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Avons-nous encore le droit de nous fâcher avec la Chine ?

Qui sont les créanciers de la France ? La question peut paraître anodine ; elle ne l’est pas. Il est quasi impossible de répondre aujourd’hui à cette question. Pourquoi n’y a-t-il pas d’information au Parlement sur ce sujet ? Pourquoi les ministres de Bercy, quand on leur pose la question, bottent-ils en touche ? Les retraités du secteur public ont le droit de savoir qui paye leurs pensions. Nos millions d’agents publics ont le droit de savoir par quelles banques centrales étrangères leurs salaires sont payés.

Cette tribune a été publiée dans les pages du Monde, le samedi 20 novembre. A voir, en cliquant ici.

Les Français pensent que la Banque centrale européenne (BCE) achète toute la dette émise par la France. Ils se trompent car, sur les 400 milliards d’euros environ de dette publique émis par an par la France en 2020 et 2021, la BCE n’en rachète qu’environ la moitié. Une très large part nous est prêtée par le reste du monde.

Le dernier chiffre publié en septembre par l’Agence France Trésor est de 49,5 % de la dette publique française négociable détenue par des non-résidents. Mais selon le ministre des comptes publics, dans une intervention dans l’hémicycle de l’Assemblée nationale, le 22 mars, les investisseurs étrangers « représentent toujours 65 % des détenteurs de la dette française une fois retraité cet effet d’optique lié à la politique monétaire de la BCE ».

Si l’on en croit des chiffres qui circulent à Bercy, de l’ordre de 250 à 300 milliards d’euros de dette française seraient détenus en Chine. Ce chiffre est-il proche de la réalité ? Difficile à dire, mais cela pose question, sachant que le volume de titres détenus par les non-résidents est d’environ 1 300 milliards d’euros (la moitié en zone euro).

L’arme de Pékin

Certes, la Chine possède aussi plus de 1 000 milliards de dollars de dette publique américaine (soit un peu moins de 4 % de la dette américaine d’avant la crise du Covid-19), ce qui fait dire à certains que cette créance est une arme dans les mains de la Chine pour négocier avec les Etats-Unis. Que dire alors pour la France ? Avons-nous encore le droit de nous fâcher avec la Chine ? C’est une vraie question. Même les pays les plus endettés, comme le Japon ou l’Italie, prennent bien soin de ne pas trop internationaliser leurs dettes, avec 14 % pour le Japon et 30 % pour l’Italie au dernier trimestre 2020. Et les Etats-Unis ont seulement 24 % de leur dette publique détenue en dehors de leurs frontières, toujours à fin 2020.

La France vogue actuellement vers les 3 000 milliards d’euros de dette publique. Nous serons à 2 950 milliards d’euros de dette fin 2022. Les niveaux de financement et de refinancement de la France risquent de devenir plus problématiques à partir de 2023, avec environ 180 milliards d’euros de dettes anciennes arrivant à échéance cette année-là. Simultanément, la BCE devrait petit à petit réduire la voilure de ses rachats de dettes publiques. Francfort a d’ores et déjà annoncé un « ralentissement » à venir de ses rachats d’actifs.

Arrêtons de parler uniquement de souveraineté économique et d’actifs stratégiques en ne pensant qu’aux entreprises et en oubliant le passif de l’Etat français. La souveraineté financière de la France est en jeu. Que ferons-nous, alors même que l’inflation s’installe pour durer, quand nous serons au pied du mur de la dette avec des taux bien plus élevés et une équation financière intenable pour nos finances publiques ? Ne vaut-il mieux pas anticiper ?

Le coup de patte de Bercy

Bien évidemment, il est tentant de considérer que la très grande liquidité de la dette française et son internationalisation sont des atouts importants pour la qualité de la signature française. Mais cet optimisme relève d’une approche de court terme. La question de la « soutenabilité » de la dette française, mais aussi celle de la souveraineté de la France, sont devant nous. C’est donc dès maintenant que nous devons limiter l’internationalisation de notre dette publique.

En partant de l’adage dangereusement cocardier qui consiste à dire « nous avons les déficits de l’Italie et les taux d’intérêts de l’Allemagne », la France a laissé dériver ses finances publiques. Notre Parlement doit être beaucoup plus informé qu’il ne l’est sur les détenteurs de la dette française par des institutions et des investisseurs étrangers. Il dispose d’un pouvoir d’enquête potentiellement plus étendu en la matière que celui de l’Agence France Trésor ou de la Banque de France auprès des organismes de compensation.

Afin de pouvoir y répondre en toute connaissance de faits, il faut un débat public à l’Assemblée nationale et au Sénat sur les sujets suivants : quelles sont les banques centrales étrangères qui détiennent de la dette française ? Quelles sont les nationalités des principaux détenteurs d’obligations publiques ? Au Sénat, un amendement demandant au gouvernement la communication des détenteurs de plus de 2 % de notre dette au 31 décembre de chaque année avait été adopté dans la proposition de loi sur la modernisation de la gestion des finances publiques. Même imparfait, l’amendement soulevait un sujet crucial. Au lieu d’être amélioré, il vient d’être tout bonnement supprimé. On sent bien là le coup de patte de Bercy…

Il faut dire que nous sommes dans un curieux système qui protège les détenteurs de passifs (publics et privés), mais traque les détenteurs d’actifs. Pourquoi ne pas créer, en quelque sorte, un « Tracfin » de la dette publique. Bercy doit faire la lumière sur ceux qui, en achetant notre dette, détiennent de facto une partie de notre avenir. C’est une question de finances publiques, mais aussi de souveraineté et de liberté géopolitique.