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Mayotte : comprendre la crise

La situation de Mayotte, 101ème département français est très préoccupante. Elle l’est à plusieurs titres : sur le plan intérieur comme sur le plan de la politique internationale. Ces deux dimensions s’imbriquent fortement et expliquent l’avancée très heurtée des négociations pour porter solution à la crise insulaire actuelle. Le 2 avril dernier, le nouveau préfet de Mayotte, Dominique Sorain, a publié une note d’intention afin de circonscrire la négociation. En substance le préfet de Mayotte :

  • Confirme que le statut du département de Mayotte au sein de la République française, n’est en aucune manière remis en cause par le Gouvernement ;
  • S’engage à ce que la plate-forme de revendications, qui lui a été remise ce jour, soit prise en compte pour l’élaboration du futur plan de développement de Mayotte qui sera présenté à la fin du mois d’avril […]
  • Affirme que la sécurité des Mahoraises et des Mahorais constitue une priorité de l’action de l’État et décide la mobilisation totale et immédiate des services de police et de gendarmerie ;
  • Affirme que la lutte contre l’immigration clandestine est une priorité et sera intensifiée (…) ;
  • S’engage à relancer l’ensemble des procédures relatives aux constructions illégales sur le département (...) »

Des tensions intérieures : insécurité et une économie toujours très dégradée

Sur le plan intérieur, l’exaspération en matière de sécurité des biens et des personnes (y compris dans les enceintes scolaires), d’immigration illégale continue et d’atonie économique, ont débouché sur des émotions populaires très vives depuis le 28 février dernier, conduisant au blocage de la circulation sur l’île. Des négociations très tendues s’en sont ensuivies dès le 12 mars avec le déplacement de la ministre des Outre-mer Annick Girardin sur place ; discussions finalement rompues le 13, l’intersyndicale et le collectif des citoyens n’ayant pas agréé l’accord de principe, sur fond de dépassement des négociateurs par leur base militante. Ensuite, fait rarissime, la nomination du propre directeur de cabinet de la ministre (Dominique SORAIN) à compter du 29 mars en tant que préfet de Mayotte, afin de renouer les fils du dialogue et de trouver enfin une issue à la crise.

Sur le plan économique, la situation est critique. Dans une note de 2016[1], la Fondation iFRAP mettait en avant un triptyque particulièrement délétère pour le développement économique de l’île avec notamment un chômage important avec un taux de chômeurs et d’inactifs souhaitant travailler (le fameux halo du chômage) de 34,1% en 2015 d’après la Cour des comptes. Sur cette variable, le rapport annuel 2016[2] de l’IEDOM n’est malheureusement pas rassurant du tout… la situation semble s’être dégradée au premier abord. En effet si l’on retient le taux de chômage stricto sensu, celui-ci passe (alors que le halo des personnes éloignées de l’emploi mais souhaitant travailler est structurellement fort) de 23,6% en 2015 à 27,1% en 2016, passant devant la Réunion qui descend quant à elle de 23,6% à 22,4%. Mais si l’on considère la prise en compte du halo (-5,1%), celui-ci semble diminuer entre 2015 et 2016, si bien que le total sur l’ensemble de la population active baisse plutôt passant de 34,1% à 31,6%. La comparaison en valeur absolue permet de conclure qu’il s’agit d’un phénomène largement substitutif (et non de personnes passant de la catégorie « souhaitant travailler » à « ne souhaitant pas travailler »). Les dernières statistiques INSEE provisoires sur le sujet[3], pour le 2nd trimestre 2017 confirment la tendance observée, avec un chômage qui baisse pour s’établir à 25,9% et avec l’effet du halo à 29%, soit un repli accru de 2,6 points.

Ces performances sont cependant toujours atypiques et très mauvaises, d’autant qu’en face, l’offre d’emploi est particulièrement peu soutenu. Pôle emploi comptabilise 1.673 offres d’emploi en 2016, soit un repli de 24,7% par rapport à 2015, alors même que cette année-là l’offre d’emploi était elle-même en repli de 7,6% par rapport à 2014. Comme l’expose l’institut « le nombre d’offres d’emplois enregistrées reste faible au regard du nombre de chômeurs et d’inactifs en recherche d’emploi. Le travail clandestin, toujours répandu à Mayotte, constitue probablement un frein à l’enregistrement des offres d’emplois et à la constitution des dossiers de demande d’emploi auprès de Pôle emploi. Malgré l’intensification des actions de contrôle (…), le travail clandestin touche tous les secteurs d’activité (…) et se nourrit principalement de la forte présence d’étrangers en situation irrégulière, main-d’œuvre bon marché pour certains employeurs. » Il faut souligner qu’avec une population mahoraise d’origine comorienne à hauteur de 42% (INSEE 2015[4]), l’interpénétration des différentes communautés est très importante, favorisant l’émergence de ces pratiques illégales qui aboutissent à une minoration artificielle de l’offre d’emploi.

Par ailleurs, il existe de multiples entreprises « informelles », estimées en 2015 à 5.259, contre 2.360 entreprises dûment enregistrées (hors secteurs agricole et financier). Les entreprises « informelles » représentent donc 2/3 des entreprises résidentes à Mayotte, pour une valeur ajoutée négligeable de 54 millions d’euros contre 525 millions pour les entreprises déclarées[5].

Les dernières données disponibles mettent en évidence une stagnation par rapport à 2013 s’agissant de la valeur ajoutée marchande (524 millions[6]).

Symétriquement le secteur public augmente inexorablement son poids dans le PIB. Ainsi entre 2005 et 2013 (dernières données disponibles), la part du secteur non-marchand passe de 49,4% à 50,8% dans la VA totale, soit 882 millions d’euros. On constate par ailleurs des emplois aidés majoritairement situés dans le secteur public, ce qui explique les améliorations du taux de chômage. On relève ainsi que les mesures d’aide à l’emploi (contrats CAP (privé) et contrats CUI et CIVIS (public) démontrent entre 2015 et 2016 des dynamiques inversées : -30,1% pour les contrats dans le secteur marchand, mais +2,2% dans le secteur non-marchand. Par ailleurs, les effectifs restent particulièrement forts en dépit là encore d’un manque de statistiques et en contradiction flagrante avec les injonctions, notamment s’agissant de la masse salariale départementale de la Chambre régionale des comptes. Avec pour le seul département de Mayotte des dépenses de personnel à hauteur de 45% des dépenses, en contradiction avec les propositions de la CRC dans le cadre du Budget 2017[7]).

Enfin, l’export ne se porte pas mieux. En effet, le taux de couverture (part des exportations sur les importations) bien que structurellement déficitaire (ce qui est le cas de tous les DOM) est significativement bien plus faible qu’ailleurs. Pour 2016, celui-ci représente 2,2% contre 2,4% en 2015, contre 5,6% en 2016 pour la Réunion.

Des tensions extérieures avec les Comores

Sur le plan des relations extérieures, les échanges diplomatiques sont très tendus entre la France et la République des Comores toute proche (Grande Comore, Anjouan, Mohéli), avec pour le moment une pièce en quatre actes : une immigration clandestine massive de Comoriens à des expulsions du territoire, se manifestant par l’envoi de bateaux de retour en direction de l’archipel Voisin (1er acte). Plus prosaïquement, le 21 mars 2018, le Gouvernement comorien refuse l’accostage du Gombessa (convoyant 93 ressortissants comoriens), et le contraint à faire demi-tour. Les autorités locales font alors valoir l’absence d’accord d’extradition avec la France, leur donnant une certaine marge d’appréciation. Ils décident de publier une circulaire précisant que « pour des raisons de sûreté et de sécurité, il est interdit aux compagnies maritimes et aériennes (…) d’embarquer à destination des autres îles sœurs toute personne considérée par les autorités qui administrent Mayotte comme étant en situation irrégulière, et ce jusqu’à nouvel ordre » (acte 2). Dans un troisième temps, le 26 mars l’ambassadeur des Comores en France est convoqué au ministère des Affaires étrangères et dans la foulée, la France décide de suspendre la délivrance de visas aux titulaires de passeports diplomatiques ou de service des Comores. Quatrième temps, le 1er avril, le Gouvernement comorien assure être en capacité de pouvoir rompre les accords monétaires (franc comorien) et de défense (assistance militaire) et envisage de se rapprocher de la Russie.

Contrairement à ce que les résolutions (non contraignantes) adoptées à l’ONU pour contraindre la France à « rendre Mayotte aux Comores » pourraient laisser à penser superficiellement (près de 20 résolutions adoptées par l’Assemblée générale entre 1973 et 1994), la situation juridique française n’est pas du tout faible s’agissant du statut de Mayotte.

Tout d’abord sur le plan constitutionnel, le conflit de l’autorité entre l’effet juridique d’un traité et la Constitution a été clairement tranché en droit interne par deux jurisprudences devenues classiques du Conseil d’Etat et de la Cour de Cassation s’agissant de la Nouvelle Calédonie, les arrêts Sarran (CE, 30/10/1998) en matière de droit public et Fraisses (CCass, Ass, Plén, 02/06/2000).

Elles affirment toutes les deux le principe de supériorité de la Constitution sur les traités internationaux, sur la base de l’article 55 de la Constitution, mais également lorsqu’il s’agit d’un principe général du droit (arrêt Fraisse). En conséquence de quoi le traité a une autorité inférieure à la Constitution mais supérieure à une loi, sa force est donc infra-constitutionnelle et supra-législative. Si la France désirait se mettre en conformité avec les résolutions de l’ONU elle devrait procéder à une modification de sa constitution.

Sur le fond, le différend entre les Comores et la France repose sur plusieurs points :

  • Mayotte n’est pas la propriété des Comores lorsque le sultan Andriantsouli cède l’île à la France. Il s’agit d’un sultan malgache dont la propriété mahoraise faisait l’objet de razzia par les sultans « batailleurs » des autres îles de l’archipel, à la recherche de richesses et d’esclaves. L’île devient alors française par la ratification du traité de cession du 10 février 1843 dont les dispositions deviennent effectives au 13 juin ;
  • Les îles d’Anjouan, de Grande Comore et de Mohéli n’acquièrent le statut de protectorat français qu’entre 1886 et 1892, et leur différentiation juridique perdure avec Mayotte jusqu’en 1902 puisque la première île voit l’esclavage aboli dès 1846, soit deux ans avant l’abolition générale de l’esclavage par le décret Schoelcher de 1848. Par ailleurs en 1912, les trois îles des Comores passent du régime du protectorat au régime des colonies ;
  • L’Unification du statut juridique de l’archipel ne date que de 1946, avec autonomie administrative et financière et une capitale est fixée à Mayotte (Dzaoudzi) puis à Moroni (Grande Comore) à compter de 1961. Dès 1958, après avoir approuvé la Constitution de la Vème République, les Mahorais réclament la départementalisation.

Lors de la consultation sur l’indépendance du 22 décembre 1974, 63% des Mahorais se prononcent contre, à l’opposé des trois autres îles. Les liens particuliers de Mayotte avec la France conduisent les pouvoirs publics à adopter une vision segmentée (et non moniste, position de la République des Comores) du scrutin. Il est considéré que l’auto-détermination doit être prise en compte territoire par territoire car il n’y a pas d’intégrité historique entre les trois îles. D’ailleurs linguistiquement la deuxième langue du pays est le Shibushi, un dialecte malagache qui n’a aucun équivalent aux Comores.

Pour conclure...

Les négociations repartent avec le nouveau préfet Dominique Sorain mais la situation est extrêmement délicate puisque les Mahorais veulent avant tout le respect de l’état de droit. Hors, en matière d’immigration et de sécurité, cet objectif est contradictoire à court terme avec les options actuelles de la diplomatie française davantage favorable à une libre circulation avec les 3 autres îles comoriennes de l’archipel. Option diplomatique qui vise à ne pas froisser les Comores, ce qui est totalement incompatible avec un retour de la sécurité à Mayotte et le règlement de la question des illégaux.

Seule la mise en place de moyens budgétaires nécessaires pour mener les reconduites à la frontière, la mise en place d’un cadastre, la fiscalisation des entreprises illégales de l’île… pourra permettre d’atteindre les objectifs souhaités par la population.

Le plan de développement de l’île qui sera présenté à la fin du mois, un mois avant les assises de l’outre-mer du 20 mai, doit être l’occasion de s’interroger sur l’économie insulaire de Mayotte et les possibilités d’augmenter les très faibles exportations actuelles (Ylang-Ylang, cannelle, vanille…)


[1] S-F. SERVIERE, Transferts publics à Mayotte sans doute bientôt 1,2 milliard, Fondation iFRAP, 31/01/2016.

[2] http://www.iedom.fr/IMG/pdf/ra2016_mayotte.pdf

[3] https://www.insee.fr/fr/information/2415623

[4] Les dernières statistiques sur la population mahoraise datent de 2017. Elle s’élève à 256.500 habitants, soit une croissance de 3,8% depuis 2012 et double ainsi tous les 20 ans. On doit par ailleurs relever qu’il faut ajouter les étrangers titulaires d’un titre de séjour, soit 84.600 personnes (dernières statistiques de 2012), originaires des Comores à 95%. https://www.insee.fr/fr/statistiques/3284395 

[5] https://www.insee.fr/fr/statistiques/3320117#tableau-figure1

[6] sans pouvoir toutefois comparer avec la prise en compte additionnelle des entreprises individuelles et des ménages (529 millions d’euros).

[7] https://la1ere.francetvinfo.fr/mayotte-conseil-departemental-conserve-effectif-plethorique-479107.html et sans même tenir compte de l’impact des mesures indemnitaires (PPCR etc.), voir http://www.outre-mer.gouv.fr/sites/default/files/dp_ftp_mayotte_201601_0.pdf