselle (inscription domiciliaire) ; au consulat pour les français de l’étranger (il s’agit aujourd’hui d’une simple faculté). Mettre en place un fichier partagé des NPAI (n’habite pas à l’adresse indiquée).

Par ailleurs l’amélioration du RNCPS devrait permettre de déboucher :

  • Sur une participation active des collectivités territoriales et de leurs CCAS/CIAS, mais aussi de Pôle Emploi (notamment s’agissant des données sur le revenu) ;
  • Autoriser des requêtes simultanées afin de disposer d’une « vision » consolidée des droits des bénéficiaires enregistrés ;
  • Faire participer les administrations fiscales au répertoire avec l’octroi d'une habilitation « secret social et fiscal » (cela rentrerait d’ailleurs dans les priorités du gouvernement de centraliser le « recouvrement » entre la DGFiP, les douanes et les URSSAF, mais aussi ici sur le volet « contrôle ») ;
  • Instituer « le principe d’une fiscalisation obligatoire des droits, prestations et allocations versées en espèces » mesure à laquelle la Fondation iFRAP est particulièrement attachée tout comme à la fiscalité des droits connexes, disposition que reprend d’ailleurs le rapport « certaines prestations en nature pourraient également être réintégrées au revenu « taxable » car constitutifs d’avantages en nature[4]» ;
  • Mettre en place une coopération de lutte contre la « fraude sociale » transfrontalière sur le modèle de la fraude fiscale, avec la possibilité d’émettre des demandes d’assistance administrative « massifiées ». De cette façon « une centralisation des prestations sociales sur le RNCPS pour interagir avec les pays frontaliers, faciliterait la coopération » ;
  • Cela supposerait de mettre en place un document commun de prestations sociales en France, permettant ainsi aux bénéficiaires comme à l’administration de disposer d’un recensement exhaustif des prestations allouables (et sur base consolidée individuelle, de faire disparaître le non recours, avec pour le bénéficiaire l’ensemble des dispositifs auxquels il a droit).

Des mesures de coordination sur le plan bancaire afin d’éviter les fraudes les plus classiques (interne ou depuis l’étranger) :

  • Interdire le versement des prestations sociales sur des comptes d'épargne et des comptes à l’étranger (ou uniquement sur des comptes ouverts dans des établissements/succursales français/européens, suivant les types de prestation) ;
  • Interdire le versement du minimum vieillesse sur un compte épargne (et conditionner en cas de demande le déclanchement d’un dispositif de contrôle des ressources) ;
  • Mise en place d’un FICOBA européen/ou négocier l’autorisation d’accès à leur homologue étranger sur la base d’accords bilatéraux ou multilatéraux (afin de contrôler la pluralité des comptes bancaires existants) ;
  • Obliger les petits comptes bancaires ouverts « sans formalisme » à participer au FICOBA (Nickel, Orange, CONFORAMA, etc.) ;
  • Boucler avec un accès mutualisé entre les administrations sociales, pôle emploi et fiscales à la DSN (déclaration sociale nominative) afin de traquer les éventuelles incohérences (risques de fraude à la TVA, entreprises éphémères, escroqueries aux AGS).

Conclusion

Les 31 propositions du rapport d’étape Goulet/Grandjean sont très prometteuses. Elles s’inscrivent dans le droit fil des préconisations de CAP 2022 et des préconisations en la matière de la Fondation iFRAP. Il semble cependant que certaines propositions soient appelées à être transitoires (cartes vitales à durée de vie limitée) afin de basculer sur un dispositif numérique harmonisé et partagé. La lutte contre la fraude sociale aux prestations devra nécessiter un renforcement considérable du partage des données, partage qui en incluant l’administration fiscale devrait également bénéficier au renforcement de la lutte contre le travail dissimulé, la fraude au travail détaché et aux entreprises éphémères. Bref déboucher sur un cercle vertueux, qui pourrait avoir deux conséquences majeures :

  • Faciliter la mise en place d’une allocation sociale unique (en front et en back office) ;
  • Déboucher sur un pendant « social » des avancées « fiscales » en termes de coopération internationale.

[1] https://www.insee.fr/fr/statistiques/2496218

[2] Voir notre note de décembre 2014 : https://www.ifrap.org/emploi-et-politiques-sociales/repertoire-national-commun-de-la-protection-sociale-rncps-avancee

[3] Consulter notre note du 23 octobre 2014 https://www.ifrap.org/etat-et-collectivites/banque-de-donnees-de-la-secu-belge-la-vraie-e-administration.

[4] Ces éléments que nous avons portés notamment dans le cadre de la mise en place d’une allocation sociale unique ne peuvent plus aujourd’hui avec la généralisation du prélèvement à la source, achopper sur le coût induit d’une telle opération (coût de collecte), dans la mesure où la consolidation dans le RNCPS serait effective.