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L'utilité de la liste noire des paradis fiscaux

beaucoup de bruit pour rien ?

En inscrivant dans la loi de Finances rectificative pour 2009 [1], en son article 22 le principe d'une liste noire des états et territoires non coopératifs (ETNC), en matière d'échange d'informations fiscales, les pouvoirs publics ont voulu frapper un grand coup dans la lutte qu'ils ont décidé de mener contre l'évasion fiscale et le secret bancaire. L'objectif de la mesure est clair et se décline en deux temps :
- d'une part forcer les pays de la liste grise de l'OCDE à signer des accords d'entraide fiscale avec la France
- d'autre part dissuader les personnes morales et physiques de localiser leurs revenus et bénéfices au sein de ces territoires faiblement imposés.

1) Une liste noire à géométrie variable

Si cette mesure, inédite dans le droit fiscal français [2], [n'est pas nouvelle sur la scène internationale [3]->art1078], l'attitude de la France s'analyse au premier abord comme une tentative volontariste consistant à tordre le bras aux récalcitrants afin qu'ils pressent le pas dans le processus passation des accords.

Cependant dans les faits, l'attitude des pouvoirs publics reste pragmatique [4]. Ne sont stigmatisés que les territoires (au nombre de 18) qui n'ont pas conclu d'accord d'entraide administrative avec la France. Peu importe qu'ils satisfassent aux règles suffisantes pour sortir de la liste grise ou non (voir encadré). Ainsi par exemple ne figurent pas dans la liste française : Andorre (dont l'un des co-souverains est le Président de la République française), les Bahamas (qui n'ont que 10 conventions signées dont l'une avec la France), Vanuatu qui n'a qu'une seule convention d'entraide signée mais avec la France, ainsi que la Malaisie ou l'Uruguay. Opportunément, Hong Kong n'est pas désignée, ni Macao alors que le traitement réservé à ces juridictions devrait être distinct de celui réservé à la Chine elle-même, classée dans la liste « blanche » de l'OCDE [5].

Pas un mot non plus de la situation des îles anglo-normandes classées désormais dans la liste blanche des juridictions fiables après avoir signé un nombre suffisant d'accords d'échange d'informations [6]. D'ailleurs, aucun pays ou territoires européen n'est visé.

Liste noire française
Anguilla (GC) (11) Guatemala (GF) (0) Niue (GC) (0)
Belize (GC) (2) iles Cook (GC) (11) Panama (GC) (0)
Brunei (GF) (8) Iles Marshall (GC) (1) Philippines (GF) (0)
Costa Rica (GF) (1) Liberia (GC) (0) Saint-Kitts-et-Nevis (GC) (9)
Dominique (GC) (1) Montserrat (GC) (2) Sainte-Lucie (GC) (5)
Grenade (GC) (1) Nauru (GC) (0) St Vincent et Grenadines (GC) (8)
Note de lecture : Les 18 pays recensés dans la liste noire française ont été associé à des lettres GC ou GF. Il s'agit de leur inscription au sein de la liste grise (G) de l'OCDE, suivant leur caractère plus ou moins coopérant : GC pour « gris clair » donc coopérant, GF pour « gris foncé » : non coopérant. Enfin un nombre entre parenthèses désigne le nombre d'accords d'échanges d'informations signés.
Qu'est-ce que la liste grise des paradis fiscaux de l'OCDE ?

La liste grise, divisée en liste « gris clair » et liste « gris foncé », rassemble dans ses deux composantes au 10 février 2010 respectivement 19 juridictions off-shore et 6 territoires considérés comme plus réfractaires. Elle s'oppose aux listes noires et blanches. La noire rassemble les pays refusant d'entamer toute négociation d'accords avec les pays tiers en matière d'échanges d'informations fiscales. Elle est vide actuellement. La liste blanche réunit les juridictions qui ont signé un nombre suffisant d'accords et sont donc considérés comme pleinement coopérants. Les territoires recensés dans la liste grise réunissent les juridictions qui se sont engagées à signer des accords d'échanges d'informations administratives en matière fiscales (les fameux IATS pour International Agreed Tax Standard) mais ne l'ont pas encore accompli « substantiellement ». Pour remplir cette condition « substantielle » permettant de pénétrer dans la zone blanche des pays fiscalement « fréquentables », il suffit, pour le territoire désigné, d'avoir officiellement conclu un minimum de 12 accords internationaux d'entraide fiscale. Une formalité que nombre de juridictions qualifiées de « paradis fiscaux » ont rempli en signant le nombre d'accords requis avec d'autres juridictions à fiscalité privilégiée et à secret bancaire renforcé.

Juridictions entrées dans la liste blanche
Accords fiscauxAvec d'ex-paradis fiscauxtaux d'accord avec d'ex-paradis fiscaux
Autriche 15 10 67%
Monaco 13 8 62%
Saint-Martin 13 7 54%
Liechtenstein 13 6 46%
Luxembourg 17 7 41%
Aruba 15 5 33%
Belgique 18 6 33%
Bahreïn 14 4 29%
Antilles néerlandaises 18 4 22%
Singapour 15 3 20%
Suisse 12 2 17%
Iles Vierges britanniques 15 2 13%
Bermudes 16 2 13%
Gibraltar 13 1 8%
Iles Cayman 13 0 0%
Total/Moyenne 220 67 30%

A la lecture du tableau, on remarquera que cette stratégie a été choisie par Monaco (62% de ses conventions conclues avec d'ex-paradis fiscaux), mais aussi Saint-Martin, territoire sous double souveraineté française et néerlandaise. Certains pays membres de l'UE ou « associés » ne sont pas en reste, avec le Liechtenstein (46%), mais aussi le Luxembourg (41%) ou la Belgique (33%).

2) Deux poids deux mesures, la liste traque les flux financiers directs mais pas les indirects

Par ailleurs, la liste hexagonale épargne très largement les grandes entreprises françaises : en effet, 92% des 1500 succursales des entreprises du CAC 40 sont localisées dans des « paradis fiscaux [7] » inscrits dans leur très grande majorité sur la liste blanche de l'OCDE et seules quelques entreprises semblent concernées par la liste noire française à divers degrés : L'Oreal ainsi que BNP-Paribas et les Banques Populaires au Panama (les sociétés bancaires devant se désengager), Air Liquide dans le sultanat de Brunei et l'entreprise Schneider au Costa Rica [8].

Une perspective qui ne doit pas réellement inquiéter. En effet, le nouveau dispositif mis en place par l'article 22 de la loi de finances rectificative pour 2009 est assez souple puisqu'en dépit des majorations qu'il fait encourir [9], la plupart de ces dispositifs dérogatoires supportent la preuve contraire : « Sauf si le débiteur apporte la preuve que ces sommes correspondent à des opérations réelles qui ont principalement un objet et un effet autre que de permettre leur localisation dans un Etat ou territoire non coopératif. » En définitive, c'est une logique de dissuasion des montages simples permettant de localiser les bénéfices off-shore qui résume le mieux la position française. Quant aux personnes morales, l'article 209 B III ter du CGI prévoit une clause de sauvegarde si les revenus proviennent d'une « activité industrielle ou commerciale effective ».

Dans ces conditions, même situés dans des états et territoires non coopératifs, les entreprises françaises bénéficiaires n'auront qu'à démontrer elles-mêmes par tout moyen le caractère effectif et prépondérant de leur activité industrielle et commerciale pour développer leurs activités au sein même des ETNC. Dans le cas contraire, rien n'empêchera les sociétés concernées d'y parvenir indirectement en passant par des territoires agréés (voir infra).

Seuls bémols : le retrait du bénéfice du dispositif des sociétés « mères-filles » dans le traitement des dividendes intra-groupes si la « fille » est située dans une juridiction ETNC ; mais aussi et en lien avec la précédente disposition, la question plus fondamentale de l'inscription et du retrait de la liste noire française. Actuellement le dispositif prévoit un processus de révision annuelle qui débutera au 1er janvier 2011. Mais l'appréciation qui en sera faite par les pouvoirs publics tiendra compte de l'attitude concrète des territoires désignés et non plus des intentions et engagements juridiques contractés. Dès lors il sera théoriquement possible d'inscrire sur la liste noire des pays situés par ailleurs sur la liste blanche de l'OCDE ce qui pourrait avoir des incidences négatives sur les investissements, les stratégies de groupe et les relations diplomatiques économiques. C'est ainsi par exemple que le Chili et l'Uruguay pourraient bien se retrouver l'année prochaine sur le ban des accusés après avoir été épargnés cette année.

Conclusion

En définitive, le dispositif de la « liste noire » française, certes parmi d'autres, contribue à compliquer la vie des « petits fraudeurs » et à déstabiliser par ricochet les juridictions qui jouissaient encore dans l'imaginaire populaire d'un secret bancaire bien établi (Suisse, Liechtenstein, Andorre etc…).

Dans un second temps, il aboutit inéluctablement à conforter les territoires qui peuvent offrir aux candidats disposant des moyens suffisants, des entités étanches et anonymisables comme les trusts et les sociétés écrans domiciliées [10]. Par conséquent, les juridictions « off-shore » de droit romain de type continental et alpestre disposant du traditionnel secret bancaire, se trouvent définitivement distancées par les juridictions exotiques ou latino-américaines qui usent des principes beaucoup plus souples de la Common Law.

A titre d'exemple, on peut citer la survivance aux Seychelles de parts de sociétés au porteur. Or l'archipel est inscrit dans la liste blanche de l'OCDE et satisfait en conséquence pleinement aux exigences de partage d'informations sur le plan fiscal et bancaire. Il sera alors aisé pour une personne physique ou morale d'investir à partir de cette société seychelloise dans un trust situé dans une île anglo-normande à partir duquel le bénéficiaire pourra investir via l'île Maurice et ses 34 (et bientôt 41) traités de non-double imposition (dont le seule traité de non-double imposition avec l'Inde [11]) dans n'importe quel pays du monde, en toute confidentialité.

Le dispositif français est donc d'autant plus limité qu'il ne vise que les investissements directs dans les ETNC, alors que tous les contournements via des territoires agréés sont possibles. Seuls les petits poissons seront dissuadés ou se feront prendre… par contre, comme le dit un dicton africain, "les crocodiles pourront dormir tranquilles".

[1] Loi de finances rectificative n°2009-1674 du 30 décembre 2009, complétée pour ladite liste par l'arrêté du 12 février 2010.

[2] La France n'est pas la première à établir « sa liste » des paradis fiscaux en Europe. En effet il existe d'ores et déjà des listes similaires mises en place par l'Italie, l'Espagne et le Portugal en la matière. D'ailleurs deux d'entr'elles visent des territoires dépendants de la France (plus précisément les statuts fiscaux de Saint-Pierre et Miquelon et de la Polynésie française) d'après les listes portugaises et italiennes.

[3] Voir de façon comparée, afin de bien comprendre les enjeux internationaux de la stigmatisation fiscale, la comparaison entre les conventions fiscales de l'Espagne (Real Decreto 1080/1991), de l'Italie (Decreto 4 maggio 1999), du Portugal (Portaria n.°150/2004 de 13 de fevereiro).

[4] On se reportera avec profit à l'arrêté du 12 février 2010 pris en application du deuxième alinéa du 1 de l'article 238-0 A du CGI, qui dans ses visas, vise l'avis non publié du ministre des affaires étrangères du 14 janvier 2010 en la matière.

[5] D'ailleurs la note de bas de page renvoyant à « Chine » dans la liste remise à jour des signatures des conventions d'entraide administrative (IATS), précise que celle-ci est comprise dans la liste blanche tout en excluant « les régions à administration spéciale » qui se sont engagées à signer les accords d'entraide… sans plus de précision.

[6] Ces territoires définis comme des « dépendances de la couronne », ont signé en mars 2009 3 accords d'échange d'informations : le 23 mars avec Jersey, le 24 mars avec Guernesey et le 27 mars avec l'Île de Man.

[7] Voir le numéro du magazine Alternatives Economiques de mars 2009.

[8] Ces précisions permettent de mieux situer l'importance de l'off-shore dans la stratégie de développement des grandes entreprises françaises : BNP Paribas dispose aujourd'hui de 189 entités dans les paradis fiscaux, tout comme LVMH (140), France Télécom (63), Lagardère (55), Danone (47), Carrefour (32), etc… voir à ce propos l'ouvrage récent de Xavier Harel, La Grande Evasion, le vrai scandale des paradis fiscaux, 2010, éditions Les liens qui libèrent, 316 p.

[9] Non déductibilité des charges pour les activités localisée dans un ETNC, retenue à la source sur les rémunérations versées aux non résidents sauf s'il s'agit de salaires, portée à 50%, tout comme celle payée sur les revenus de capitaux mobiliers ou le prélèvement forfaitaire sur les produits de placement à revenu fixe.

[10] Voir en ce sens dans une prochaine chronique, l'interprétation très juste faite sur les importances respectives des trusts et des sociétés écrans par rapport au secret bancaire classique, par Myret Zaki, Le secret bancaire est mort, Vive l'évasion fiscale !, Favre, Lausanne, à paraître en mai 2010. Selon ses évaluations, les bénéfices pour les évadés fiscaux dans l'usage de ces structures, nécessitent une fortune liquide d'environ 10 millions $ minimum.

[11] Ce qui a permis à Maurice entre 2000 et 2009 de faire transiter sur sa place financière près de 44% des IDE (investissements directs à l'étranger) vers l'Inde, soit près de 40,23 milliards $. Voir l'Echo Austral, n°239, février 2010 p.36.