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EDF, RATP, SNCF : la bombe des régimes spéciaux

"Les régimes spéciaux seront fermés" : voilà ce que vient d'annoncer Jean-Paul Delevoye lors de l'annonce de la grande réforme des retraites. Il faut s'en réjouir, à condition que cela ne soit pas une promesse de Gascon. Quelques jours avant, c'est la Cour des comptes qui publiait un rapport sévère sur les trois régimes spéciaux de retraite de la SNCF, de la RATP et d'EDF. Pour rappel, ces régimes nous coûtent chaque année 5,5 milliards d'euros.

Le rapport de la Cour met la pression sur l'exécutif en abordant tous les sujets qui fâchent : financement des régimes spéciaux, avantages des retraités, coût pour les finances publiques et donc pour les contribuables ou pour les consommateurs, gestion des caisses de retraite. Egalement, ce document simule l'impact de la future réforme sur les régimes et montre que des efforts supplémentaires sont à demander aux salariés des entreprises concernées au nom de la "transparence et de l'équité". En filigrane, on devine donc des préconisations qui pourraient être portées aux autres régimes spéciaux et en particulier aux régimes de retraite des fonctionnaires dans le cadre de la réforme générale de notre système de retraite.

En premier lieu, la Cour rappelle que la réforme de ces trois régimes spéciaux a été entamée avec beaucoup de retard, vers 2007-2008, par rapport aux premières réformes intervenues pour les régimes du privé (dès 1993 !) et même celui de la fonction publique. Le souvenir des grèves de 1995 a été tenace. Et encore, ces réformes se sont accélérées sous la pression de l'Europe, le changement de statut des entreprises publiques avec l'ouverture à la concurrence les obligeant à constituer des caisses de retraite autonomes pour gérer les retraites.

Des réformes... systématiquement remises à plus tard

Pour rappel, la définition d'un régime spécial est celle d'un régime préexistant qui a refusé de rejoindre le régime général de Sécurité sociale prévu par le Conseil national de la résistance. La Cour précise que la plupart de ces régimes sont aujourd'hui caractérisés par un déséquilibre économique et le bénéfice d'une... subvention publique pour équilibrer leurs comptes.

Une explication de cette situation tient au calendrier, car la réforme des régimes spéciaux a bien un objectif de convergence avec le régime de la fonction publique (et à plus long terme avec le régime général) mais ce, toujours avec un décalage !

  • L'allongement de la durée de cotisation (réforme Fillon) intervient par exemple à partir de 2004 pour la fonction publique, mais seulement 2008 pour les régimes spéciaux ;
  • Le relèvement des bornes d'âge (réforme Woerth) intervient en 2010 pour le privé et la fonction publique, mais est mis en place seulement en 2017 pour les régimes spéciaux ;
  • Idem pour le relèvement des taux de cotisation salariaux, la fonction publique démarrant sa convergence sur le privé en 2010 mais seulement en 2017 pour la SNCF (les cotisations des IEG et de la RATP étaient facialement plus élevés, elles étaient non concernées par ce rapprochement). Mais la récente hausse des cotisations ARRCO-AGIRC n'a pas été rattrapée par les régimes spéciaux[1] ;
  • Nouvel allongement de la durée de cotisation avec la réforme de 2014 (réforme Touraine) : il faudra 172 trimestres pour les assurés nés en 1973 mais seulement en 1978 pour la SNCF, voire en 1981 pour les agents de conduite.

Autre explication de ces déséquilibres financiers, les réformes longuement négociées ont été acceptées en contrepartie de mesures dites d'accompagnement qui ont pesé sur les comptes des entreprises concernées :

  • EDF : coût cumulé d’ici 2035 de l’ensemble des mesures dites d’accompagnement évalué en 2009 par EDF à 250 M€, les économies produites par la réforme s’établissant à 113 M€ durant la même période ;
  • RATP : La Cour estime l’existence d’un surcoût de la réforme entre 2011 et 2020, les gains cumulés pour la caisse (270 M€ en € 2010) ne compensant pas les coûts cumulés pour la RATP (plus de 300 M€ en € 2010) ;
  • SNCF : La Cour avait estimé, en 2012, que, pour la période 2011-2020, les gains cumulés pour le régime, de l’ordre de 4,1 Md€, étaient inférieurs aux coûts cumulés pour l’entreprise évalués à 4,7 Md€.

Régimes "spéciaux" : mais pourquoi ?

La Cour revient ensuite sur les autres différences des régimes spéciaux, en particulier sur les règles de la réversion, les avantages en nature des retraités ou encore les régimes de prévoyance, mais elle s'attarde surtout sur un point important : les départs précoces. C'est cet avantage qui est la cause principale des surcoûts et qui par ailleurs n'est pas financé.

Comme dans la fonction publique, les métiers pénibles dans les régimes spéciaux sont identifiés et ouvrent droit à un départ anticipé :

L’âge conjoncturel de départ à la retraite est passé de 56,3 à 57,7 ans entre 2007 et 2017 au régime des IEG, de 54,7 à 56,9 ans sur la même période au régime de la SNCF et de 55,1 à 55,7 ans entre 2008 et 2017 au régime de la RATP. L’âge conjoncturel de départ à la retraite reste inférieur dans les trois régimes à ceux de la fonction publique et davantage encore à celui des salariés du secteur privé. En 2017, il était de 59,2 ans à la fonction publique hospitalière, de 61,6 ans dans les collectivités territoriales, de 61,3 ans pour les fonctionnaires civils de l’État et de 63,0 ans au régime général.

Ces écarts ne reflètent pas des différences manifestes d’espérance de vie à 60 ans : l’espérance de vie à 60 ans des hommes est estimée en 2010 à 22,9 ans dans les IEG, 22,1 ans à la SNCF, 22,0 ans à la RATP et, selon l’INSEE, à 22,4 ans au sein de la population française.

Départs plus précoces, espérance de vie identique mais aussi retraites plus élevées : même si la Cour rappelle prudemment que les différences de pensions peuvent être le reflet de différences de qualification, les différences sautent aux yeux :

Source : Cour des comptes.

Entre 2010 et 2017, la pension brute moyenne en équivalent carrière complète des nouveaux retraités a augmenté d’environ 20 % dans les IEG, 10 % à la RATP et 5 % à la SNCF comme pour les fonctionnaires civils de l’État, alors qu’elle a plutôt stagné dans les collectivités territoriales et hospitalières.

Sur le champ des retraités ayant accompli une carrière complète, la pension des retraités de la SNCF et de la RATP confondus est supérieure de 24 % à celle des anciens salariés du privé dans le secteur des transports sur toute la distribution ; elle est en particulier supérieure de 24 % pour la médiane, comme pour la moyenne.

En revanche, les taux de remplacement sont plus resserrés : seul le taux de remplacement en équivalent carrière complète des nouveaux retraités de 2017 de la RATP se détache à 88,0 %, contre 73,0 % à la SNCF et 70,4 % à la CNIEG. Pour la RATP, cela s'explique par des règles de calcul de la retraite qui augmentent le montant de la pension (« pourcentage majorant », attribution de points de nuit). Ces données montrent que pour les retraités ayant accompli une carrière complète, les écarts de taux de remplacement entre salariés de la SNCF ou de la RATP et salariés de sociétés privées de transport sont plus faibles, traduisant probablement selon la Cour, à qualification équivalente, des salaires plus faibles dans le secteur privé des transports conduisant à davantage de bénéficiaires des minima de pension.

Financement en millefeuille 

La prodigalité de ces régimes en comparaison des régimes de la fonction publique ou du privé, nécessite un financement significatif. Ce financement repose sur une organisation complexe et de surcroît différente entre les trois régimes :

Le financement de chacun de ces régimes repose en partie sur des cotisations, dont une partie correspond à un montant équivalent à ce qui aurait été versé sur le fondement des règles des régimes de salariés du secteur privé.

Elles sont constituées d’une part de cotisations salariales et, d’autre part, de cotisations patronales dont le taux est ajusté annuellement afin que le montant total de ces cotisations patronales et salariales soit l’exact équivalent de ce qui aurait été versé sur le fondement des règles des régimes de salariés du secteur privé.

Dans le cas du régime de la RATP, aucune autre cotisation ne vient financer les dépenses non couvertes : les cotisations versées sont égales à celles qui auraient été versées en suivant les règles des régimes de salariés du secteur privé.

Dans le cas des régimes de la SNCF et des IEG, ces cotisations sont complétées par des cotisations patronales supplémentaires venant financer une partie des coûts spécifiques du régime. Les cotisations sont donc au total supérieures de 30 % pour la SNCF et de 70 % pour les IEG à ce qu'elles auraient été dans le privé.

Mais cela n'est pas suffisant et les financements publics doivent abonder les régimes. Ils représentaient 62 % du total des ressources du régime de la SNCF, 59 % de celui de la RATP et 28 % dans le cas des IEG en 2017.

Ils s’élevaient au total à 5,5 Md€. Leur part dans les produits des régimes a augmenté au cours de la dernière décennie (+8 points pour le régime de la RATP, +5 points pour le régime de la SNCF et +2 points pour celui des IEG).

La forme prise par ces financements publics est différente selon les régimes : subvention d'équilibre pour la RATP (681 M€) et la SNCF (3 280 M€), taxe affectée pour les IEG, dite "Contribution tarifaire d’acheminement" (1 509 M€), facturée aux consommateurs finaux d’électricité et de gaz.

Même si les financements publics ont vocation à financer les coûts démographiques qui représentent une fraction parfois substantielle des dépenses de ces régimes (40% pour le régime de la SNCF, 20% pour les IEG, non identifiés pour la RATP), les financements publics servent également au financement des droits spécifiques et en premier lieu des départs précoces : au sein du régime de la SNCF, les analyses menées par le CGefi en 2011 estiment que 60 % du montant des droits spécifiques du régime sont représentés par les départs précoces. Au sein du régime des IEG, les estimations réalisées par la Cour chiffrent le coût des départs précoces à 55 % des droits spécifiques des régimes.

Trois régimes spéciaux et trois modes de financement !

Le régime des IEG 

Jusqu’en 2005, le régime spécial des IEG était financé par les cotisations des salariés et patronales. En 2004, un mécanisme d'adossement a été mis en place avec les salariés du secteur privé. Celui-ci prévoit que la CNIEG verse à la CNAV et à l’AGIRC-ARRCO des cotisations équivalentes à celles que ces organismes percevraient si les personnes affiliées à la CNIEG l’étaient à la CNAV et à l’AGIRC-ARRCO. La démographie du régime des IEG étant plus défavorable que celle des régimes de salariés du secteur privé, une compensation est intervenue sous la forme du versement d’une soulte de façon à ne pas dégrader la situation de ces régimes. De son côté, le financement des droits spécifiques passés et futurs des assurés du régime spécial est pris en charge en partie par les entreprises et en partie par les consommateurs, via la contribution tarifaire d’acheminement.

Le régime de la RATP 

Le rapport de la Cour nous apprend que les pouvoirs publics ont envisagé un temps un mécanisme d'adossement similaire à celui des IEG abandonné faute d'accord avec la CNAV. Du coup, la RATP est la seule à ne pas prévoir de cotisations supplémentaires destinées à financer les prestations spécifiques, la différence entre les cotisations versées en application des modalités de calcul des régimes des salariés du secteur privé et les pensions servies étant prise en charge par la subvention de l’État.

Le régime de la SNCF

Le dispositif distingue les cotisations dues en application des modalités de calcul des régimes des salariés du secteur privé (1ere tranche de cotisation dite T1) et des cotisations supplémentaires ayant vocation à financer certaines spécificités du régime (T2). L'État assure le bouclage financier du régime.

Qu'en conclure ?

En résumé, ces trois régimes spéciaux ont donc tardé à se réformer, ils ont pourtant des dépenses de pensions élevées, essentiellement liées aux départs précoces. Même si pour la SNCF et les IEG, des cotisations spécifiques ont été prévues, ces cotisations sont insuffisantes à équilibrer les régimes et ce sont des financements publics qui viennent en appoint pour l'équivalent de 5,5 milliards d'euros.

On comprend donc que la Cour presse les trois régimes concernés d'accélérer leur convergence compte tenu de leur poids sur le budget de l'État et émet à ce titre une série de recommandations dont notamment :

  • le rapprochement des paramètres de prise en compte de la pénibilité et de l’invalidité avec ceux en vigueur dans le privé dont certains n'ont plus d'autres justifications qu'historiques. "Ainsi, la question des âges précoces d’ouverture des droits gagnerait à être réexaminée de manière à identifier les postes de travail relevant d’une pénibilité particulière" ;
  • l’accélération du rythme de montée en charge de l’augmentation de la durée d’assurance pour les catégories actives et super-actives.

Au-delà de ces préconisations de bon sens, on voit qu'en filigrane se dessinent également des recommandations plus larges, notamment pour... la fonction publique qui est le premier des régimes spéciaux encore existants.

Ainsi, la fonction publique pourrait aussi s'inspirer de certaines mesures mises en place dans les régimes spéciaux : constitution d'une caisse spéciale pour la gestion des pensions, distinction dans le financement et en particulier dans les cotisations entre ce qui relève du coût démographique et des avantages spécifiques au régime, réexamen des catégories actives ou encore cotisations sur les primes (voire comme le propose la Cour pour les régimes IEG, SNCF et RATP, mise en place d'une cotisation sans droit pour financer les droits passés spécifiques du régime de la fonction publique). Après la présentation de la réforme des retraites de Jean-Paul Delevoye, il semble que le gouvernement ait encore jusqu'à la fin de l'année pour réviser sa copie avant la présentation du projet de loi. Le rapport de la Cour tombe donc à point nommé. 


[1] Par ailleurs, la Cour rappelle que les assiettes de cotisation de la SNCF et des IEG sont plus étroites.