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Grèce : quand le public refuse la solidarité avec le privé

Le processus d’ajustement budgétaire en Grèce impulsé par la Troïka (Commission européenne, BCE et FMI) a eu des résultats positifs au vu des indicateurs macro-budgétaires (voir la note de Thibault MERCIER, La dette grecque est-elle insoutenable ?) relatifs à l’assainissement des finances publiques helléniques (taux de croissance nominale de 3,3%, excédent primaire attendu de 4,1%, baisse anticipée de la dette publique de 6 points de PIB) avant l’arrivée au pouvoir de Syriza début 2015. Malheureusement, la manière dont ces résultats ont été obtenus n’est pas brillante. C’est tout l’intérêt de l’étude que vient de publier la Fondation Hans-Böckler sous la plume de deux chercheurs grecs Tassos Giannitsis et Stavros Zografakis, Greece : Solidarity and adjustment in times of crisis. Les auteurs n’y vont pas par quatre chemins et ne mâchent par leurs mots : en regardant les comptes nationaux et notamment les revenus des agents économiques entre 2008 et la période 2012-2013 (allant parfois jusqu’en 2014), ils mettent en exergue que la Troïka a trop souvent négocié des accords bancals avec les pouvoirs publics grecs, aboutissant à conforter ces derniers dans une démarche du « deux poids, deux mesures ». En clair, l’impossibilité d’ajuster correctement le périmètre du secteur public, a induit plusieurs effets pervers qui ont renforcé l’effondrement de l’économie grecque et ralenti son potentiel rebond.

  • L’impossibilité de réduire le volume du secteur public (y.c services publics et entreprises publiques), a conduit à se focaliser quasi-exclusivement sur les dépenses de personnel au sens large (rémunérations et pensions) ;
  • La justice grecque s’en est mêlée, aboutissant à une sanctuarisation de la rémunération des agents publics chargés de missions d’urgence ;
  • Des mesures ont été immédiatement prises pour contourner ou sauvegarder les acquis publics, aboutissant à reporter l’ajustement massivement sur le secteur privé ;.
  • Ce dernier a vu une particulière résistance des professions réglementées et des secteurs les mieux protégés (juridiques, armateurs, agriculteurs), aboutissant à faire capituler les pouvoirs publics et à reporter sur les autres catégories socioprofessionnelles la rigueur des mesures d’ajustement ;
  • L’impossible « fiscalisation » juste de l’économie a abouti à un accroissement des inégalités déjà très présentes en termes de revenus avec des efforts fiscaux disproportionnés.

Lorsque le public refuse les ajustements budgétaires, le secteur privé « trinque » 

Si entre 2008 et 2012, le salaire moyen des ménages grecs a reculé de près de 22,6% (passage de 23.100 à 17.900 euros), cet ajustement « par le bas » est très loin d’être uniforme sur l’ensemble des ménages. Que les plus riches subissent une baisse de rémunérations de 17% contre 86% pour les plus pauvres est déjà éclairant sur le dosage des mesures appliquées (bien que les effets propres à la récession soient également présents et accroissent les écarts entre CSP), mais ce qui est surtout étonnant c’est la répartition de l’effort entre le secteur public et le secteur privé. Comme le relève l’étude (p.50), sur la période 2009-2013, la baisse des salaires moyens a été de 19% dans le secteur privé contre 8% dans le secteur public, l’écart entre les deux secteurs atteignant de 35 jusqu’à 43%. Pour atteindre un tel écart, les raisons évoquées par les auteurs sont multiples :

  1. Alors que la législation prévoyait des coupes dans les rémunérations de l’ensemble des administrations et des entreprises publiques, des techniques de contournement ont été mises en place :
    1. Refus des administrations elles-mêmes de mettre en place les coupes budgétaires (désobéissance civile) ;
    2. Compensations : au sein de l’administration d’État, 66.000 agents qui ont été initialement assujettis aux coupes salariales, ont vu ces dernières « neutralisées », par des remboursements allant jusqu’à 1.000 euros/mois sous forme de primes individuelles différentielles (sont en jeux les effectifs des ministères des finances, de la culture et de plusieurs opérateurs de l’État) ;
    3. Des promotions ont également été accordées, aboutissant à une augmentation artificielle du GVT positif (pour reprendre une expression française), aboutissant à accroître encore les différences entre agents publics.
  2. La baisse significative des effectifs de fonctionnaires et d’employés publics s’est révélée impossible : alors que quelques années avant 2009, l’embauche de nouveaux fonctionnaires avait fait grimper les effectifs de +200.000 (sur un effectif total estimé de 760.000 agents en 2010[1]), le gouvernement a refusé de réduire le nombre de postes hors plans de départs volontaires à la retraite (qui ont abouti in fine à renforcer les inégalités de revenus, puisque les nouveaux pensionnés sont partis avec des primes « notionnelles » de départ, majorant le service des retraites payées aux partants). À la clé, entre 2008 et 2014 une augmentation des départs « volontaires » à la retraite de 116.000 agents, soit +48,5%, quand le secteur privé ne voyait une augmentation des départs à la retraite que de 14,1%. Les embauches « clientélistes » survenues peu avant 2009 n’ont pas été totalement compensées par les départs non renouvelés à la retraite intervenue entre 2008 et 2014. Par ailleurs, ces nouvelles places libérées par les partants ont été vues comme des marges de manœuvre pour de nouvelles embauches.
  3. Certains recours judiciaires intentés par les organisations syndicales de fonctionnaires contre les coupes salariales ont été accueillis et validés par les plus hautes instances judiciaires du pays. Ainsi s’agissant des magistrats, des policiers, des militaires et des agents des services de secours, le Conseil d’État grec a jugé qu’il s’agissait de fonctionnaires disposant d’une protection spéciale due à leurs obligations particulières de services publics. Les coupes salariales de 10% dont ils étaient frappés ont donc été annulées, avec effet rétroactif en janvier 2014, impliquant une obligation de remboursement évaluée entre 500 et 650 millions d’euros.

À la rente de situation constituée par le statut, les pouvoirs publics ont ajouté le recours à des méthodes d’évitement qui ont mécaniquement fait porter l’effort d’ajustement sur le secteur privé. Cette tendance a été encore renforcée par le dosage de l’ajustement entre baisse de dépenses publiques et augmentation des impôts.

Un ajustement budgétaire très majoritairement orienté vers une hausse des impôts

Les auteurs le reconnaissent, entre 1994 et 2008 l’écart du niveau des P.O entre la Grèce et les autres pays de l’UE à 15, s’est établie à près de 8 points de PIB. Les experts de la Troïka y ont vu tout naturellement un gisement potentiel de ressources afin de faciliter l’ajustement budgétaire. Dans le même temps le niveau des dépenses publiques sur la même période était en moyenne de 45,8% de PIB contre 47,4% pour la moyenne de l’UE. Les marges de manœuvres semblaient donc moins importantes côté dépenses.

Cette approche initiale « statique » n’a pas été infléchie par une vision « dynamique » du problème. Il apparaissait pourtant que les dépenses publiques étaient responsables à 77% de la dégradation de la situation budgétaire entre 2006 et 2009. Or les pouvoirs publics, de concert avec la task force des experts, ont décidé de porter l’effort d’ajustement à 72,4% sur les recettes. Pourtant, les obstacles se sont révélés nombreux :

  • Certains groupes professionnels particulièrement bien organisés sont restés totalement exemptés de l’effort demandé aux autres branches (on pense notamment aux armateurs, mais les auteurs de l’étude pointent une autre catégorie professionnelle) : ainsi les agriculteurs ont continué à se voir exonérer de l’effort commun, le revenu fiscal déclaré représentant 4,1% du total des revenus moyens, alors que le revenu agricole représente 20% du revenu moyen global. Par ailleurs, ces derniers ont continué de recevoir des subventions agricoles affranchies de toute fiscalisation (ce qui revenait à faire des subventions agricoles de simples compléments de revenus nets pour les agriculteurs grecs). Ces derniers sont parvenus en 2013 à faire échec à une loi remettant en cause ces privilèges fiscaux. Rien d’étonnant alors qu’entre 2008 et 2012, les revenus agricoles constituent la seule catégorie de revenus qui s’accroisse en comptabilité nationale (+26,2%) ;
  • La fraude fiscale reste massive et n’a que très marginalement été endiguée. Le cadastre officiellement en cours de déploiement depuis 2004, EKXA, dont le déploiement est financé par des fonds européens, reste encore inachevé. Un point d’étape réalisé par l’OCDE[2], pointe, que celui-ci n’est achevé qu’à hauteur de 40% en 2015. L’implémentation de la lutte efficace contre la fraude fiscale est donc une entreprise de très longue haleine en Grèce, ce qui a contribué au renchérissement du fardeau fiscal pour les contribuables taxables. Les auteurs ont mesuré que l’accroissement de la pression fiscale sur les plus haut revenus comme sur les plus bas s’est révélé identique, de l’ordre de 1,1 milliard d’euros.

Par ailleurs, s’ajoutent également indépendamment des inégalités générationnelles et de statut, qui vont-elles-mêmes rétroagir sur les inégalités de revenus et in fine sur les inégalités fiscales occasionnées par le renforcement drastique de la pression fiscale :

  • Certaines professions réglementées ont su préserver leurs rentes, malgré la dérégulation impulsée par la Troïka du marché du travail (transport, activités d’ingénierie et professions juridiques, etc.). Ainsi, la pression fiscale est mieux supportée par des secteurs qui se retrouvent désormais encore mieux protégés que les autres, dans un contexte global de flexibilisation. Ils ont su sécuriser leurs revenus, ce qui accroît leur progression dans l’échelle des revenus ;
  • Les retraités s’en sortent également mieux que les autres, en dépit des coupes effectuées sur certaines pensions. Leurs revenus s’apprécient de 12,8% entre 2008 et 2012 (même si le report de l'âge de la retraite de 60 à 65 ans et l'accroissement des carrières incomplètes ont largement accru les écarts entre retraités). À l’effet nombre, s’ajoute l’effet d’aubaine lié aux départs massifs en retraite, ce qui permet à certains de reprendre une activité indépendante, tandis que d’autres bénéficient d’un pouvoir d’achat majoré (fonctionnaires), voire bonifié ;
  • Enfin, afin de mettre plus de souplesse dans le dispositif, un secteur informel consistant a été toléré par les pouvoirs publics, dans le but d’augmenter à court terme l’emploi global effectif. En réalité, cela a entraîné une augmentation de la corruption, a affecté la distribution des revenus et aggravé l’effondrement du système de sécurité sociale (en amoindrissant le produit des cotisations et des charges sociales).

Conclusion

Comparaison n’est pas raison, mais l’exemple grec est riche d’enseignement pour le cas français. La présente étude qui s’intéresse à la distribution des revenus et à la dynamique des inégalités de la population des contribuables grecs, permet de mettre en exergue les erreurs à ne pas commettre en période d’ajustement budgétaire. Par ailleurs, les procédés d’évitement mis en place par les pouvoirs publics grecs afin de dévier les efforts à réaliser sur le secteur privé, montrent à l’envi :

  • L’importance de s’orienter en priorité en période d’ajustement budgétaire sur un ciblage du secteur public, dans son ensemble, au niveau des missions (politiques publiques) et de son périmètre d’intervention, et non simplement en direction de la masse salariale ;
  • La nécessité de faire en sorte que l’ajustement par les effectifs soit la variable à retenir plutôt qu’un ajustement par les salaires et le pouvoir d’achat ;
  • La « mise à la retraite volontaire » pour les agents publics ne doit pas être vécue comme une variable crédible, si elle ne se redouble pas d’une réforme des modes d’indemnisation préalable ;
  • La flexibilité du marché du travail ne peut être obtenue que s’il n’existe plus de secteurs protégés. La lutte contre les rentes doit donc précéder la fluidification du droit social. Y compris sur le plan constitutionnel ;
  • L’ajustement budgétaire ne peut reposer quasi-exclusivement sur les impôts, au risque de fiscaliser à outrance les pauvres, de renforcer les comportements d’optimisation et d’évasion, et in fine de faire exploser les inégalités. La pression fiscale doit être comparable entre les différents agents économiques ;
  • Enfin, il est absurde de fiscaliser une base toujours plus étroite, sur fond de chômage de masse et de trous béants en matière foncière.

La Troïka a tenté de parer au plus pressé, mais se sont les rentes qui en sont sorties gagnantes et leur puissance financière renforcée. Le secteur public qui représente en Grèce le lobby le plus puissant avec celui des agriculteurs et des armateurs est devenu le grand vainqueur de la politique d’ajustement. Or précisément il s’agissait de parvenir au résultat strictement opposé.


[1] Voir le rapport, The Wrong target, how governments are making the public sector workers pay for the crisis, EPSU, 2011. p.14.

[2] Consulter, OECD, Governing the City, 2015, p.124.