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La mutation technologique de l’Armée de Terre, le cas du programme Scorpion

L’armée de Terre est entrée plus que jamais dans une période de renouvellement poussé de beaucoup de ses matériels. Bon nombre d’entre eux sont actuellement à bout de souffle, non seulement par leur entrée en service qui peut remonter à près de quatre décennies, mais aussi par le rythme très soutenu des opérations extérieures ces dernières années. Ainsi, tous les équipements des forces terrestres sont concernés par le renouvellement matériel en cours, comme les fusils d’assaut (appel d’offres de l’Arme Individuelle Future), les roquettes d’infanterie (programme roquette NG), les missiles antichars (programme Missile Moyenne Portée), les hélicoptères de manœuvre (programme NH90) ou encore les systèmes d’information (contrat SIA C2) ou de communication (programme CONTACT). 

Une vue d’artiste de ce à quoi ressemblera l’EBRC Jaguar à compter de sa première livraison, prévue en 2019 au plus tôt.

Mais au sein du nouveau modèle organisationnel[1] « Au Contact ! » de l’armée de Terre et de ses nombreux efforts de renouvellement matériels, le programme SCORPION (Synergie du Contact Renforcée par la Polyvalence de l’infovalorisatiON) occupe une place majeure. Largement mis à l’honneur par le ministère de la Défense au salon Eurosatory 2016, le programme SCORPION a été officiellement lancé en décembre 2014. Il envisage ni plus ni moins que la modernisation complète des groupements tactiques interarmes (GTIA) par l’utilisation massive mais intelligente des technologies numériques modernes. Unité tactique de conduite de l’action interarmes par excellence, les GTIA rassemblent autour d’un même commandement toutes les spécialités nécessaires au combat (infanterie, cavalerie, artillerie, génie, transmissions, logistique …), dans des proportions différentes selon la menace, le théâtre d’opérations ou encore les choix du chef de corps.

Le programme SCORPION prévoit non plus une juxtaposition de moyens différents comme c’est aujourd’hui le cas pour la constitution des GTIA, mais plutôt l’intégration de plusieurs plateformes dans un même système homogène. On parle ainsi de système de systèmes (SdS). Pour l’armée de Terre, il faut distinguer trois objectifs distincts :

  • Il s’agit d’abord de remplacer les équipements en fin de vie ou atteignant des limites en termes d’interopérabilité. Les véhicules blindés du segment médian sont en effet marquée par leur très forte usure et donc leur impossibilité à évoluer véritablement à l’avenir. Les AMX-10RC et les VAB (Véhicule de l’Avant Blindé) lance-missiles HOT seront ainsi remplacés par 248 EBRC (Engins Blindés Roues Canon) Jaguar. Le VAB transport de troupe se voit quant à lui en partie remplacé par 1.722 VBMR (Véhicule Blindé Multirôle) Griffon. En clair, ce sont trois familles de véhicules qui vont être remplacées par le VBMR et l’EBRC. En plus de cela, 358 VBMR-L (Véhicule Blindé Multirôle Léger) devraient être acquis sur étagère à partir de 2019. Concernant les capacités de combat de haute-intensité, la flotte de chars Leclerc SXXI sera portée au standard XLR, 200 devant être livrée entre 2020 et 2028 pour 330 millions d’euros.

Source (Thales, Nexter, RTD) : vue d’artiste du VBMR du l’EBRC.

  • Il s’agit ensuite d’optimiser les capacités de contact des matériels par une infovalorisation extrêmement poussée. Le partage de l’information entre les matériels évoqués ci-dessus est au cœur du programme SCORPION. Ainsi, le SICS (Système d’Information et de Communication Scorpion) va permettre de remplacer les cinq systèmes terminaux existants actuellement. Cette uniformisation des interfaces du chef tactique au soldat, très intuitive et réactive par rapport aux systèmes précédents, autorise l’armée de terre à parler de « combat collaboratif »[2], pour désigner une sorte d’aboutissement de la numérisation de l’espace de bataille, entamée depuis les années 2000. La préparation opérationnelle sera également dopée, puisque les programmes informatiques nécessaires à la simulation seront directement embarqués dans les véhicules.
  • Il s’agit enfin de rationaliser cette flotte de véhicules blindés en favorisant la communalité des équipements. Ainsi, le Griffon et le Jaguar partagent de nombreux éléments, aussi bien au niveau de la mécanique que de l’électronique de bord ou de l’armement. Malgré le fait que le Griffon soit décliné en six versions (transport, mortier embarqué, observation d’artillerie, NRBC, évacuation sanitaire et poste de commandement), sa structure (chassis et motorisation) reste commune. Les versions ne dépendent ainsi que de l’ajout de systémes d'arme spécifiques. Finalement, la communalité des équipements permet de réduire l’empreinte logistique sur un théâtre d’opérations mais aussi de réduire grandement les coûts de maintien en conditions opérationnelles (MCO) des véhicules. Sur le long terme, les capacités d’évolutions des véhicules permettront de disposer de plateformes théoriquement capables de répondre à un très large spectre de menaces présentes et futures.

La première phase du programme prévoit, entre 2018-2025, d’équiper deux brigades interarmes avec 110 Jaguar, 780 Griffon et 200 VBMR légers. La seconde phase prévoit quant à elle la constitution de 18 GTIA SCORPION à partir de 2023, comprenant au total les 200 Leclerc XLR, 248 Jaguar, 1.722 VBMR Griffon et 348 VBMR légers évoqués. A noter que cette seconde phase prévoit aussi l’intégration complète des 18.552 équipements FELIN (fantassin à équipement et liaisons intégrés) en service au sein du système SCORPION. Au total, ce programme devrait coûter plus de 6 milliards d’euros sur 18 ans s’il ne rencontre pas de retards. In fine, le programme SCORPION appelle deux remarques intéressantes au-delà des perspectives doctrinales ou opérationnelles.

La première remarque, c’est le retour du « lourd » dans l’arsenal français. Avec le changement de la donne géopolitique dans les années 1990, l’institution militaire a vu se multiplier un format d’opérations extérieures impropre à l’engagement de nos capacités blindés lourdes. Si les chars Leclerc ont été effectivement employés quelques temps au Kosovo et au Liban, ils n’y ont pas connu l’épreuve du feu (à noter que les Emirats Arabes Unis ont récemment employés leurs chars Leclerc contre les rebelles houthis au Yémen, avec un certain succès) et n’ont joué qu’un rôle purement dissuasif. L’armée de Terre n’a aussi pas choisi de les déployer en Afghanistan, comme l’on par exemple fait les Canadiens, les Danois ou les Américains respectivement avec leurs chars Leopard C2, 2A5DK et M1A2 Abrams. Pour l’Afghanistan comme pour le Mali ou la Centrafrique, ce sont en effet les VBCI, les AMX-10RC ou les Sagaie qui ont été préférés pour des raisons opérationnelles et logistiques. Ce contexte stratégique particulier s’est finalement traduit par une large déflation du parc de blindés lourds : de 1.500 initialement prévus, le nombre de chars Leclerc s’est abaissé à 406 effectivement commandés. Le Livre Blanc de 2008 en prévoyait 254 pour la LPM suivante. Aujourd’hui, seulement 228 sont officiellement en parc, un chiffre à encore relativiser par leur coût de maintenance très élevé (342.123€/an par char en 2014, soit près de 10 fois le coût de MCO unitaire du VBCI). Seul 42 seraient ainsi actuellement opérationnels aujourd’hui. Si le format du parc de char de bataille se réduit encore une fois pour atteindre 200 à l’horizon 2020, cette revalorisation au standard XLR lui permettra de rester en service au moins jusqu’en 2040, accréditant ainsi définitivement l’idée de la pertinence des moyens blindés lourds pour la France.

Char Leclerc Revalorisé (XLR) exposé sur le stand du MINDEF à Eurosatory 2016. On voit bien le nouveau tourelleau téléopéré et le blindage réactif latéral destiné à accroître respectivement les capacités d’agression et de protection du char. La revalorisation inclue également une nouvelle protection anti-mines/engins-explosifs improvisés de plancher, un  brouilleur embarqué, des slats armors à l’arrière de la tourelle et du bloc propulseur et une nouvelle vétronique.  (Photo Nicolas Maldera)

Mais la crise ukrainienne a conduit de nombreux pays de l’OTAN à reconsidérer la Russie comme une menace militaire potentielle. Matériellement, cette menace est relativement similaire à ce qu’elle était dans les années 1980. Réemployer les chars Leclerc dans le cadre des mesures de réassurance des alliés otaniens à l’Est était donc un choix logique, également entériné par plusieurs de nos alliés (Royaume-Uni, Allemagne, Etats-Unis notamment). Mais ce paradigme de « retour au lourd » est aussi visible avec les nouvelles plateformes SCORPION. Le durcissement des menaces asymétriques avec l’usage massif des engins explosifs improvisés a aussi induit la nécessité de monter des protections efficaces sur les véhicules blindés, mais aussi d’accroître leur garde au sol ou de monter une caisse inférieure en « V ». Ainsi, le Griffon pèse près de 25 tonnes tandis que le VAB qu’il remplace en pesait seulement 13. De même, le Jaguar pèsera environ 25 tonnes, alors que l’AMX-10RC en faisait 17 et la Sagaie à peine 9,5. Récemment, le VBCI, initialement qualifié à 29 tonnes, a été qualifié à un PTAC (poids total autorisé en charge) de 32 tonnes par la DGA.

Les dimensions du Griffon son particulièrement impressionnantes : il mesure 7,2m de long, 2,55m de large et 2,62m de haut. En comparaison, le VAB mesure « seulement » 6m de long, 2,49 de largeur et 2,06 de haut. (Photo Nicolas Maldera)

La seconde remarque concerne la rationalisation du parc blindé que le programme SCORPION envisage. Il s’agit en effet de l’un des premiers principes du programme. Cependant, plusieurs questions concernant la standardisation des plateformes au regard de véhicules déjà existants émergent. En effet, comme la Fondation iFRAP l’avait déjà souligné en septembre 2015[3], le choix d’acquérir le Griffon et le Jaguar n’est peut être pas optimal au regard des véhicules déjà existants. Tandis que le choix de développer le VBMR a été entériné, un véhicule comparable existait déjà chez Nexter Systems : le Titus. Même s’il est destiné à l’exportation et qu’apparemment il ne conviendrait pas à l’armée de Terre pour des « raisons techniques », il aurait pu constituer une base évolutive très intéressante et plus économique grâce à des caractéristiques tout à fait comparables à celles du Griffon comme le montre le tableau ci-dessous :

 

Griffon

Titus

Dimensions (L ; l ; H)

7,2m ; 2,55m ; 2,62m

7,55m ; 2,55m ; 2,73m

Masse

25 tonnes

De 17 à 27 tonnes

Motorisation

Volvo 400cv, soit 16cv/t

Cummins 500cv, soit de 29 à 18cv/t

Capacité de transport (équipage + troupes)

3 + 8

2 + 12 hommes

Armement

Tourelleau avec mitrailleuse de 7,62, 12,7 ou lance-grenades de 40mm.

Tourelleau téléopéré de 7,62 à 20mm

Protection (normes OTAN)

Niveau 4

Niveau 1 à 4

Prix unitaire (coût de base)

Prévu à 1M€

700.000€

Source : armyrecognition.com

La même critique peut être adressée à l’encontre de l’EBRC Jaguar. En effet ici aussi, des véhicules comparables existaient déjà comme nous l’avions déjà souligné, notamment le VBCI T/40, sorti en 2015. Ainsi sur cette version, la tourelle Tarask qui équipe nos VBCI classiques est remplacée par une tourelle très similaire à celle qui équipera le Jaguar, intégrant à la fois le canon de 40mm CTA mais aussi le lanceur de missiles MMP. Le tableau comparatif ci-dessous nous montre également des caractéristiques très similaires en termes de capacités entre le VBCI T/40 et le Jaguar :

 

Jaguar

VBCI T/40

Dimensions (L ; l ; H)

inconnues

7,8m ; 2,98m ; 3,3m

Masse

25 tonnes

Environ 32 tonnes

Motorisation

400cv, soit 16cv/t

550cv, soit 17cv/t

Equipage

3

3

Armement

Canon 40mm CTC, mitrailleuse 7,62mm, missiles MMP

Canon 40mm CTC, mitrailleuse 7,62mm, missiles MMP

Protection

Niveau 4

Niveau 4

Prix unitaire (coût de base)

Environ 3M€

Environ 4M€

Source: armyrecognition.com, air-defense.net

Ce rapide comparatif, qui mériterait évidemment d’être approfondi par l’intégration d’autres variables (doctrinales, logistiques …), permet néanmoins de mettre en évidence le fait que la conception des nouvelles plateformes VBMR et EBRC n’est pas forcément la solution la plus rationnelle :

  • L’acquisition de blindés Titus pour remplacer les VAB aurait permis de réaliser des économies sur les coûts de développement, puisqu’il avait déjà été développé sur fonds propres par Nexter. Alors que le Griffon n’entrera vraisemblablement en service qu’à partir de 2018-2019, le choix du Titus aurait permis une entrée en service beaucoup plus rapide.
  • Le choix du VBCI T/40 aurait permis la constitution d’une flotte homogène de près de 880 VBCI et ainsi de réaliser des économies d’échelle évidentes sur la production et la standardisation de la maintenance opérationnelle. Le fait que le châssis du VBCI soit aujourd’hui largement éprouvé après ses déploiements en Afghanistan et en Afrique aurait également induit des économies liées aux essais et à la mise en service. Il aurait permis de disposer d’un véhicule mature très rapidement. Enfin ici aussi, alors que la mise en service du Jaguar est prévue pour 2019-2020, le choix d’un modèle de VBCI « upgradé » en termes de capacités d’agression aurait permis de soulager au plus vite les unités opérationnelles.

A noter que même aux Etats-Unis, l'US Army a choisi de ne pas développer de nouveau véhicule médian pour remplacer ses blindés Stryker. La nécessité d'une puissance de feu plus importante s'est rapidement faite jour depuis le début des tensions ukrainiennes avec la Russie. Initialement armés d'un tourelleau intégrant une mitrailleuse (5,56,7.62 ou 12,7mm) ou d'un lance-grenades automatique, les Stryker étaient relativement bien armés dans le cadre des opérations irakiennes ou afghanes. En revanche, il serait bien faibles contre les BTR-82A et les BMP russes. Finalement, plutôt que de développer une nouvelle famille de véhicules, l'US Army a plutôt choisi d'upgrader les Stryker avec une tourelle de 30mm MRWS téléopérée, et ainsi permettre de conserver une capacité d'emport de 9 fantassins. Cette solution permet ainsi d'optimiser la maintenance du parc blindé mais également de rentabiliser des châssis existants et relativement neufs.

La troisième remarque concerne directement la tendance de la déflation générale du parc blindé français. Ainsi, les 256 AMX-10RC, 110 ERC-90, 140 VAB HOT (soit 506 véhicules) ne vont être remplacés que par moitié moins de Jaguar (248). Le parc de VAB, d’une moyenne d’âge de 32 ans et comprenant environ 3.000 véhicules, ne sera de facto rénové qu’à moitié par la livraison des 1.722 VBMR. Comme mentionné précédemment, le parc de chars Leclerc se voit aussi réduire à 200 exemplaires à l’horizon 2020, alors qu’il était de 320 machines en 2008. Les budgets étant largement insuffisants, il n’existe pas de solution abordable pour rentabiliser les quelques dizaines de Leclerc qui attendent dans les hangars de l’armée de Terre[4]. Cette déflation des véhicules blindés en service, tout comme la déflation récente des effectifs, pose in fine la question de la bonne réalisation du contrat opérationnel des armées et de son aptitude à remporter la victoire. Comme se demandait récemment Michel Goya, qui la France peut-elle vaincre désormais ?[5]

Conclusion

Il apparaît que le programme SCORPION est un programme très ambitieux par l’ampleur du renouvellement capacitaire qu’il va apporter aux GTIA. Grâce à la place particulièrement poussée des technologies de partage de l’information, il va faire rentrer l’armée de Terre dans une nouvelle génération « 2.0 » de matériels. Les VAB, AMX-10RC et ERC-90 ayant vus défiler plusieurs générations de soldats, cette nouvelle génération était dans tous les cas nécessaire. Mais était-il indispensable de lancer la conception et le développement de nouvelles plateformes, alors que plusieurs existaient déjà et auraient pu être adaptées à moindre coûts ? Faut-il voir dans les investissements de ce programme un soutien objectif, notamment en ce qui concerne le secteur export à l’industrie d’armement terrestre française, au détriment de la rationalité économique immédiate ?

Comme dans tous les grands programmes d’armements, l’incertitude plane sur les véritables coûts et délais finaux de matériels complexes. Même si le consortium Nexter, Thales et Renault Truck Défense assure aujourd’hui ne pas être en retard sur les prévisions de production, d'essai et de livraison aux unités opérationnelles, il convient de ne pas oublier le constat que dressait la Cour des Comptes des programmes d’armements majeurs français en 2010 : « les programmes d’armement considérés ont tous été affectés dans leur réalisation par des dérapages temporels et des dérives financières conduisant, in fine, à doter les forces armées plus tardivement de matériels moins nombreux et, parfois, aux capacités réduites par rapport aux spécifications retenues »[6]. Même sans retards, les dates de livraisons et d’entrée en service dans les forces opérationnelles nous obligent déjà à laisser en service des véhicules à bout de souffle pendant encore une bonne dizaine d’années.


[1] Voir Terrestre : la mutation, Le Magazine des ingénieurs de l’Armement, n°109, juin 2016.

[2] La notion de combat collaboratif désigne une nouvelle forme de combat à l’heure de la massification des technologies d’information et de communication. Le partage de l’information en temps réel entre les différents vecteurs au contact de l’ennemi doit décupler les capacités d’agression, raccourcir la boucle décisionnelle des chefs et augmenter leur initiative. Le combat collaboratif nous ramène finalement aux concepts américains du « network centric warfare » et du « battlefield management », tous deux nés de la révolution dans les affaires militaires des années 1990.

[3] Voir L’armée de Terre : un parc de blindés à rationaliser, iFRAP, 20 septembre 2015.

[4] Le concept du char Leclerc T/40 pourrait théoriquement constituer une bonne solution pour rentabiliser les véhicules qui ne seront pas rénovés au standard XLR par Nexter.

[5] Voir Masses sous-critiques : qui la France peut-elle vaincre désormais ? Michel Goya, DSI n°123, mai-juin 2016.

[6] Voir La conduite des programmes d’armement, Cour des Comptes, février 2010.