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Alors que la surpopulation carcérale explose, l'Etat a-t-il baissé les bras ?

L'affaire Kohlantess, organisation de karting à la prison de Fresnes, et la responsabilité qui tient le garde des Sceaux doivent servir à remettre dans le débat public l'intolérable état du système pénitentiaire français et le non respect des engagements gouvernementaux sur le sujet. Alors que l'encellulement individuel et l'isolement des détenus radicalisés devraient être les objectifs à atteindre, il apparait que l'Etat a déjà baissé les bras.

Pourtant, fin 2021, le taux d’occupation moyen dans les prisons était de 115% et jusqu'à 138% pour les maisons d’arrêt. Cet été, la prison de Chambéry affichait un taux de surpopulation carcérale de 193%, la maison d'arrêt de Nîmes, 211%. En 2020, la France a été condamnée par la Cour européenne des droits de l’homme à cause d'une surpopulation carcérale qui entraine des traitements inhumains et dégradants. Des conditions d'incarcération qui dégradent le potentiel de réinsertion des détenus : si environ 60% des détenus avaient une activité rémunérée il y a 20 ans, ils ne sont plus que 31%.

La réalité est que le nombre de places opérationnelles n’a augmenté que de 2.022 places opérationnelles de janvier 2017 à juin 2022. Dans la mesure où le nombre de places libres à drastiquement diminué (-1.096 places), le nombre de places opérationnelles disponibles a augmenté de 3.118 places. C'est 2 fois moins que l’objectif de créations nettes affiché par le gouvernement initialement.

Pour rappel, l'engagement d'origine consistait en la livraison de 15 000 nouvelles places de prisons sur 10 ans dont 7 000 livrées d’ici la fin de 2022. Il s’agissait d’effectuer un effort de construction de 1.500 places nettes/an contre 1.000 en moyenne annuelle entre 1988 et 2016. Le programme prévoyait initialement « la mise en chantier d’ici à 2022 de 7.000 premières places, qui seront livrées terminées ou à un stade avancé de construction à cette échéance » puis dans un second temps, de 8.000 places supplémentaires d’ici 2027[1].

Les données disponibles entre janvier 2017 et juin 2022 font apparaître les résultats suivants :

 

janv-17

juin-22

Différentiel

Nombre de places opérationnelles (1)

58 681

60 703

2 022

Nombre de places libres (2)

4 539

3 443

-1 096

Nombre de places disponibles (3)=(1)-(2)

54 142

57 260

3 118

Source : Ministère de la Justice, juillet 2022

Le constat des Etats généraux : le nombre de détenus augmente inexorablement

S’agissant du volet de la justice pénitentiaire, le rapport formule plusieurs constats[2] : tout d’abord « une réponse pénale et une sévérité croissantes », malgré l’impression de « laxisme » qui prévaut dans l’opinion publique. En effet, « face aux actes de délinquance (…) les parquets privilégi[ent] les procédures de comparution immédiate ainsi que les comparutions sur reconnaissance préalable de culpabilité (CRPC). » Il en résulte une augmentation importante +5 points des comparutions immédiates, soit 18% des jugements rendus en matière pénale (2020) contre 13% en 2012. Celles-ci ayant en retour « une incidence directe sur le prononcé des peines d’emprisonnement ferme assorties d’un mandat de dépôt et donc non aménagées. » Il en résulte une augmentation du quantum moyen d’emprisonnement ferme qui passe de 7 mois (soit 210 jours) en 2012 à 9,5 mois en 2020 (285 jours). Et ce, « malgré la loi du 23 mars 2019 qui a réduit les possibilités pour les juges de prononcer de courtes peines. »

Par ailleurs, « bien qu’en baisse de 7% entre 2019 et 2022, le stock de peines d’emprisonnement en attente d’exécution se maintient à un niveau très élevé » soit près de 95.000 peines environ au 1er janvier 2022. Un niveau de stock (correctionnelle, assises et appels) « qui s’explique essentiellement par les délais de mise à exécution des peines d’emprisonnement, pour partie seulement incompressibles en raison des délais procéduraux. » Pour « partie seulement », ce qui veut dire qu’il existe également une part d’inexécution « provisoire » qui subsiste faute de moyens[3] et de lieux de placement en détention ou d’alternatives au placement en détention (mise sous écrou simple).

L’augmentation de la réponse pénale malgré les lois existantes (loi du 23 mars 2019 visant à réduire le prononcé des courtes peines[4], mais aussi loi du 15 août 2014 relative à l’individualisation des peines destinées à éviter les sorties « sèches » sans aménagement de peine, et à libérer des places de prison) aboutit mécaniquement à faire croître inexorablement la population carcérale, après « un court répit dès la fin 2015 et, de manière ininterrompue jusqu’en 2020 » puis « après avoir significativement diminué au début de la crise sanitaire ». Les chiffres parlent d’eux-mêmes : 48.594 détenus en janvier 2002, 66.270 détenus en janvier 2015 contre 70.651 en janvier 2020, baisse à 58.723 en juillet 2020, 69.964 en février 2022, 71.678 en juin 2022[5].

Au final, au 1er décembre 2021, la France disposait de 60.775 places pour un parc de 188 établissements pour une population de 69.992 détenus, soit un taux d’occupation moyen de 115%, et de 138% pour les maisons d’arrêt. La multiplication des courtes peines explique cette statistique puisque 26,1% des personnes détenues au 1er octobre 2021 exécutaient une peine d’emprisonnement de moins d’un an. Il en résulte que « Malgré les programmes successifs de construction engagés par le ministère de la justice visant à accroître l’offre de places, à la diversifier et à la moderniser, la suroccupation des établissements pénitentiaires demeure une question d’actualité impactant directement et durablement la qualité de la prise en charge des condamnés incarcérés dans les maisons d’arrêt, notamment dans des domaines tels que l’accès à la formation, l’accès aux soins et l’accès au travail et limitant de fait les chances de réinsertion. La prison échoue alors dans sa mission de réinsertion, ainsi qu’en attestent les taux de récidive. L’une des finalités de la sanction pénale se trouve ainsi négligée. »

Il existe par ailleurs une véritable épée de Damoclès engageant la responsabilité de l’Etat puisque la loi du 8 avril 2021 tendant à garantir le droit au respect de la dignité de la détention, prévoit désormais la création d’un nouveau cas de recours devant le juge judiciaire pour tous les détenus en cas de conditions indignes de détention. D’ores-et-déjà 32 recours ont été introduits sur ce fondement en janvier 2022. Ce qui devrait conduire les pouvoirs publics à tenter de parvenir « à marche forcée » à un encellulement individuel effectif. Pourtant, en pratique il n’en est rien et le rapport des Etats généraux prend un chemin opposé.

Densité carcérale : 118% en France contre 86%, en moyenne, en Europe

Il est important de noter qu'avec un taux d’incarcération de 105,3 incarcérés/100.000 habitants au 31 janvier 2020, la France « se situe en réalité dans le milieu du classement des pays de l’Union européenne en la matière ». A ce titre, l’Allemagne est à 76,1 personnes incarcérées/100.000 habitants). La France est donc à un niveau comparable à celui de l’Italie (101,2/100.000), mais loin derrière l’Angleterre (138/100.000). 

Selon SPACE, l'outil de statistiques pénales annuelles du Conseil de l’Europe, les prisons françaises sont les plus surpeuplées d'Europe.

Source, SPACE, l'outil de statistiques pénales annuelles du Conseil de l’Europe et traitement par RTL

En effet, en juin 2022, la France affichait une densité de population carcérale à 118% (à lire comme 118 détenus pour 100 places de prisons opérationnalles), soit plus de 10 points devant la Belgique et l'Italie, respectivement à 107%. L'Allemagne affichait une densité carcérale à 81,6%, en dessous même de la moyenne européenne à 86%. 

A titre de comparaison, en 2021, la France affichait une densité de population carcérale à 103% contre 119% pour la Roumanie, en dernière position.

Les solutions proposées ne passent pas par une augmentation de la capacité carcérale… 

Etonnamment les conclusions du rapport des Etats généraux ne prévoient pas d’augmentation de la capacité carcérale française au-delà du programme actuel de 15.000 places évoqué plus haut :

« S’agissant de l’administration pénitentiaire, le comité préconise, outre l’accompagnement de l’ouverture de nouveaux établissements, une mise à niveau significative des effectifs des services pénitentiaires d’insertion et de probation (SPIP)[6]. » En effet, « sans remettre en question les 8.000 places supplémentaires de prison programmées pour 2027 ainsi que les 6.679 recrutements rendus nécessaires par la création de ces nouveaux établissements[7], le comité ne propose pas la construction de nouvelles places de prison. » En effet, « le parc pénitentiaire aura en effet atteint une taille suffisante pour répondre aux besoins de prise en charge de la population carcérale, compte tenu des comparaisons internationales et de l’idée que le comité se fait du sens de la peine. »

L’expression retenue par le comité des Etats Généraux de la Justice a de quoi interroger… elle charrie toujours cette idée que la répression et la réparation ne peuvent être mis sur un pied d’égalité avec la prévention de la récidive et la réinsertion des condamnés. C’est pourquoi « La sanction pénale et la réinsertion des condamnés n’exigent pas, selon le comité, une hausse indéfinie du nombre de places de prison. »

C’est pourquoi, en décalage avec ses propres constats statistiques énoncés plus haut, le comité propose de réallouer les moyens supplémentaires au « renforcement des moyens humains à la disposition des services pénitentiaires d’insertion et de probation en milieu fermé [SPIP], mais aussi et surtout principalement en milieu ouvert afin de garantir (…) une meilleure prise en charge des personnes condamnées et un contrôle renforcé de leurs obligations, en particulier pour les personnes présentant des risques de récidives. »

En clair, il s’agit de mettre les moyens avant tout sur les mesures d’insertion et de probation pour les personnes détenues mais surtout d’éviter l’incarcération en développant massivement les moyens nécessaires au suivi des écroués en milieu ouvert de façon à « garantir un éclairage en amont du jugement des tribunaux correctionnels et des juges d’application des peines », afin que ces derniers se sentent libres de diminuer les courtes peines inférieures à un an « en particulier pour les personnes présentant des risques de récidives ». Il s’agit donc de mobiliser tous les moyens alternatifs à l’incarcération même pour les récidivistes effectifs ou potentiels afin que les juges modifient leur réponse pénale en conséquence.

Très concrètement ce renforcement des moyens devrait permettre de « parvenir dans les prochaines années à un nombre moyen de 60 personnes placées sous main de justice  suivies en milieu ouvert par conseiller pénitentiaire d’insertion et de probation », contre 69,7 actuellement. Il devrait également conduire à « une plus forte présence des SPIP dans les juridictions, aux côtés des juges correctionnels et des juges d’application des peines » afin de créer des dispositifs de justice « résolutive des problèmes » en aval du jugement sur le modèle de ce qui peut se faire aux Etats-Unis, en Grande-Bretagne mais également en Espagne. C’est-à-dire renforcer la présence des SPIP en juridiction pour améliorer la prise en charge dès le prononcé des peines.

… mais par une réduction des courtes peines et un mécanisme de « régulation »

Si le comité a estimé que « la surpopulation carcérale, qui constitue une problématique constante pour l’institution judiciaire, pourra progressivement être surmontée, une réponse purement immobilière par l’enchaînement de programmes de construction d’établissements pénitentiaires, ne pouvant en l’espèce constituer une réponse suffisante », malgré la très forte cannibalisation du programme en cours par les programmes antérieurs du fait même de la vétusté importante de certains établissements.

En conséquence le comité propose de limiter le prononcé des courtes peines, sans aller jusqu’à leur interdiction comme en Allemagne. Il s’interroge sur leur coût, 109,76€/jour lorsque le placement sous bracelet électronique ne coûte que 12,26€/jour et une mesure de semi-liberté 80€/jour. Dans ces conditions la réponse serait pour le comité de réussir un suivi en milieu ouvert justifiant une prise en charge à la fois « plus dense et plus individualisée. »

A cet effet, le comité propose l’introduction d’un mécanisme de régulation carcérale par l’établissement d’un seuil de criticité. S’il rejette la mise en place d’un numerus clausus carcéral qui serait opposable au Parquet, il souscrit à l’idée d’un seuil de criticité pour chaque établissement pénitentiaire. Il s’agirait de définir une situation de suroccupation majeure se traduisant par un taux à partir duquel « les services de l’établissement ne sont plus en mesure de fonctionner sans affecter durablement la qualité de la prise en charge des condamnés » (parloirs, accès aux douches, soins, formations). Le dépassement de ce seuil conduirait à la réunion obligatoire des différents acteurs de la chaîne pénale qui pourraient envisager des mesures de régulation (à l’instar de ce qui a été déjà tenté dans le cadre de la crise du Covid-19).

Le comité propose également de faire évoluer les missions des surveillants pénitentiaires : et notamment leur confier certains aspects du contrôle des obligations des probationnaires en milieu ouvert, au-delà du travail effectué en matière de placement sous surveillance électronique (PSE) et de détentions à domicile sous surveillance électronique (DDSE).

Conclusion : « errare humanum est sed persevare diabolicum »

Les constats statistiques fournis par le rapport du comité des Etat généraux de la Justice sont sans appel et éclairants par eux-mêmes, mais les solutions proposées sont en complet décalage avec l’urgence « sécuritaire » actuelle. Faute de pouvoir véritablement s’interroger sur l’augmentation de la capacité carcérale, le comité s’en tient aux chiffres officiels annoncés. Ça tombe bien puisque cela va dans le sens d’une capacité fortement accrue à bref délais, alors que rien n’est moins sûr bien au contraire.

Désormais il est inutile de se cacher derrière les impératifs de réinsertion des condamnés pour limiter la facture « budgétaire » de la réponse pénale. Le comité enjoint aux magistrats de diminuer les courtes peines d’emprisonnement sans pouvoir les limiter drastiquement, tout en leur demandant de trouver toutes les alternatives possibles à l’incarcération. In fine, un mécanisme de régulation des capacités carcérales inspiré par le modèle intervenu dans l’urgence sanitaire du Covid-19 devrait voir le jour, de façon à limiter la surpopulation carcérale. Aura-t-on pour autant atteint l’objectif de l’encellulement individuel ? De la spécialisation des quartiers ou des établissements pour « radicalisés » ou convaincus de terrorisme ? Rien n’est moins sûr. Les moyens seront donc consacrés au milieu semi-ouvert, ouvert, et en aval sur la réinsertion… cela rappelle les réalisations de l’ANRU en matière urbanistique, avec le succès que l’on connaît.


[1] Annonce du Garde des Sceaux M. Dupont Moretti à Lutterbach le 20 avril 2021. https://www.apij.justice.fr/nos-actualites/programme-penitentiaire-15-000-places/

[2] Voir rapport Rendre justice aux citoyens, avril 2022, p.57 et suiv. https://www.justice.gouv.fr/_telechargement/Rapport_EGJ_20220516.pdf#page=57

[3] Notamment à cause de la lenteur d’intervention du JAP (juge d’application des peines) pour trouver un aménagement de peine (délai de 5 mois ½) alors que le délai moyen d’exécution d’une peine d’emprisonnement sans mandat de dépôt et non aménagée (ou non aménageable) s’élève à environ 4 mois. Il ne parvient donc pas généralement à intervenir à temps. Par ailleurs les comparutions immédiates rendent « difficilement compatible (…) la mise en place d’un aménagement de peine ab initio, faute pour le juge de disposer, de la part du SPIP (service pénitentiaire d’insertion et de probation), d’éléments suffisants relatifs à la situation et la personnalité du prévenu et du temps nécessaire pour apprécier sa situation. »

[4] En effet cette loi impose un dispositif de « bloc peine » interdisant le recours à des peines d’1 mois d’enferment ferme, ce qui diminue le prononcé des peines comprises entre 1 et 6 mois « [mais] la part des peines d’emprisonnement ferme comprises entre 6 mois et 1 an a en parallèle augmenté, faisant apparaître un allongement de la durée moyenne des courtes peines prononcées par les tribunaux correctionnels. »

[5] On peut également consulter les séries longues de l’INSEE au 1er janvier de chaque année. Un décrochage apparaît en janvier 2021 à cause des mesures exceptionnelles liées à la Pandémie de Covid-19 intervenues au printemps 2020, voir https://www.insee.fr/fr/statistiques/2382579#tableau-figure1_radio1

[6] http://www.justice.gouv.fr/_telechargement/Rapport_EGJ_20220516.pdf#page=154

[7] La direction de l’administration pénitentiaire (DAP) a fait part au comité d’un besoin de recrutement dans le cadre du plan quinquennal 2023-2027 de la nécessité de recruter 6.679 agents pénitentiaires supplémentaires afin de doter en personnel la quarantaine de nouveaux établissements pénitentiaires prévus (il en existe aujourd’hui 188).