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Mineurs étrangers isolés : les angles morts de la gestion

La Cour des comptes vient de rendre à 6 mois d’intervalle deux référés importants : le 1er du 22 avril s’agissant de la gouvernance nationale de la protection de l’enfance ; le 2nd du 8 octobre 2020 s’agissant de la prise en charge des jeunes se déclarant mineurs non accompagnés (MNA). Le moins que l’on puisse dire c’est que l’on à affaire dans les deux cas, le second étant enchâssé dans le 1er, à des politiques nationales et déconcentrées qui sont gravement déficientes voir laissées à la dérive. Le problème donc spécifique des MNA, de leur protection mais aussi de leur sélection, se pose donc, alors même que cette question a pu interférer avec la question terroriste lors du récent attentat devant les anciens locaux de Charlie Hebdo en septembre dernier. Il est donc plus que temps que les pouvoirs publics se saisissent des angles morts du dossier afin de « sécuriser » le traitement des MNA et d’en tirer les conséquences qui s’imposent pour les autres.

Les MNA, une difficulté spécifique dans une politique mal-intégrée

La protection de l’enfance concerne aujourd’hui 300.000 mineurs, dont 50% est placée en dehors du domicile familial, ainsi « qu’un peu plus de 20.000 jeunes majeurs ». Les départements financent l’essentiel de ces décisions de protection ainsi que la majorité des décisions ordonnées par la justice. Les dépenses consacrées à cette politique de protection spécifique s’élèvent pour les départements à 8,3 milliards d’euros en 2018 en hausse de 21% depuis 2010 et de 57% depuis 2000. Mais cette compétence n’est pas totalement décentralisée : l’Etat conserve cependant des responsabilités importantes en la matière ne serait-ce que pour arrêter des stratégies nationales, assurer une certaine coordination avec d’autres politiques non décentralisées (Santé, Education, Justice[1]). Dans ce cadre les MNA (mineurs non accompagnés) qui demandent aux pouvoirs publics une prise en charge au titre de la protection de l’enfance voient leur nombre exploser : de 1.747 en 2003 ils sont près 28.000 jeunes reconnus tels en 2018 (pour 50.000 demandes). Un chiffre d’admission au statut en baisse en 2019 à 16.760.

Dans son référé du 8 octobre 2020, la Cour des comptes ne mâche pas ses mots : « L’enquête menées en 2019 et 2020 (…) dresse un panorama critique des conditions d’accueil, d’évaluation de la minorité et de la prise en charge de ces jeunes. Celles-ci présentent une grande hétérogénéité selon les territoires et , dans plusieurs d’entre eux, ne correspondent pas aux objectifs et aux prescriptions qui s’attachent à la protection des enfants. »

Mais comme on l’a vu plus haut en tant que politique semi-décentralisée, les carences de l’Etat sont elles aussi importantes : « De surcroit, l’intervention croissante de l’Etat, qui apporte un concours opérationnel et financier aux départements, présente des carences majeures en termes de suivi statistique, de réduction des inégalités territoriales et d’évaluation des dispositifs mis en œuvre localement. » Ce qui devrait nous amener à observer très précisément la stratégie nationale de prévention et de protection de l’enfance pour la période 2020-2022 arrêtée le 14 octobre 2019[2] dont le seul objectif relatif aux MNA se traduit par l’amélioration de leur intégration sociale et professionnelle lorsqu’ils atteignent les 18 ans.

Les carences de l’Etat dans l’animation de la politique de protection de l’enfance

La DGCS (direction générale de la cohésion sociale) du ministère des solidarités et de la santé dispose d’après la Cour des comptes « des moyens limités et faiblement opérationnels pour animer la politique de protection de l’enfance. » Elle dispose du CNPE (conseil national de la protection de l’enfance) créé par la loi du 14 mars 2016 chargé d’améliorer la gouvernance de cette politique mais « quatre ans plus tard, la situation ne s’est pas améliorée, voire s’est aggravée. » Chargé de la coordination des acteurs, placé auprès du Premier ministre, cet organisme « s’est vu confier de nombreuses missions qui empiètent sur le champ de compétences d’acheteurs préexistants (…) et il a été doté de moyens insuffisants. »

Même constat pour le Giped (Groupement d’intérêt public Enfance en Danger) qui associe l’Etat, les départements et les associations. En particulier l’ONPE (observatoire national de la protection de l’enfance) l’une de ses sous-composantes, « ne parvient pas à remplir sa mission de produire des données sur les parcours des enfants protégés. » S’y ajoutent des tensions avec la DGCS sa tutelle, une fusion inaboutie avec l’AFA (Agence française de l’adoption)… alors même que ses compétences doublonnent avec ceux de la DREES (direction de la recherche, des études et de l’évaluation statistique) relevant du ministère qui n’y consacre que 1,5 ETP (et ne mène que 2 enquêtes statistiques/an). En conséquence l’ONPE qui doit produire des données d’observations individuelles et longitudinales pour reconstituer les parcours des enfants en protection bénéficiant d’une mesure ou d’une prestation reste inabouti et ce, depuis 12 ans. Avec « une insuffisance des remontées des départements en quantité comme en qualité. »

L’Etat qui en la matière se préoccupe de l’édiction des normes en direction des départements (chefs de files au niveau local) n’a aucun moyen de s’assurer de leur bonne déclinaison au niveau local, jusqu’aux travailleurs sociaux. L’évaluation des établissements accueillant des enfants protégés n’est pas confiée à la DGCS mais à la HAS (Haute autorité de santé) et ce, depuis 2019. La stratégie de protection de l’enfance 2020-2022 propose de fusionner toutes ces instances : CNPE, AFA, Giped, CNAOP. Pour la Cour, il faut aller plus loin :

  • Regrouper auprès de la Drees l’ensemble des moyens statistiques humains et financiers en la matière ;
  • Confier le HCFEA (haut conseil de la famille, de l’enfance et de l’âge) la fonction consultative du CNPE.
  • Créer un opérateur national unique ;
  • Mettre en forme (comme le prévoit la stratégie nationale 2020-2022) par les préfets de département une stratégie de contractualisation avec les conseils départementaux ;
  • Créer un référent « protection de l’enfance » national et des correspondants dans les différents services déconcentrés ;

La Fondation iFRAP propose que cette question soit intégrée aux négociations renouvelées des pacte de Cahors, afin qu’il soit possible d’assurer une harmonisation effective des politiques territoriales menées.

En pratique, il appartient au Président du Conseil départemental de mettre à l’abri les jeunes sollicitant leur prise en charge (la majorité, plutôt que leur détection par les services spécialisés). Ces derniers sont alors signalés à la DPJJ (direction de la protection judiciaire de la jeunesse) du ministère de la Justice qui émet une proposition d’orientation vers un département. En 2019, 45% des jeunes reconnus mineurs, sont pris en charge par un autre département que celui qui a procédé à leur évaluation (point d’entrée).

Une grande hétérogénéité dans les reconnaissances de minorité

D’après le Conseil constitutionnel dans sa décision du 21 mars 2019, « tout jeune se présentant comme mineur isolé est présumé l’être tant que l’évaluation administrative de sa situation n’est pas terminée. » Il doit donc être mis à l’abri, l’évaluation devant intervenir dans les 5 jours. L’opération est importante parce que :

  • Soit les jeunes sont reconnus mineurs, et donc pris en charge et accompagnés avec à terme la possibilité de se voir proposer la nationalité française ;
  • Soit ils sont majeurs et en situation irrégulière et ont vocation à quitter le territoire national sauf s’ils déposent une demande d’asile ou d’une admission exceptionnelle de séjour ; On relevait en 2018 près de 35.793 rejets (même si plusieurs tentatives dans des départements différents faussent les statistiques).

A ce stade plusieurs difficultés se posent :

  • Tout d’abord comme l’a rappelé le Conseil constitutionnel dans sa décision du 21 mars 2019, c’est l’évaluation administrative qui prime sur les examens densitométriques de la médecine légale[3] : le législateur « a exclu que ces conclusions [des examens radiologiques] puissent constituer l’unique fondement dans la détermination de l’âge de la personne. » Ainsi les magistrats doivent « apprécier la minorité ou la majorité [d’une personne] en prenant en compte d’autres éléments ayant pu être recueillis, tels que l’évaluation sociale ou les entretiens réalisés par les services de la protection de l’enfance. »
  • Ensuite que le « doute » doit profiter à la qualité de mineur de l’intéressé. On peut donc avoir un individu reconnu biologiquement majeur (avec les marges d’erreurs qui existent) mais administrativement mineur.
  • Des départements ont institué « sans base légale » une pré-évaluation sous la forme d’un entretien préalable à l’orientation, avec possibilité de refus de prise en charge (ce qui contrevient à la présomption de minorité) ; Quelques départements font systématiquement appel à une expertise médico-légale (alors que la politique actuelle vise à en restreindre l’usage) ;
  • Par ailleurs, plusieurs départements d’accueil vis-à-vis des évaluations réalisées par d’autres départements d’arrivée (point d’entrée), procèdent à une réévaluation, avec demande à l’autorité judiciaire de nouveaux examens radiologiques osseux (parfois dans 70% à 90% des cas).

Des effets en cascade

L’hétérogénéité des pratiques aboutit à des effets de bord considérables :

  • Les délais de 5 jours pour l’expertise de minorité ne sont pas respectés. En conséquence « dans plusieurs départements, cette mise à l’abri » qui s’effectuait dans les locaux de la protection de l’enfance jusqu’en 2016, débouchent aujourd’hui sur des nuitées hôtelières dont les coûts sont exorbitants[4].
  • La pluridisciplinarité et les collégialités de l’évaluation ne sont généralement par respectées dans les départements qui la réalisent en interne ;
  • Il a fallu atteindre la loi du 10 septembre 2018 (article 51) pour que l’Etat mette en place une application d’appui à l’évaluation de minorité (AEM) permettant de recouper les données biométriques des demandeurs avec le fichier Visabio (demandes de visa) et à celui relatif aux titres de séjour (Agdref). Or pour le moment des trous dans la raquette existent puisque seulement 77 départements ont adhéré à l’AEM fin 2019. Certains s’y opposant catégoriquement.
  • Par ailleurs d'autres angles morts sont identifiés puisque 14% des décisions judiciaires de placement sont réalisées en appel contre la décision de refus des présidents de département ou en saisine directe par les demandeurs.
 

Les carences de l’Etat s’agissant des MNA 

Les carences susvisées s’agissant de la protection de l’enfance se répercutent au niveau du suivi de la politique des MNA par les services ministériels centraux. On assiste ainsi à une absence de suivi statistique et de connaissance des jeunes concernés.

  • Les demandes d’ASE via l’agence des services de paiement sont non fiables car les demandes peuvent être multiples (majeurs) ;
  • Les données d’évaluation des déboutés ne sont pas conservées ;
  • Les demandes de placement d’office par le juge des enfants ne sont pas intégrés (pas de recoupement avec les statistiques du ministère de la justice) ;
  • Le dispositif confié à l’ASP (agence des services de paiements) n’est pas rigoureux : les demandes de paiement présentées par les départements ne sont pas normalisées et peuvent intervenir jusqu’à 1 an après la date de mise à l’abri et des évaluations concernées. Il n’existe de dispositif de contrôle que depuis la mi 2019 et il ne porte que sur 5 à 10% des paiements. La participation financière de l’Etat en direction des départements est donc peu contrôlée alors qu’elle représente près de 162 millions d’euros pour 2020.

Conclusion

La politique de protection des mineurs isolés démontre à l’envi et jusqu’à son paroxysme les affres d’une politique publique partiellement décentralisée. La tutelle ne parvient pas à animer effectivement son propre réseau ni à faire respecter par les acteurs locaux ses arbitrages. Les acteurs locaux se méfient réciproquement les uns des autres, tandis que les réponses ad hoc augmentent l’hétérogénéité des situations, les demandes abusives, et les risques de fraudes. Il faudra attendre la publication du décret du 23 juin 2020 pour que l’on puisse « moduler le versement de la contribution de l’Etat en fonction de l’utilisation d’AEM par les départements. » Au plan national, la faible qualité des remontées statistiques et les recouvrements de compétences entre le ministère des solidarités et de la santé et celui de la Justice ne permettent pas d’aboutir à une vision fiabilisée et consolidée du phénomène des MNA. Par ailleurs, la faible qualité des états civiles d’origine des publics destinataires empêchent à beaucoup de MNA devenus majeurs l’attribution d’un titre de séjour leur permettant de se maintenir sur le territoire français. Cela explique bien que depuis 2014, 90% des demandeurs d’ASE soient âgés de 15 ans au plus, on obtienne un différentiel important entre 33.985 mineurs orientés entre 2014 et 2017 contre 16.918 demandes de séjour entre 2016 et 2019. Le différentiel rentrant dans la clandestinité.

L’urgence est donc de simplifier la coordination au niveau national avec la mise en place d’un suivi statistique pertinent. Par ailleurs la contractualisation entre l’Etat et les collectivités en la matière doit inclure des pénalités financières. La contribution de l’Etat en fonction du déploiement d’AEM est une bonne mesure, mais elle mériterait d’être étendue au suivi statistique et à l’harmonisation des pratiques. Enfin, plus largement l’interfaçage d’AEM devrait être interconnecté avec le RNCPS afin d’être intégré à un dispositif pertinent de lutte contre la fraude sociale.[5]

Enfin, la situation est juridiquement très compliquée par la décentralisation. En effet aucune recentralisation de la gestion des MNA n'est envisageable. Comme l'évoque la Cour, "Confier la compétence de protection des MNA à l’État, ou même seulement l’évaluation de minorité et d’isolement, reviendrait à opérer un partage de compétence selon que les enfants sont français ou étrangers [s'agissant de la compétence de protection de l'enfance], ce à quoi s’oppose la convention internationale des droits de l’enfant signée par la France le 26 janvier 1990." Puisque la recentralisation semble impossible à raison des engagements internationaux de la France, et qu'elle incluerait en outre une recentralisation également des personnels départementaux dédiés, seule une conventionnalisation exigente avec les départements est une voie juridiquement praticable.


[1] Il faut d’ailleurs s’interroger sur le manque d’ambition en la matière de la loi 4D, qui finalement ne devrait pas – pour cause de crise économique – s’attaquer à un nouveau volet de décentralisation. Voir par exemple, Acteurs publics, https://www.acteurspublics.fr/articles/projet-de-loi-decentralisation-la-revolution-naura-pas-lieu

[2] https://solidarites-sante.gouv.fr/IMG/pdf/dossier_de_presse_-_strategie_nationale_de_prevention_et_protection_de_l_enfance_vf.pdf#page=38

[3] https://www.lemonde.fr/societe/article/2019/03/21/le-conseil-constitutionnel-valide-les-tests-osseux-pour-les-jeunes-migrants_5439373_3224.html

[4] Voir toutes politiques confondues en Île-de-France, 1 millions d’euros/jour. Voir https://www.leparisien.fr/info-paris-ile-de-france-oise/ile-de-france-la-crise-du-logement-coute-a-l-etat-un-million-d-euros-par-jour-en-frais-d-hotel-31-12-2020-8416729.php, ainsi que le rapport du Sénat de 2019 sur l’hébergement d’urgence, https://www.senat.fr/rap/r18-614/r18-614_mono.html#toc46; sur les effets induits comme l'impossibilité d'interdire le regroupment familial même en cas de crise Covid, voir le dernier arrêt du Conseil d'Etat en la matière https://www.lepoint.fr/politique/regroupement-familial-en-raison-du-covid-le-conseil-d-etat-suspend-la-decision-de-l-executif-22-01-2021-2410696_20.php

[5] https://www.ifrap.org/emploi-et-politiques-sociales/recuperer-les-20-milliards-de-la-fraude-sociale-les-solutions