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Lutte contre l’immigration illégale : 1,8 milliard de budget pour des résultats médiocres

... et un rapport publié à contre-temps

La Cour des comptes a publié le 4 janvier 2024 un rapport qui aurait dû sortir le 14 décembre 2023 relatif à la politique de lutte contre l’immigration irrégulière. Un décalage de publication revendiqué par le Premier président de la Cour des comptes, Pierre Moscovici, afin que le rapport ne soit pas « instrumentalisé » dans le cadre de la discussion très tendue de la loi "immigration". Bien au contraire, ce rapport explosif aurait pu beaucoup apporter au débat notamment en rappelant que : 

  • Les parlementaires ne connaissent pas le coût global de la politique de lutte contre l'immigration irrégulière puisque qu'il n’existe aucune reconstitution complète des budgets liés.
  • Les étrangers en situation irrégulière représentent 40 à 60% des 203 000 occupants du parc d’hébergement d’urgence généraliste de l’Etat et ce, pour un coût annuel d’environ 1 milliard d’euros.
  • Le contentieux des étrangers représente 41% des affaires enregistrées par les tribunaux administratifs et 61% par les cours administratives d'appel  en 2021, un taux en augmentation de +84% entre 2015 et 2019 s’agissant des recours en matière de rétention administrative devant les juridictions judiciaires (49 000 recours). 
  • Les données relatives aux franchissements irréguliers de frontière ne sont donc pas enregistrées, ni comparées à celles existantes soit dans les bases nationales existantes, soit dans les bases européennes (sauf très rare exception). 

Un budget global de lutte contre l’immigration illégale de 1,8 milliard d’euros

La Cour pointe un défaut dans la confection du DPT (document de politique transversale) relatif à la politique française de l’immigration et de l’intégration, « il n’existe pas de reconstitution fiable du coût complet de lutte contre l’immigration irrégulière » et c’est d’autant plus étonnant qu’en 2019 à plus petite échelle, dans le cadre du règlement du budget et de l’approbation des comptes pour l’année 2018, le rapport BARROT/HOLROYD, avait déjà tenté d’évaluer le coût complet d’une expulsion[1]. Visiblement cette tentative s’était révélée sans lendemain au sein de la maquette budgétaire[2].

La Cour estime donc que les coûts directs des moyens de lutte contre l’immigration irrégulière représentent un volume de 1,8 milliard d’euros/an. Le ministère de l’Intérieur porterait 90% de cette politique publique, soit 8% de son budget. Sa répartition serait la suivante :

Source : Cour des comptes, rapport op. cit, p.114-115

Elle met en particulier en lumière le coût de la rétention, estimé à 225 millions d’euros (70 millions d’euros portés par l’action n°3 du programme 303 et la masse salariale des policiers affectés aux CRA (métropole et outre-mer), soit 155 millions d’euros). Il s’agit cependant d’un coût plancher puisque n’y sont pas inclus les coûts liés aux juridictions et aux escortes (extractions[3]). Le taux d’encadrement est beaucoup plus important par ailleurs que dans la pénitentiaire (entre 1 et 1,3 policier pour 1 personne retenue en CRA contre 0,37 surveillant pénitentiaire par détenu). Au total le coût d’une personne détenue en métropole (pour 27 jours de rétention en moyenne) est de 16.200 €, contre 2.200 € en Outre-mer (et 3,7 jours de rétention en moyenne). 

S’agissant du coût de l’éloignement forcé, celui-ci représente 50,3 millions d’euros pour 11.409 éloignements forcés, soit 4.414 €/éloignement forcé effectif. Ce coût là encore est sous-estimé puisque n’incluant pas les dépenses occasionnées par l’identification des étrangers non documentés, ni à la gestion administrative en préfecture. Les 50,3 millions d’euros se décomposent en 21,8 millions d’euros pour les achats de billets sur vols commerciaux, 3 millions d’euros pour les vols affrétés (action n°3 du programme 303), ainsi que les dépenses de personnel induites (372 agents de la PAF affectés aux éloignements forcés) pour un coût additionnel de 25,5 millions d’euros[4].

Le principal poste de l’enveloppe budgétaire reconstituée est occupé par les dépenses de personnel de la PAF, soit 980 millions d’euros en 2022, ce qui correspond à des effectifs de 1300 agents Outre-mer et 10.500 agents en métropole, ce qui représente environ 74% des effectifs totaux travaillant spécifiquement à la lutte contre l’immigration irrégulière (16.000 agents[5]). Mais alors que le défi migratoire est encore largement devant nous, les effectifs de la PAF semblent « stagner » entre 2020 et 2022, soit dans une situation post-covid :

Par ailleurs, depuis 2022 la mise en place des directions territoriales de la police nationale (direction unique) dans les DOM ne permet plus de suivre précisément les effectifs de la PAF concourant à la politique migratoire outre-mer. La Cour note par ailleurs qu’entre 2017 et 2022 « le nombre comme la proportion d’officiers de police et de commissaires a baissé, passant de 477 (5% des effectifs) à 408 (moins de 4%). » 

Relevons que la DNPAF (direction nationale de la police de l’air et des frontières) ne gère pas ses propres effectifs qui relève de façon centralisée de la DRHFS de la police nationale (Direction des ressources humaines, des finances et des soutiens). Par ailleurs aucun effectif de référence n’a été construit pour déterminer les besoins en personnel de la PAF. Il en résulte à la fois des territoires en sous-effectifs et des zones en « surnombre ». Cela aboutit à des renforts d’appoints sous la forme de recours à des unités de forces mobiles et le recrutement d’agents contractuels (pour les zones aux effectifs insuffisants) et dans d’autres à recevoir des affections « surnuméraires » dans des secteurs attractifs alors que leur « profil n’est pas utile au service au sein desquels ils sont affectés » (soit 316 agents surnuméraires entre 2016 et 2020). En effet, « la pratique de la police nationale [est] de ne pas ordonner de mutations selon les besoins du service » (alors qu’elle en a le pouvoir) … mais au contraire en fonction de l’évolution de carrière[6]. 

La lutte contre l’immigration illégale pèche par trop peu d’inter-ministérialité

La Cour met en évidence un pilotage encore « éparpillé » de la lutte contre l’immigration irrégulière, ce qui peut sembler contre-intuitif puisque la centralisation de cette politique au sein du ministère de l’intérieur a conduit à limiter son efficacité. En réalité ce que veut dire la Cour c’est qu’il est important que la politique de lutte contre l’immigration irrégulière fasse l’objet d’une politique inter-ministérielle bien identifiée, avec une doctrine (stratégie d’ensemble), des objectifs bien définis déclinés pour chaque ministère etc. Actuellement, aucune instance/organisme n’assure la coordination stratégique et opérationnelle de cette politique dans tous ses aspects (diplomatiques, judiciaires, en termes d’hébergement, de dépenses de santé et d’action sociale, sécuritaire etc.). 

En effet, le mouvement de centralisation impulsé à partir de 2007 au sein du ministère de l’Intérieur, a abouti à limiter drastiquement les instances de travail interministériel sur le sujet. A ce titre, l’UCOLII (unité opérationnelle de lutte contre l’immigration irrégulière) « ne s’est pas réunie depuis février 2020. » Et c’est le plus curieux car l’immigration irrégulière concerne en amont comme en aval du ministère de l’Intérieur un grand nombre de ministères :

  • Le ministère du logement est ainsi concerné puisque les demandeurs d’asile déboutés (et qui ne bénéficient plus des capacités d’hébergement offertes par le ministère de l’intérieur[7]) « ont tendance à se reporter sur le parc d’hébergement d’urgence généraliste de l’Etat » qu’il gère. « Les étrangers en situation irrégulière représentent aujourd’hui 40 à 60% des 203.000 occupants pour un coût annuel d’environ 1 milliard d’euros. »

  • Le ministère de la justice (sur les volets pénal et de rétention) et les juridictions administratives en termes d’engorgement contentieux pour multiplication des recours, de rétention administrative et de traitement des étrangers illégaux incarcérés pour faits délictuels. Le contentieux des étrangers représente 41% des affaires enregistrées par les TA et 61% par les CAA en 2021, +84% entre 2015 et 2019 s’agissant des recours en matière de rétention administrative devant les juridictions judiciaires (49.000 recours). 

  • Le ministère de la Santé et les ministères sociaux s’agissant des dépenses engagées d’AME (illégaux de plus de 3 mois et leurs ayants-droits) mais aussi des dépenses sociales initiées alors que les bénéficiaires étaient dans la légalité (entrée, séjour) et qui se poursuivent faute d’information alors qu’ils sont désormais dans l’illégalité.

  • Le ministère du travail pour les mêmes raisons et les employeurs d’étrangers entrés régulièrement en activité, mais désormais en situation irrégulière, ce qui permettrait de repositionner la lutte contre le travail illégal (LCTI) en édictant des mesures « couperet » : tant sur le volet des « droits » que sur celui des cotisations. 

  • Le ministère de l’Europe et des affaires étrangères (MEAE) qui doit gérer la politique de visa en amont et les laissez-passer consulaires en aval, et qui pourrait également agir en matière de conditionnalité de l’aide publique au développement, de la coopération décentralisée, et s’assurer de l’effectivité des éloignements via son réseau consulaire lorsqu’une personne bénéficiaire d’un retour aidé (ou d’une expulsion forcée) formule une nouvelle demande de visa. Mais aussi défendre la politique migratoire de la France au niveau européen et négocier des réglementations favorables à ses objectifs.

Créer un cycle vertueux entre le ministère de l’intérieur et le MEAE

La Cour relève que le MEAE pourrait entretenir un lien avec le ministère de l’intérieur sur les questions migratoires via deux instances :

  • Le Groupe « relations consulaires » de l’unité centrale d’identification de la PAF qui gère l’intégralité des relations avec les consulats de 27 pays. Avec un taux de succès (attribution de laissez-passer consulaire) de 91% en 2022.

  • La task-force LPC de la DGEF (direction générale des étrangers en France), qui centralise les demandes pour des ressortissants non documentés du Sri Lanka et du Maroc. Le MEAE a cependant décidé de retirer son unique agent, alors que le taux d’aboutissement des demandes était de 55% en 2022. 

Malheureusement dans les deux cas, le ministère des affaires étrangères n’a soit aucun agent dans la structure (cas 1) soit l’a retiré (cas 2). En revanche une task-force animée par le MEAE existe ainsi qu’un comité stratégie migration :

  • La task-force Migrations entre le MINT et le MEAE, animée depuis 2022 par l’ambassadeur thématique en charge des migrations. En 2023 un réseau de référents migrations a été mis en place dans 15 ambassades, les postes diplomatiques sont mieux informés des opérations de retour. Le Quai d’Orsay négocie aussi des protocoles bilatéraux de retours (Egypte, Rwanda, Kenya) depuis Mayotte. 

  • Le CSM (comité stratégique migration) s’est réuni pour la 1ère fois le 16 janvier 2023 et est co-présidé par le ministre de l’Intérieur et la ministre de l’Europe et des Affaires étrangère. Son but est de définir une stratégie globale cohérente et de fixer des priorités conjointes. 

Des systèmes d’information trop éclatés inhibent les recoupements nécessaires

La politique de répression de l’immigration irrégulière pâtit également du manque d’interconnexion des systèmes d’informations, si bien que « l’administration ne dispose pas d’une vision complète du parcours de chacun, de son entrée à sa sortie du territoire » alors même que l’objectif initial de la centralisation des moyens au niveau du Ministère de l’Intérieur devait permettre de dégager un suivi « de bout en bout ». Cette situation n’est pas seulement préjudiciable aux pouvoirs publics, mais aussi aux migrants eux-mêmes lorsqu’ils souhaitent faire valoir leurs droits en matière de régularisation (ce qui pourrait accélérer les procédures). 

On relève en particulier que s’il existe un manque d’interfaces entre différentes applications, il y a également :

  • Une multiplication des procédures de saisies biométriques (empreintes) et documentaires, pour nourrir différents fichiers par ailleurs faiblement interconnectés ;

  • Et en cas d’éloignement forcés « il n’y a pas de rapprochement des données biométriques enregistrées » dans ces mêmes applications séparées afin d’effectuer des levées de doute ;

L’enjeu est pourtant de taille dans la mesure où :

  • En cas de contrôle frontalier la PAF « ne relève que l’identité déclarée des personnes interpellées, sans l’intégrer dans un système d’information national. Les empreintes des étrangers interpellés ne sont pas prises en l’absence de cadre légal. Leurs documents ne sont pas scannés, alors qu’ils seraient utiles ultérieurement en vue de l’éloignement (…) Les personnes interpellées ne font pas, sauf exception, l’objet de vérifications avec les fichiers de police. » Les données relatives aux franchissements irréguliers de frontière ne sont donc pas prises, ni comparées à celles existantes soit dans les bases nationales existantes, soit dans les bases européennes (sauf exception). 

  • La mauvaise interconnexion des bases de données existantes notamment pour l’immigration régulière, empêche d’identifier rapidement les personnes entrées légalement sur le territoire national, mais qui s’y maintiennent illégalement. Or la Cour relève que « peu d’étrangers franchissent les frontières avec de faux papiers » mais que ceux qui veulent retarder leur expulsion du territoire national « cherchent ensuite à masquer leur identité pour compliquer la délivrance des laissez-passer consulaires ». La PAF peine à identifier avec certitude entre 20% et 30% des étrangers qu’elle cherche à éloigner. Ce chiffre étant à rapprocher de celui des étrangers en situation irrégulière entrés légalement sur le territoire national et faisant l’objet d’une OQTF (obligation de quitter le territoire français) soit 27%[8]. Une meilleure interconnexion des bases de données devrait permettre de fluidifier les identifications et ainsi accélérer les procédures, tout en limitant les recours.

  • L’absence d’interopérabilité avec des fichiers existants dans d’autres administrations interdit de pouvoir notifier à l’ensemble des administrations partenaires les décisions d’éloignement ce qui est préjudiciable aux finances publiques en matière de dépenses : versement de prestations sociales, bénéfices de droits connexes (action sociale), occupation d’un logement etc. Ainsi par exemple l’Assurance maladie ne bénéficie pas de transferts automatiques d’informations (ce qui peut avoir des conséquences en matière de poursuite de remboursements), la Cour relevant par ailleurs que « les travaux prévus de rapprochement de [la] bas de données [de l’Assurance maladie] avec celle du ministère de l’intérieur n’ont pas été menés à ce jour[9]. La mise à jour des bases recensant les assurés à l’Assurance maladie en fonction de la validité des titres de séjour n’est pas effectuée en temps réel. » Résultat, les préfectures doivent « manuellement transmettre les informations aux caisses d’assurance sociale, aux bailleurs sociaux, tandis que d’autres acteurs publics comme les CROUS ne sont pas informés des OQTF prises » contre certains étudiants occupants des logements dédiés.

  • L’absence de notification au réseau consulaire du MEAE des procédures d’éloignement réalisées : Les consulats n’ont qu’un accès limité à ADGREF (OQTF) et « ne sont pas informés de l’identité des personnes ayant bénéficié d’une aide au retour volontaire ou d’une OQTF et peuvent donc leur délivrer un visa ultérieurement. »

Des résultats médiocres qui appellent des mesures correctives

La pression aux frontières est importante de nouveau après son inflexion pandémique en 2020. Désormais en 2022 les titres de séjours délivrés pour la 1ère fois à un étranger s’élevaient à 316.174 premiers titres de séjour, soit +10% par rapport à celui atteint en 2019. S’agissant des demandes d’asile auprès de l’OFPRA, celles-ci tangentent les 133.000 en 2022 soit un retour au plus haut de 2019. Dans le même temps, « le nombre de demandes d’asile rejetées après tous les recours est d’environ 60.000 à 70.000 par an depuis 2016. »

Enfin la pression migratoire définie comme la somme entre les étrangers non-admis à la frontière et les étrangers en situation irrégulière sur le territoire et détectés « était supérieur à 138.000 en 2022 », dont 89.000 non-admis aux frontières et 49.000 étrangers en situation irrégulière sur le territoire national. Sachant que l’Outre-mer représente 10% des non-admissions nationales et 48% des personnes en situation irrégulières. A elles seules Mayotte et la Guyane concentrent 97% des non-admissions ultramarines. 

  • Mayotte concentre la quasi-totalité des étrangers contrôlés en situation irrégulière sur le territoire national (42.134 en 2022 sur 49.000, soit 86%) ; la moitié (soit 21.547 ayant été éloignés en 2022)

  • La Guyane représente à elle seule 9% (9.165) de l’ensemble des non-admissions (sur 89.000) ; mais le manque d’effectifs préfectoraux aboutissent à ce que « le juge annule plus d’une décision d’éloignement contestée sur deux ». 

L’indicateur de la « pression migratoire » est cependant très dépendant de l’investissement des forces de police affectés à la surveillance de la frontière et au contrôle. La Cour relève ainsi que si « on observe (…) une baisse des non-admissions prononcées en 2021 et 2022 » celle-ci est liée « non pas à une réduction du flux entrant mais à un désengagement des effectifs de contrôle à la frontière. »

Et cette baisse devrait encore s’accentuer car la CJUE dans un arrêt du 21 septembre 2023[10] suite à une question préjudicielle du Conseil d’Etat, interdit désormais à la France de prononcer massivement des non-admissions à sa frontière. Ces procédures devant prévoir « un délai de départ volontaire ». Elle devra donc probablement procéder à des réadmissions, ce qui devrait encore dégrader ces statistiques. 

En 2022, les préfectures et juridictions ont prononcé 153.042 mesures d’éloignements. Les peines d’interdiction du territoire français prononcée par un juge à la suite d’un crime ou d’un délit ont représenté sur la même période 7.251 cas. Parallèlement, sur le versant répressif, près de 134.280 OQTF ont été prononcés en 2022 et 447.257 OQTF prononcées entre 2019 et 2022. Sur cette période, 22% des OQTF reposent sur un refus de titre de séjour, 28% d’un refus d’accorder l’asile, 39% à la suite d’une interpellation en situation irrégulière « simple », 5% à la suite de la commission d’un trouble à l’ordre public. Entre 2019 et février 2023, près de 44.641 personnes « ont fait l’objet de plusieurs OQTF ». 

Par ailleurs, les OQTF sont extrêmement concentrées, 50% entre 2019 et 2022 relevant de 10 préfectures, dont 38% d’Île-de-France et 10% seulement en provenance de 50 départements. 

En 2022, les recours formulés contre les OQTF représentaient 34.684 affaires, soit une proportion de recours de 25,8%... aboutissant à des annulations juridictionnelles massives puisqu’en 2022 « les tribunaux administratifs ont annulé 18% des OQTF qui leur étaient présentées ». Cette situation dépend en premier lieu de la très faible représentation des préfectures devant les juridictions compétentes : 11% de représentation devant les tribunaux administratifs (TA) et 12% devant les juridictions judiciaires. 

L’ensemble des OQTF prononcés n’est pas exécutoire

Sur 134.280 OQTF prononcés en 2022, 33% ont été prononcées la suite d’une action des forces de l’ordre, 67% à l’issue d’un refus de titre ou de demande d’asile. La DGEF estime « qu’une part des mesures d’éloignement, estimée à 17% ne peut pas être exécutée, notamment en raison de recours contentieux suspensif » mais aussi d’absence de notification de la mesure (3% des OQTF) ou d’abrogation de la mesure par l’administration (11% des OQTF[11]). Aussi la Direction générale des étrangers en France « évalue à 12% le taux d’exécution des OQTF réputées exécutoires (environ 100.000). Cela double quasiment le ratio de taux d’exécution « brut » des OQTF, soit 6,8% en 2022[12].  

Relevons que la doctrine française conforme au droit européen est la systématisation du prononcé d’OQTF lorsque les pouvoirs publics constatent la situation irrégulière d’un étranger. Cette pratique n’est pas suivie par nos partenaires européens, ce qui joue sur le ratio d’exécution. Elle conduit notamment à prononcer des OQTF à l’égard de ressortissants de pays en guerre ou sans relation diplomatique avec la France et donc non expulsables. 

Il en résulte des éloignements forcés faibles y compris en procédure « Dublin » vers un autres pays européen, soit 11.407 personnes en 2022. Les retours aidés, contre versement d’une allocation, représentent 4.979 personnes en 2022. Les retours volontaires sont faibles suite à OQTF, soit moins de 1,5% des OQTF. Précisons qu’entre 2019 et 2022 6.582 sortants de prison ont été directement éloignés à leur levée d’écrou, et 5,3% des étrangers ayant reçu une OQTF ont été placés en CRA. Désormais, la doctrine ministérielle (circulaire du 3 août 2022) priorise le placement en rétention des personnes à l’origine de troubles à l’ordre public (TOP). Ainsi à la mi-décembre 2022, les personnes classés TOP ou radicalisés représentaient 91% des personnes placés en CRA, contre 44% au mois d’août de la même année.

Au total en 2022, 13.450 personnes ont été placées en CRA en métropole[13], dont 5.765 éloignées (sur 11.409 éloignements sous contrainte en y ajoutant les sortants des établissements pénitentiaires et les sortants de LRA), tandis que 27.678 étaient placés en rétention en Outre-mer dont 95% à Mayotte (mais pour de très courts séjours). Ces difficultés sont en particulier liées :

- aux défauts d’identité qui rendent plus difficiles la délivrance de laissez-passer consulaires : ainsi le taux d’éloignement des étrangers placés en CRA dépourvus de documents d’identité s’élève à 27% contre 63% pour les étrangers « documentés ». 

- A un degré variable de coopération en matière d’obtention de laissez-passer consulaires : certains consulats étrangers peuvent ajouter des contraintes procédurales aboutissant à l’annulation de 2.217 opérations d’éloignements forcés entre 2016 et 2022 « car le laissez-passer consulaire a été délivré trop tard. »

- A la faiblesse des effectifs opérationnels d’escorte des personnes expulsées : en novembre 2022, 350 dossiers d’éloignement étaient en attente de traitement ;

- Aux limites du recours aux compagnies aériennes commerciales : entre 2019 et 2022, 561 éloignements ont été annulés car le quota annuel des compagnies aériennes étaient atteints. Mais aussi sur la même période sur décision du commandant de bord à 3.029 reprises.

- A l’obstruction des personnes visées par les mesures d’éloignement : plus de 11.500 annulations en 4 ans depuis l’Hexagone (pour des motifs divers : non-présentation à convocation, absence de domicile, refus d’embarquement, refus de présentation à l’avion, automutilation, fuite etc.).

- A cause des recours formulés contre l’expulsion par les étrangers, soit 29% des annulations. Cela représente 44.641 personnes ayant fait obstacle à une ou plusieurs reprises à leurs mesures d’éloignement via recours, dont 11% (4.723 personnes) ont pu néanmoins être éloignés. 

Les vols affrétés affichent des résultats bien meilleurs

Les éloignements forcés sont réalisés à 90% depuis l’Hexagone par voie aérienne et réalisés à 69% au départ de trois aéroports parisiens. En moyenne 36% des tentatives d’éloignement forcés sont annulées dont 29% via recours juridictionnels. Les éloignements forcés présentent donc un taux de succès de 64%. 

Les vols affrétés par la PAF présentent un taux de succès de 66%, mais de 70% en ajoutant l’usage de Dash 8 de la société civile. Par ailleurs les vols groupés européens organisés par Frontex représente un taux de réussite encore supérieur soit 89%. Les éloignements réalisés en 2022 via vols affrétés s’élèvent à 2.374 soit 20% des éloignements sous contrainte, sauf pour la Guyane pour laquelle ce recours n’a pas été étendu.

Des mesures énergiques doivent être prises pour lutter contre l’immigration illégale

Traiter l’immigration illégale comme une « politique globale » impliquant l’ensemble des ministères concernés, suppose de définir un portage à la hauteur des enjeux assortis d’objectifs clairs et déclinables en fonction des politiques publiques impactées.

  • Sur le plan strictement organisationnel du ministère de l’Intérieur et de celui des Finances (via la DGDDI), il est essentiel de « sortir » du cadre historique actuel pour répartir les forces en fonction des flux constatés aux points frontières.

  • La question devrait également être posée de l’existence d’une « task force » mutualisée permettant de gérer les extractions administratives ou judiciaires commune au ministère de l’intérieur et au ministère de la justice, avec des personnels affectés.

  • Il semble également nécessaire d’augmenter le nombre des vols mutualisés d’autant qu’en cas de tentatives pour passer une frontière européenne (vers le Royaume-Uni par exemple), des remboursements européens et l’usage des moyens de Frontex existent. 

  • La Cour montre bien que le pilotage interministériel reste trop fragmenté, et qu’une doctrine commune (stratégie interministérielle formalisée) est nécessaire pour une déclinaison opérationnelle crédible. Elle propose à ce titre la mise en place d’un comité interministériel de lutte contre l’immigration irrégulière (CILII) dont la DGEF du ministère de l’intérieur pourrait constituer le secrétariat. Le portage via la constitution d’un secrétariat général (entité spécifique de coordination) sur le modèle du secrétariat général à la mer, constitue une formalisation plus intégrée encore qu’un simple comité et devrait être encouragé. Celui-ci pourrait ainsi coordonner le travail de plusieurs organismes présents au sein de ministères différents : OLTIM (office de lutte contre le travail illégal des migrants) hébergé par la PAF, Task-force Migrations et CSM (comité stratégique migration), en lien avec le MEAE et le ministère de l’Intérieur etc. 

  • Un travail d’urbanisation des systèmes d’information du ministère de l’intérieur (MINT) et d’interconnexion avec ceux d’autres ministères stratégiques (MEAE, Justice/pénitentiaire) doit être renforcé avec des crédits dédiés et un processus de signalement automatique réalisé en direction des ministères sociaux et du ministère de l’enseignement supérieur et de la recherche (CROUS) ;

  • Les pouvoirs publics doivent légiférer pour permettre le recueil, la numérisation et la conservation des données relatives à l’identification biométrique des personnes lors des contrôles frontaliers. Les pouvoirs de la PAF et de la gendarmerie doivent être étendus et calés sur ceux de la douane dans la zone frontalière des 20 km.

  • Des moyens spécifiques doivent être mis en place en Outre-mer et spécifiquement en Guyane et Mayotte, où la pression migratoire est forte et les moyens ministériels affectés insuffisants (y compris préfectoraux et juridictionnels). 

  • Le renforcement des moyens préfectoraux semble inévitable compte tenu de la massification des contentieux liés aux OQTF et à la faiblesse de représentation des intérêts de l’Etat dans les affaires traitées par les tribunaux.

  • L’amélioration des retours forcés suppose une augmentation significative des places de CRA à sécuriser (au-delà de la programmation actuelle de la LOPMI et malgré l’amendement CIOTTI) avec un renfort moyen estimé de 300 à 500 places supplémentaires compte tenu du taux de rotation et d’une augmentation attendue des placements en CRA)).

  • Une plus grande souplesse doit être donnée aux retours aidés (34% des départs) car il est prouvé que leur augmentation est corrélée à l’effectivité des éloignements forcés[14]. Si la dissuasion des seconds progresse, les premiers augmentent. Un suivi renforcé au moyen d’une meilleure implication des consulats semble nécessaire.

  • L’implication du MEAE doit être importante dans le cadre d’un renforcement de la politique de Visas contre Aide publique au développement, en lien avec la souplesse des réadmissions par les pays étrangers de leurs ressortissants via la délivrance des laissez-passer consulaires.

Sur l’opportunité de publication du rapport de la Cour

Une polémique intense s’est développée sur la date de publication du rapport de la Cour. Théoriquement publiable le 14 décembre 2023, alors que le texte examiné devait l’être à huis-clos en CMP (commission mixte paritaire), le Premier Président a argué de sa prérogative en la matière prévue par les textes pour en retarder la publication au 4 janvier 2024. Il s’en est suivie une intense polémique sur le point de savoir si cette attitude portait atteinte de fait au pouvoir d’assistance de la Cour des comptes au Parlement dans le contrôle de l’action du Gouvernement prévue par l’article 47-2 de la Constitution[15].  

En réalité, il faut comprendre que « l’assistance de la Cour » en l’état des textes dérivés est comprise comme un droit de tirage que l’Assemblée nationale et le Sénat possèdent auprès de la Cour afin de lui commander la rédaction de rapports spécifiques. Il n’existe pas de pouvoir général d’assistance de la Cour auprès du Parlement, qui tient au contraire à sa position d’équidistance entre celui-ci et l’exécutif. Or le rapport sur la politique de lutte contre l’immigration irrégulière, relève de la programmation autonome et interne à la Cour[16] et non d’une demande parlementaire. Il n’y a donc pas de « devoir de communication » au Parlement stricto sensu dans le cadre de l’examen du projet de loi immigration bien que son contenu appréhendé par la CMP et à huis clos aurait permis nécessairement d’en nourrir les travaux. Cette appréciation politique en opportunité peut être critiquée, mais pas sur le plan juridique. Elle renvoie cependant encore une fois à la question de la réforme voulue en 2009 par Philippe Seguin alors Premier président de la Cour des comptes, et qui n’a pas abouti, voulant séparer les fonctions juridictionnelles, de celles d’audit et d’évaluation des politiques publiques de la Cour. Il ne s’agit enfin pas d’un enjeu de transparence puisque comme le rappel le Premier Président, 100% des rapports non couverts par un secret protégé par la loi sont désormais publiés par l’institution… mais pas toujours en temps et en heure. 


[1] https://www.assemblee-nationale.fr/dyn/15/rapports/cion_fin/l15b1990-a28_rapport-fond 

[2] Sur les différentes tentatives pour y voir plus clair, de façon épisodique, voir https://www.histoire-immigration.fr/politique-et-immigration/combien-coute-une-expulsion

[3] Des coûts indirects sont difficilement compressibles dans la mesure où « la loi limite la taille des centres de rétention à 140 places » (articles R.744-6 et suivant du CESEDA en matière bâtimentaire) ce qui rend presque impossible les mutualisations et gains d’échelle. Les extractions sont par ailleurs très fréquentes puisqu’une personne retenue est présentée en moyenne tous les 10 jours à une juridiction.

[4] Soit 224 escorteurs de l’UNESI, ainsi que 131 escorteurs dans les 13 unités d’éloignement hors IDF et 17 personnes de l’unité opérationnelle d’éloignement de Paris. 

[5] En y incluant les agents de préfectures et les magistrats de l’ordre administratif et judiciaire. 

[6] Ce qui représente là encore une limite du statut lorsque la logique syndicale focalisée sur la carrière, prévaut, tout comme dans un ministère comme l’Education nationale. 

[7] 103.000 places d’hébergement pour demandeurs d’asile en attente de décision, gérée par l’OFII (office français de l’immigration et de l’intégration). 

[8] Données des préfectures dans le fichier AGDREF. La Cour a estimé cependant en 2020 que les personnes en situations irrégulières devaient être entrés en France majoritairement légalement. 

[9] Des réticences politiques peuvent même se faire jour, comme avec la démission d’Aurélien Rousseau de son poste de ministre de la Santé pour protester contre l’adoption de la loi pour contrôler l’immigration votée en décembre 2023. 

[10]https://www.infomie.net/spip.php?article6737

[11] Il pourrait ainsi être intéressant de présenter des statistiques d’OQTF brutes et nettes (exécutoires). 

[12] https://www.ifrap.org/etat-et-collectivites/retours-force-la-frontiere-et-oqtf-le-bilan-chiffre 

[13] La France dispose de 22 CRA dans l’hexagone et de 4 CRA en Outre-mer, soit une capacité théorique de 1.717 lits et une capacité réelle de 1.417 lits en métropole et de 229 lits ultramarins dont 136 à Mayotte. Précisons que la LOPMI 2023-2027 devrait prévoir la création de 785 places supplémentaires pour porter le parc théorique à 3000 places, mais il nous semble que cet objectif est d’ores-et-déjà difficile à atteindre, voir https://www.ifrap.org/budget-et-fiscalite/immigration-illegale-des-futurs-budgets-non-credibles 

[14] Ces derniers ayant augmenté de 30% en 2023 d’après le ministère de l’intérieur, voir https://www.leparisien.fr/faits-divers/4-686-etrangers-delinquants-ont-ete-expulses-en-2023-un-chiffre-en-hausse-de-30-annonce-le-ministere-de-linterieur-04-01-2024-MWDTNEQU6BAVFDQZ5WSU2DO55A.php 

[15] Voir en particulier, https://www.lefigaro.fr/vox/politique/rapport-sur-l-immigration-quand-pierre-moscovici-meconnait-les-obligations-de-la-cour-des-comptes-20240108, ainsi que contra https://www.lemonde.fr/politique/article/2024/01/08/pierre-moscovici-critique-pour-avoir-reporte-la-publication-d-un-rapport-de-la-cour-des-comptes-sur-l-immigration_6209679_823448.html 

[16] Dont certains rapports désormais peuvent être inspirés par des demandes de citoyens (campagnes de participations citoyennes depuis 2022) voir pour 2023 ici. L’un des plus emblématique et récent a été publié le 15 novembre 2023 relatif à la détection de la fraude fiscale des particuliers.