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Que doit-on penser du Quantitative easing de Mario Draghi ?

Le président François Hollande l'a révélé lors de ses Vœux aux acteurs de l'entreprise et de l'emploi, le 19 janvier 2015 : « … la Banque centrale européenne va prendre jeudi la décision de racheter des dettes souveraines. Cela va donner des liquidités importantes à l'économie européenne et peut créer un mouvement favorable à la croissance. » Le but explicite est de combattre efficacement la déflation. De fait, les anticipations d'inflation à long terme [1] pour la période 2020/2025 se sont effondrées, passant d'une moyenne de 2,3% ces dix dernières années, à 1,53% aujourd'hui. La manœuvre de la BCE n'est pourtant pas anodine et l'annonce officiellement confirmée aujourd'hui ne portera effet qu'à compter du mois de mars, comme l'avis préjudiciel que rendra la CJUE sur l'étendue du mandat de la BCE autorisé par les traités européens (quant aux limites à apporter au recours aux techniques d'assouplissement quantitatif (ou quantitative easing, QE) [2] via les OMT (Outright Monetary Transaction)). Il faut dire que le risque d'attaque par les marchés financiers se fait de plus en plus pressant, avec celui de taux pesant sur les dettes grecques puis italienne…

En réalité l'annonce que fera Mario Draghi devra porter sur plusieurs points essentiels qui auront nécessairement une implication – du moins indirecte – en matière de finances publiques :

  • Quel sera le montant du QE prévisible ?
  • Quelle sera sa clé de répartition (montage) afin de prendre en compte la position de l'Allemagne et l'opposition de principe du gouverneur de la Banque centrale allemande, Jens Weidmann ?
  • Quelles en seront les conséquences sur le plan budgétaire…

Car il doit être bien clair « que la condition sine qua non est de mettre en face des réformes structurelles crédibles », affirme l'économiste Jean-Paul Betbeze, interrogé sur le sujet par la Fondation iFRAP.

Quel sera le montant du QE prévisible ?

Les débats font actuellement rage dans le microcosme des macro-économistes sur le fait de savoir si l'option d'une politique non conventionnelle de la BCE (Banque centrale européenne) annoncée comme arme d'ultime ressort par Mario Draghi, est une approche pertinente pour combattre efficacement le risque de déflation que subit l'euro-zone actuellement [3]. En réalité pour la BCE elle-même, cette question a déjà été tranchée à la faveur des annonces faites par le gouverneur de la BCE dès l'été 2012, lorsque Mario Draghi avait annoncé un programme d'opérations monétaires sur titre (Outright Montery Transaction) afin de soutenir la monnaie européenne alors attaquée, en se dotant de la faculté de racheter des dettes d'État en quantité illimitée [4] afin de combattre les tentatives de spéculation contre la zone euro et de relancer l'inflation et la croissance de celle-ci.

Par ailleurs, des signes annonciateurs des mesures actuellement évoquées, ont été mises en place à partir de 2014, notamment le recours à des taux négatifs de dépôt pour le placement des liquidités des banques (TLTRO (targeting long term refinancing operations) auprès de l'institution de Francfort, mais aussi le recours aux ABS (Asset Back Securities), permettant de « titriser » les créances des entreprises ainsi que certains prêts résidentiels, afin d'alléger le bilan des banques. Pourtant rien n'y a fait ; la croissance est encore atone et l'inflation très en-dessous des 2% prévus par le mandat de la BCE. D'où la probabilité d'une annonce de QE, sachant que le 25 janvier devrait voir l'extrême gauche grecque (Syrisa) arriver au pouvoir à Athènes… ce qui devrait susciter une réaction hostile des marchés. Enfin, le décrochage du taux plancher de la BNS (Banque nationale Suisse), qui devrait anticiper le QE de la BCE, l'institution suisse ne voulant pas acheter massivement de l'euro pour soutenir sa parité plancher, quitte à faire gonfler démesurément son bilan.

Reste à savoir quelle est véritablement la capacité d'action de la BCE en la matière et les volumes en jeu de son QE.

Elle est en particulier contrainte, semble-t-il, par les limites évoquées par l'avocat général de la CJUE :

  • en effet, si les traités interdisent formellement le financement monétaire des états, ils autorisent les opérations de la BCE sur le marché secondaire, l'action de la BCE doit être prudente, afin d'éviter de renforcer les comportements spéculatifs.
  • Elle nécessite par ailleurs qu'une différence de prix existe entre le marché secondaire et le marché primaire (souscription à l'émission) de dettes, sans quoi la règle de l'interdiction de financement monétaire (direct) des états, serait enfreinte.
  • Par ailleurs, la BCE doit motiver son recours aux mesures non conventionnelles en identifiant précisément les circonstances extraordinaires justifiant leur mise en œuvre. Cette approche plaide pour le recours à une politique d'OMT limitée dans le temps et dans son montant.
  • Enfin, la BCE doit bien évidemment s'abstenir de participer directement au programme d'assistance financière dans le cadre des mesures d'ajustement structurel poursuivies par les états destinataires de ces mesures.

Tout porte donc à croire que les volumes en jeu seront bien inférieurs à ceux des QE mis en place aux États-Unis depuis 2008 où l'on relève un effort de près de 3.000 milliards d'euros injectés (3.500 milliards de dollars). En effet, la BCE s'attache avant tout à augmenter sensiblement le volume de sa base monétaire (monnaie banque centrale), ce qui aboutirait à une augmentation de son bilan d'environ 1.000 milliards d'euros. Pour y parvenir, elle dispose déjà des programmes en cours de rachat d'ABS (Asset back Securities) auprès des banques, ce qui devrait conduire à une augmentation d'environ 400 à 500 milliards d'euros de sa base. Il lui faudrait dans cette hypothèse un programme d'assouplissement quantitatif d'environ 500 à 600 milliards d'euros de plus, ce qui devrait représenter environ 7 à 8,4% des encours de dette de l'ensemble de la zone euro. Les dernières annonces mettent en avant une intervention mensuelle de QE de 50 milliards d'euros/mois, ce qui pourrait permettre à la BCE de déployer son action pendant 10 à 12 mois.

Quelle sera la clé de répartition du QE ?

Dans un article récent, Paul de Grauwe et Yuemei Ji [5] explicitent bien les facteurs qui pourraient conduire à un quantiative easing réussi même du point de vue Allemand, c'est-à-dire sans transfert budgétaire d'un pays membre à l'autre :

  1. L'achat massif de dette publique sur le marché secondaire des titres d'État devrait n'avoir aucun effet « budgétaire » direct ou indirect sur le plan global, car les titres achetés par la BCE auraient vocation à être « neutralisés [6] » dans son bilan [7]. Il est en effet équivalent économiquement de détenir des actifs qui génèreront des intérêts qui seront versés sous forme de dividendes aux pays membres de la BCE au prorata de leur participation au sein de son capital, que de détruire purement et simplement ces titres (sauf sur le plan comptable, puisque le bilan de celle-ci sera accru du montant des acquisitions).
  2. Par ailleurs, afin de respecter le principe d'isolat des achats de titre, il pourrait être spécifié que les titres soient achetés directement par les banques centrales membres de la BCE à concurrence de leurs participations au capital qui se reporterait mécaniquement sur le volume du QE (500 ; 1.000 milliards d'euros), en direction de leurs propres dettes nationales, soit, ce qui reviendrait au même, directement par la BCE sur l'ensemble des dettes des états-mêmes au prorata de leur participation à son capital. Que l'achat soit groupé et fléché ou délégué aux banques membres de la zone, là encore les intérêts perçus par chaque pays pourraient être fonction des titres achetés par sa propre banque centrale, ou par la BCE sur ses propres titres publics. Il n'y aurait donc pas de « contamination ».
  3. En cas de défaut d'un pays membre, la dette rachetée par sa propre banque centrale pour le compte de la BCE dans son ensemble ou fléchée, serait alors écrasée dans les comptes consolidés de la BCE. Les flux de dividendes cesseraient pour le pays en question, sans contamination du reste du bilan de la BCE, ni des autres pays. Les contribuables des autres pays-membres ne seraient pas impactés par le défaut du pays en question sur les titres rachetés dans le cadre du QE, puisque chaque pays assumerait ses pertes.
  4. Les différentiels de taux d'intérêt versés devraient également être fléchés par pays, afin d'éviter en cas de rachat groupé que l'Allemagne par exemple, bénéficie des taux d'intérêts forts versés par les grecs par exemple sur leur propre dette, tandis que ces derniers verraient des intérêts versés minorés à cause de la présence de dettes nationales émises à taux plus bas (Allemagne, France).

Cependant des éléments négatifs subsistent : s'il n'y a pas de mutualisation des risques, le QE pourrait avoir pour effet de baisser encore en pratique les taux des pays les mieux notés par les marchés. L'Allemagne pourrait alors se désendetter encore plus vite, par l'intermédiaire d'une inflation retrouvée et d'une compétitivité encore dopée par l'euro faible. Le QE aboutirait alors paradoxalement dans le meilleur des cas à « doper » la croissance de l'ensemble de la zone euro, mais à favoriser largement les pays les plus forts, tout en aidant également les pays les plus faibles, ce qui pourrait conduire à ne pas réduire les différentiels de productivité intra-zone. C'est d'ailleurs ce que craint Jean-Claude Betbeze : « Attention, le risque est d'avoir un effet très faible sur la Grèce et l'Italie et d'aider en réalité beaucoup plus l'Allemagne que les pays du sud tout en anesthésiant un peu plus la France. »

Bien évidemment toutes les options alternatives sont également sur la table. Le scénario retenu ne peut pas être totalement mutualisé, sinon la diffraction du risque serait maximale, mais les exigences allemandes ne seraient pas du tout respectées, et d'une façon ou d'une autre les contribuables des autres pays européens paieraient. On peut également imaginer plusieurs options hybrides :

  • Une mutualisation des interventions par l'intermédiaire de la BCE seule, permettant une mitigation au moins partielle des pertes en cas de recapitalisation, tout en fléchant pays par pays le versement des intérêts en fonction de la nationalité des titres.
  • Une mutualisation des interventions mais avec ensuite partage des risques entre la BCE elle-même et les banques centrales des états membres en fonction du niveau de risque encouru. Ces dernières portant en propre une partie significative des rachats de titres de leur propre pays.
  • Une modulation des volumes puisque ceux-ci seront paradoxalement d'autant plus importants que la mutualisation sera faible, puisque les risques encourus par la BCE seront structurellement moindres.

Quelles conséquences sur le plan budgétaire ?

Le financement non conventionnel de l'économie pourrait avoir un effet anesthésiant pour les finances publiques françaises. Le gain de croissance issu du QE pourrait améliorer le dynamisme économique et par conséquent les rentrées fiscales et à plus long terme sociales (s'il y a un effet significatif sur le chômage, et en faisant l'hypothèse d'une croissance supérieure à 1,5%), mais cela conduirait à un effet « morphine » renforcé sur la charge de la dette, donc sur la propension de la France à s'endetter. Cela pourrait donc amoindrir les réformes structurelles qui sont pourtant vitales pour notre économie. En effet, l'important pour l'économie française est de développer l'emploi marchand à un niveau tel (4 à 6 millions de travailleurs dans le secteur privé en plus), qu'il nécessite une baisse significative et concomitante de l'emploi public.

Par ailleurs, il ne faudrait pas que les assouplissements annoncés par la Commission dans le cadre du traité de Maastricht (PSC), ne soit le prétexte pour alléger la contrainte sur l'ajustement structurel qui est devant nous. Si un QE bien équilibré pourrait permettre de combattre les effets récessifs de très court terme que ces ajustements pourraient occasionner (car l'ensemble de nos programmes d'ajustement ne sont pas basés sur des effets ricardiens), il ne doit surtout pas servir d'alibi à un relâchement dans la maîtrise de nos dépenses publiques.

Conclusion

La Fondation iFRAP prend acte de la volonté de Mario Draghi de lutter rapidement contre le risque de déflation et le risque d'attaque spéculative des dettes publiques grecque et italienne par l'intermédiaire d'un quantitative easing jusqu'ici inconnu dans la zone euro. Tout va dépendre en définitive, non de l'initiative elle-même, mais du caractère massif de cette intervention (sans doute 500 milliards d'euros) et du caractère ponctuel ou pérenne du dispositif. En effet, en termes de liquidités, l'économie européenne est bien pourvue (baisse de la parité euro/dollar, baisse du prix du pétrole), et le postulat implicite de la mesure est que l'augmentation de la base monétaire va avoir mécaniquement un effet sur la quantité de monnaie en circulation, les banques secondaires se remettant dans ces conditions à prêter [8] ce qui devrait permettre de faire repartir l'inflation.

En tout état de cause, il importe que la mutualisation ne soit pas totale quant à l'achat par la BCE des titres de dette publique. Pour cela il semble que la solution la plus importante soit une mitigation partielle, permettant de conjoindre l'effet massif de souscription et l'augmentation de la base monétaire banque centrale, tout en responsabilisant les pays concernés et leurs institutions financières centrales respectives en fléchant les intérêts perçus sur titre, mais également par une intégration substantielle (revente) des titres ainsi souscrits auprès des banques centrales des pays membres (dans un second temps).

Les points les plus importants sont donc les suivants :

  • Des émissions totales d'environ 500 milliards d'euros pour porter l'augmentation de la base monétaire à près de 1000 milliards d'euros ;
  • Une mutualisation asymétrique permettant de responsabiliser les états membres et leurs institutions financières ;
  • La conditionnalité du dispositif à la mise en place de programmes renforcés et détaillés de réformes structurelles (ce qui pourrait avoir lieu par l'intermédiaire de la revente forcée additionnelle de titres auprès des banques centrales nationales, en cas d'attitude non coopérative) ;
  • Il faut s'attendre à des négociations difficiles, « les négociations entre les pays et la Banque centrale européenne risquent de prendre des mois » avance Jean-Paul Betbeze ; c'est sans doute le prix à payer pour que l'outil de QE reste efficace et accompagne les réformes structurelles sans s'y substituer ni devenir un mécanisme quasi-permanent.

[1] Évaluées à partir des taux d'intérêt des swaps d'inflation européenne.

[2] On se reportera à la communication du procureur général près la BCE

[3] Contra, Thomas Fazi, The case against quantitative easing and for Overt Money Financing (OMF) in the eurozone, 2014

[4] Lire notamment, The ECB's OMT Programme and German Constitutional Concerns, Guntram B. Wolff, in The G-20 and Central Banks in the New World of Unconventional Monetary Policy, p.26 et suiv.

[5] P. de Grauwe, Y. Ji, Quantitative easing in the Eurozone : it's possible without fiscal transfers, 15 janvier 2015,

[6] Et non « stérilisés », car la stérilisation ne permettrait pas une augmentation même indirecte de la monnaie en circulation, ce qui est bien le résultat escompté par l'opération de QE à partir de la base monétaire de la banque centrale en direction des banques secondaires.

[7] Tout du moins en l'absence de revente ultérieure. Il est cependant trop tôt pour affirmer que les titres ainsi rachetés seront détenus jusqu'à maturité par la BCE ou revendus ultérieurement.

[8] Contra mais sans aucun doute inacceptable du point de vue des traités européens, la question de l'approche de type helicopter money, notamment L. Reichlin, A. Turner et M. Woodford, Helicopter money as a policy option Voxeu.org, 20 mai 2013, ou B. Bossone, T Fazi, R. Wood, Helicopter money : the best policy to adress high public debt and deflation Voxeu.org, 01 octobre 2014 , ou de dissociation de la politique monétaire et du crédit public de Hyman Minsky (voir sur ce sujet André Grjebine, La dette publique, et comment s'en débarrasser, PUF, janvier 2015.