Ingénierie territoriale des économies jusqu’à 200 M€

L’inspection générale des finances (IGF) vient de publier une revue de dépenses relative à la rationalisation des interventions des opérateurs de l’État au profit des collectivités en matière d’ingénierie territoriale. Un rapport élaboré en collaboration avec l’IAGS, l’IGA et l’IGEDD – sans lien avec la commission d’enquête sénatoriale sur les « agences de l’État ». L’IGF y analyse de façon analytique les dépenses d’ingénierie territoriale de l’État de 3 opérateurs : l’ANCT (Agence nationale de cohésion des territoires), le Cerema (Centre d’études et d’expertise sur les risques, l’environnement, la mobilité et l’aménagement) et l’ADEME (agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie). La mission d’inspection en conclut à une redondance des offres non seulement entre les différents opérateurs nationaux, mais également avec celles publiques ou privées locales. Elle propose en conséquence 3 scénarii alternatifs, permettant de dégager des économies comprises entre 22 M€ et jusqu’à 200 M€ - sans aller jusqu’à la suppression complète des opérateurs eux-mêmes. Une solution que l’on peut juger complémentaire des évolutions institutionnelles proposées par la commission d’enquête sénatoriale. Des évolutions qui semblent également rencontrer celles envisagées par le Gouvernement dans le cadre de la refondation de l’État local (8 juillet 2025).
Trois opérateurs particulièrement redondants sur le segment de l’ingénierie locale :
L’ingénierie locale peut être définie comme suit : « l’ingénierie territoriale est un ensemble de compétences d’expertise et d’accompagnement que les collectivités territoriales mobilisent pour concevoir, définir et mettre en œuvre leurs stratégies territoriales et leurs projets. » Elle se décompose en 3 phases : une phase de conception ou « amont », une phase de montage des projets opérationnels ou « pré-opérationnelle » et une phase de mise en œuvre dite « opérationnelle ».
La mission a identifié qu’en matière d’ingénierie territoriale, « les offres des opérateurs apparaissent redondantes pour de nombreuses thématiques » avec l’existence de « près de 400 dispositifs souvent superposés » notamment en matière de transition écologique, de développement économique ou d’urbanisme.

Le coût complet de l’ingénierie proposée par les 3 opérateurs est estimé à 200 M€. Mais ce bouquet d’offre semble désajusté par rapport aux besoins des élus locaux qui en critiquent le manque de lisibilité, mais aussi « la pratique des appels à projets ou de toute autre forme d’appel à manifestation d’intérêt pour en bénéficier. » Il en résulte que « 10% seulement des élus considèrent l’offre d’ingénierie de l’État et ses opérateurs comme disponibles, accessibles ou pertinentes[1]. » En effet, l’offre est non seulement peu coordonnée au niveau national entre les différents opérateurs, mais elle l’est aussi « faiblement avec celle existante au niveau territorial ». En effet :
Les programmes nationaux ne prennent pas en compte les ressources locales existantes ;
L’offre locale est foisonnante et se compose de l’expertise de leurs propres services, de ceux de leur EPCI ou de leurs syndicats d’appartenance, des autres collectivités ; mais aussi des opérateurs locaux (agences techniques, conseils d’architecture, de l’urbanisme, de l’environnement, agences d’urbanisme, SPL, opérateurs régionaux) ;
Les bureaux d’étude privés ;
Les services déconcentrés de l’État (notamment sous l’autorité des préfets).
La mission constate qu’à l’heure actuelle « le pilotage territorial de l’offre ne permet pas de garantir le respect des principes de subsidiarité et de complémentarité mis en avant dans les instructions gouvernementales depuis 2016. » Ainsi alors que pour les administrés, le point d’entrée unique des formalités se développait avec la mise en place des maisons France Services[2], le fonctionnement des comités locaux de cohésion des territoires « n’a pas permis de structurer un véritable guichet unique ou partagé entre l’État et les collectivités territoriales » afin de garantir un accompagnement effectif à tous les élus locaux, quelle que soit l’offre de service déjà présente sur leur territoire.
Et ces redondances génèrent des coûts. Ainsi le co-financement des chefs de projets au sein des collectivités territoriales, qu’il intervienne par l’ADEME, du CEREMA ou de l’ANCT en 2024 a représenté près de 2.259 postes différents pour un coût total de 32,2 M€. Or ces coûts sont redondants avec ceux mobilisés à la même fin par le bloc communal. Ainsi depuis 2010, les dépenses d’études ont plus que doublé (x2,3) pour atteindre au sein des EPCI près aujourd’hui (2023) près de 3,9 Md€. Cette croissance est très liée à la complexification du cadre normatif qui fait exploser le coût de constitution des dossiers « sur les plans administratif, juridique et financier » ainsi que des besoins accrus d’ingénierie en matière d’élaboration des plus et schémas d’aménagement du territoire et de transition écologique.
ANCT/CEREMA/ADEME, trois opérateurs aux coûts de gestion élevés :
La mission est parvenue à reconstituer les coûts complets des trois opérateurs en matière d’ingénierie territoriale. Ceux-ci représentent des coûts de gestion de 55,6 M€ sur une enveloppe « ingénierie territoriale » de 200 M€. Les coûts de gestion sont identifiés par addition entre les dépenses de personnel des fonctions supports et les dépenses de fonctionnement. Il apparaît ainsi que « les coûts de gestion de l’intervention en ingénierie territoriale » apparaissent comme proches et s’échelonnent entre 24,4% et 31,4% des dépenses totales d’ingénierie territoriale pour une moyenne de 27,8%.

Les écarts s’expliquent par le fait que « le versement d’aides à l’ingénierie de l’ADEME et de l’ANCT peut s’effectuer avec des coûts de fonctionnement et de personnel support moindre que la prestation d’ingénierie faite par le CEREMA. » Mais ces moindres coûts de gestion, toutes choses égales par ailleurs pour l’ADEME et l’ANCT sont en réalité une illusion d’optique dans la mesure où la sollicitation des dépenses d’intervention « serviront à acheter des prestations d’ingénierie auprès de bureaux d’étude et une part de l’enveloppe couvrira les coûts de fonctionnement et de support de ces prestataires. »
Quoi qu’il en soit ces coûts élevés tiennent « largement à l’émiettement des aides proposées qui sont d’ailleurs plutôt subsidiaires dans l’ensemble de l’offre des opérateurs » et pèsent d’ailleurs de façon très variable dans le budget total de chacun des opérateurs, allant de 8,2% pour l’ADEME, jusqu’à 36,3% pour l’ANCT. Les enveloppes moyennes sont d’ailleurs très modestes, les financements de l’ADEME représentaient en moyenne 54,5 K€/collectivité en 2024 (pour 5.538 bénéficiaires) et moins de 10 K€ pour l’ANCT. Les aides proposées s’inscrivent donc dans des catalogues répondant au financement de politiques sectorielles « dont les outils de pilotage (…) restent insuffisamment articulés pour éviter les doublons et garantir une action d’ensemble cohérent. » On peut parler d’un effet de saupoudrage de ces « co-financements » qui s’appuient par ailleurs sur une complexification des structures mixtes (SEM, associations, etc.) hybridant les opérateurs et certaines collectivités territoriales.
Les 3 scénarios d’économies proposés sur l’ingénierie territoriale de l’État :
Afin de « simplifier » et de rendre plus cohérente l’ingénierie territoriale, la mission d’inspection propose 3 scénarios ainsi qu’une taxation budgétaire homothétique des moyens accordés par ces opérateurs de 5% de ces dépenses.

Le scénario n°1 propose une dévitalisation de l’ANCT sur l’ensemble de ses missions d’ingénierie territoriale, avec des économies différentes suivant que les pouvoirs publics décideraient de supprimer les marchés à bon de commande (MABC) pour 22 M€ ou décideraient de l’arrêt de l’ensemble des programmes, 55,3 M€ d’économies. Comme l’évoque la mission « inévitablement, la version maximaliste de ce scénario entraînerait un questionnement sur le devenir de l’ANCT. »
Le scénario n°2 proposerait une rationalisation plus poussée des missions d’ingénierie territoriale impliquant les 3 opérateurs, tout en leur conservant pour l’ADEME et le CEREMA leur masse salariale métiers, support (pour l’ADEME) et les moyens de fonctionnements dédiés (CEREMA). Par ailleurs, l’échelon départemental étant le plus pertinent pour positionner des moyens d’ingénierie territoriale locale, la mission propose de décentraliser pour 26 M€ de moyens humains transférés depuis les opérateurs, soit l’équivalent de 10 postes/départements auprès des 40 départements considérés par la mission comme « les moins bien dotés en capacité d’ingénierie locale publique au regard de leurs besoins. » Ce scénario « maintiendrait les effectifs de l’ADEME et du CEREMA pour d’autres missions » tout en appliquant ainsi un principe de subsidiarité plus efficient. Les économies nettes atteindraient les 125 M€ (151 M€ -26 M€).
Le scénario n°3 choisirait de considérer que désormais l’ingénierie territoriale est une compétence totalement décentralisée. Elle arrêterait alors l’ensemble de l’ingénierie territoriale des opérateurs de l’État dégageant une économie de 200 M€[3]. Dans ce scénario ADEME et CEREMA seraient préservés, dans leurs productions techniques et méthodologiques structurantes, les missions de ces opérateurs étant recentrées sur la stratégie et l’expertise nationales – et les services déconcentrés jouant désormais un rôle de coordination de l’ingénierie locale. Ce troisième scénario est particulièrement compatible avec les initiatives récentes du Gouvernement en matière de renforcement du rôle des préfets dont les services se verraient renforcés par le rapprochement ou la réinternalisation de certains effectifs portés aujourd’hui par les opérateurs[4].
Une approche cohérente avec la refondation de l’État local
Dans une communication en date du 8 juillet 2025, le Premier ministre a fait part de sa volonté d’ouvrir une nouvelle vague de déconcentration des services de l’État[5]. « Dix ans après l’adoption de la Charte de la déconcentration et cinq ans après la dernière réforme de l’organisation territoriale de l’État, les attentes exprimées par nos concitoyens restent fortes en termes de proximité, de lisibilité et d’efficacité de l’action publique. » En particulier, le dossier de Presse note que « plusieurs évolutions récentes ont éloigné les citoyens des politiques publiques (…) [dont] la multiplication des opérateurs de l’État, qui a fait apparaître une multiplicité d’acteurs nouveaux et pose une question de lisibilité de notre action globale ; » En conséquence, les compétences des préfets vont être renforcées au travers de 2 décrets qui seront pris durant l’été, la réforme d’ensemble étant présentée en conseil des ministres la dernière semaine du mois de juillet. Ainsi, « le préfet sera systématiquement désigné comme le délégué territorial des opérateurs de l’État agissant sur le plan local, dès lors que leurs missions présentent une dimension territoriale : à ce titre, il pourra leur adresser des directives d’action territoriale et leur demander de réexaminer, avec effet suspensif, des projets de décision revêtant un impact local significatif ». Le préfet sera donc le référent de l’État en cas de rationalisation des opérateurs présents sur son territoire. Il devrait être le destinataire des effectifs qui seront mutualisés ou « rebudgétisés » dans le cadre de la réorganisation des opérateurs en cours… et dont les arbitrages ne sont pas encore connus à date. On relèvera cependant que la réforme associée sans doute à diverses mesures de régulation (dont de trésorerie) est programmée pour dégager près de 5,2 Md€ d’économies en 2026[6]. |
Conclusion :
Le rapport publié par l’IGF, l’IGAS, l’IGA et l’IGEDD tombe a point nommer pour donner un exemple concret du potentiel d’économie trouvable au sein de 3 opérateurs sur leurs volets d’ingénierie territoriale. Les scénarios 2 et 3 occasionneraient la suppression de l’ANCT. Le scénario 3 dégageant près de 200 M€ d’économies serait la réforme la plus cohérente en termes de simplification de l’action publique et de clarification des circuits de financements. Par ailleurs, cette réforme s’articulerait particulièrement bien avec le renforcement des pouvoirs du préfet et notamment sur les services déconcentrés et territorialisés des opérateurs. On peut regretter cependant que cette approche ne se prolonge pas par une cartographie précise des moyens d’ingénierie territoriale portée par les acteurs locaux eux-mêmes. Là aussi des rationalisations sont sans doute possibles lorsque l’on sait que les dépenses des EPCI en matière d’études ont été multipliées par 2,3 depuis 2010 pour atteindre 3,9 Md€ en 2023. Il y a sans doute des économies à réaliser sur ce versant… et des mutualisations à opérer. Une meilleure cartographie pourrait permettre aussi aux 40 départements les plus dépourvus en la matière de pouvoir solliciter les structures locales d’autres territoires mieux dotés pour leur porter assistance. L’ingénierie territoriale pourrait ainsi devenir une compétence presque totalement décentralisée.
Au-delà de ce constat, le rapport de mission montre le potentiel d’économies qu’il est possible de dégager sur les opérateurs, si les pouvoirs publics décident d’aller au-delà de la seule réduction des coûts des fonctions supports (540 M€ selon la commission d’enquête Barros/Lavarde[7]). Des gisements existent surtout si l’on décide de redéfinir le périmètre des politiques publiques portées par ces opérateurs. On peut dans ces conditions converger vers les chiffres annoncés par Amélie de Montchalin de restructuration de 1/3 des opérateurs de l’État à horizon 2027 pour des gains attendus entre 2 et 3 milliards d’euros.
[1] La mission d’inspection a ainsi interrogé un pool de maire de 7.150 élus. L’échantillon peut être considéré comme représentatif.
[2] https://www.vie-publique.fr/en-bref/295288-france-services-un-premier-bilan-positif-selon-la-cour-des-comptes
[3] Hors appui spécialisé fourni aux collectivités territoriales par les Agences de l’eau ou le BRGM par exemple. Voir ainsi Cour des comptes, Observations définitives, Le bureau de recherches géologiques et minières (BRGM), exercices 20219-2024, 18 juin 2025.
[4] Une approche qui perçait déjà dans les propositions du rapport de la commission d’enquête LAVARDE sur les « agences » de l’État. Voir notre note en date du 3 juillet 2025 https://www.ifrap.org/etat-et-collectivites/rapport-de-la-commission-denquete-sur-les-operateurs-peut-aller-encore-plus-loin
[5] https://www.info.gouv.fr/actualite/refonder-letat-local-donner-toute-sa-place-au-prefet
[6] https://www.ifrap.org/budget-et-fiscalite/plan-bayrou-30-milliards-deconomies-mais-14-milliards-de-hausses-dimpots
[7] https://www.senat.fr/travaux-parlementaires/structures-temporaires/commissions-denquete/commission-denquete-sur-les-missions-des-agences-operateurs-et-organismes-consultatifs-de-letat.html