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Air France : solder son passé

Dans tous les secteurs, tourisme, cinéma, musique, aéronautique, même des entreprises performantes des secteurs supposés les plus sûrs, ont été surprises par la crise du Covid, et ont dû être secourues par l’État. Dans l'aérien, de nombreuses compagnies y compris les concurrentes d’Air France comme British Airways, Lufthansa, Swiss Air, Delta, ou Emirates ont bénéficié de dispositifs de soutien. Mais Air France constitue un cas particulier. Comment faire pour qu’elle abandonne définitivement ses habitudes d’ancien monopole d’État, certain d’être toujours protégé par des réglementations franco-françaises et indéfiniment renfloué par les contribuables ? Au moment même où l'aérien fait l'objet de plus en plus de pressions environnementales ?  

Après les 7 milliards de prêts privilégiés attribués à Air France en 2020 par le gouvernement, l’Etat s’apprête à en transformer 3 autres en obligations convertibles et à augmenter sa participation au capital, en passant de 7 à 30% pour un 1 milliard d’euros. L’Etat redeviendrait le plus important actionnaire d’une entreprise dont le résultat net moyen, sur les cinq dernières années d’avant crise n’avait été que de 300 millions d’euros, après une perte de 800 millions en 2009 et de 1,6 milliard en 2010.

Dans le cas d'Air France, les mesures mises en place appellent un examen d'autant plus attentif dans une entreprise au lourd passé. Les images du PDG malmené sont encore dans tous les esprits, et de très nombreux Français se souviennent de leurs déplacements touristiques et professionnels perturbés par des grèves d’Air France. Le comble ayant été la longue lutte rétrograde contre le pilotage à deux (au lieu de trois) des nouveaux avions.

Air France malade du « ne peut pas disparaître »

À Air France et dans ses filiales HOP et Transavia, malgré les déficits, les grèves sont fréquentes comme le montre un site qui les recense. Un mode de relations sociales inchangé depuis des décennies, où les grèves tournantes et ciblées, celles d’un tout petit nombre de grévistes situés aux endroits stratégiques, ont montré qu’elles peuvent mettre à mal même les plus grandes organisations. Pire encore, les simples menaces de grèves non suivies d’effet, pouvant perturber le service, sont dévastatrices pour les passagers et l’entreprise. Le droit de grève est intangible, mais comme toutes les forces, il serait nécessaire que la sienne soit contrebalancée par une autre, le souci de la réussite et de la survie de l’organisation. Quoique privée, Air France appartient à cette catégorie sacrée (le pavillon français), qui profite du parachute « elle ne peut pas disparaître ».    

Les « conditions » mises par Bruxelles

La Commission de Bruxelles a examiné ce plan de soutien au même titre que les mesures mises en place dans les différents pays membres pour soutenir les compagnies aériennes impactées par la crise et les entreprises du secteur aéroportuaire. La doctrine retenue par la Commission est la suivante : les aides d'Etat accordées par des États membres sont autorisées pour indemniser des entreprises ou des secteurs spécifiques affectés par des événements exceptionnels comme peut l'être l'épidémie de coronavirus. Les mesures doivent cependant compenser les dommages directement liés à l'épidémie et doivent être proportionnées.

Pour protéger les clients et les concurrents d’Air France, Bruxelles a exigé qu’Air France perde 24 créneaux par jour à Orly. Mme Margrethe Vestager, vice-présidente exécutive chargée de la politique de concurrence, a déclaré: « Dans le même temps, le soutien public sera assorti de conditions, visant notamment à assurer une rémunération suffisante à l'État français, ainsi que de nouvelles mesures destinées à limiter les distorsions de la concurrence. En particulier, Air France s'est engagée à mettre à disposition des créneaux horaires à l'aéroport saturé de Paris Orly, où Air France détient une puissance significative sur le marché. Ces dispositions donnent aux transporteurs concurrents la possibilité d'étendre leurs activités dans cet aéroport, en garantissant des prix équitables et un choix plus large pour les consommateurs européens ».

Mesures d'aides prises en faveur de compagnies aériennes européennes touchées par la crise économique liée à l'épidémie de coronavrius, et pour lesquelles la Commission européenne a été amenée à se prononcer :

  • 12 mars 2021: aide finlandaise de 350 millions d'euros pour indemniser Finnair des dommages subis en raison de l'épidémie de coronavirus 
  • 29 décembre: 73 millions d'euros d'aide italienne pour indemniser Alitalia pour les dommages supplémentaires subis en raison de l'épidémie de coronavirus 
  • 23 décembre: 120 millions d'euros d'aide grecque pour indemniser Aegean Airlines pour les dommages subis en raison de l'épidémie de coronavirus 
  • 11 décembre: 106,7 millions d'euros d'aide à la restructuration et 30,2 euros d'indemnisation des dommages subis en raison de l'épidémie de coronavirus en faveur de la compagnie aérienne française Corsair
  • 1er décembre: la Commission approuve une subvention croate de 11,7 millions d'euros pour indemniser Croatia Airlines pour les dommages causés par l'épidémie de coronavirus
  • 27 novembre: programme danois de 6 millions d'euros pour soutenir les compagnies aériennes dans le contexte de l'épidémie de coronavirus 
  • 17 novembre: programme slovène de 5 millions d'euros pour soutenir les compagnies aériennes touchées par l'épidémie de coronavirus
  • 4 septembre: aide italienne de 199,45 millions d'euros pour indemniser Alitalia des dommages subis en raison de l'épidémie de coronavirus 
  • 21 août: soutien belge de 290 millions d'euros à Brussels Airlines dans le cadre de l'épidémie de coronavirus 
  • 20 août: garantie de prêt roumain de 62 millions d'euros pour indemniser Blue Air des dommages subis en raison de l'épidémie de coronavirus et fournir à la compagnie aérienne une aide urgente en liquidités 
  • 18 août: la Commission approuve une aide de liquidité portugaise de 133 millions d'euros à la compagnie aérienne SATA; 
  • 6 juillet: prêt subordonné autrichien de 150 millions d'euros pour indemniser Austrian Airlines pour les dommages subis en raison de l'épidémie de coronavirus 
  • 3 juillet: mesure lettone de 250 millions d'euros visant à recapitaliser airBaltic 
  • 1er juillet: programme d'incitation chypriote de 6,3 millions d'euros en faveur des compagnies aériennes touchées par l'épidémie de coronavirus
  • 10 juin: 1,2 milliard d'euros de soutien de liquidité d'urgence portugais à TAP
  • 9 juin: 286 millions d'euros, mesure finlandaise de recapitalisation de Finnair 
  • 18 mai: garantie de l'État finlandais sur un prêt de 600 millions d'euros à Finnair dans le contexte d'une épidémie de coronavirus 
  • 4 mai: la France prévoit de fournir 7 milliards d'euros de soutien de liquidité urgent à Air France 
  • 27 avril: Prêt garanti par l'État allemand de 550 millions d'euros pour indemniser la compagnie aérienne Condor des dommages causés par l'épidémie de coronavirus 
  • 24 avril: garantie publique suédoise pouvant atteindre 137 millions d'euros pour indemniser la compagnie aérienne SAS pour les dommages causés par l'épidémie de coronavirus 
  • 15 avril: Garantie publique danoise pouvant atteindre 137 millions d'euros pour indemniser la compagnie aérienne SAS pour les dommages causés par l'épidémie de coronavirus 
  • 11 avril: programme de garantie suédois de 455 millions d'euros pour soutenir les compagnies aériennes touchées par l'épidémie de coronavirus 
  • 31 mars: programme français reportant le paiement par les compagnies aériennes de certaines taxes pour atténuer l'impact économique de l'épidémie de coronavirus

Les conditions à venir au nom de l'environnement

De son côté, Bruno Le Maire a réitéré ses exigences de verdissement  : « Air France doit devenir la compagnie aérienne la plus respectueuse de l'environnement de la planète. C'est la condition à laquelle je suis le plus attaché », et de performance économique. « Nous avons fixé des conditions à Air France. Des conditions de rentabilité, car c'est l'argent des Français donc il faut qu'Air France fasse un effort pour être plus rentable ». 

Rappelons aussi que ces conditions interviennent alors que l'Assemblée nationale examine le projet de loi Climat et Résilience qui prévoit la fin du trafic aérien sur les vols intérieurs là où il existe une alternative bas carbone en moins de 2h30 (article 36). La mesure pourrait impacter 8 liaisons actuellement exploitées par Air France : Paris CDG/Orly - Nantes/Lyon/Bordeaux, Paris CDG-Rennes et Lyon-Marseille. Aucune autre compagnie européenne n’exploite actuellement ces liaisons et ne serait autorisée à le faire. Plusieurs de ces lignes se caractérisent par une part importante de voyageurs en correspondance et pourraient être concernés par les aménagements prévus par décret.

Pour répondre aux attentes de Bercy, il est utile de préciser qu'Air France utilisant les mêmes avions que ses concurrentes, sa différentiation ne peut être que marginale (ex. plateaux repas, roulage des avions, agrocarburants). Et les avions de 150 places à hydrogène ne sont, eux, pas envisagés avant trente ans. 

Mais l'obligation d'abandonner des lignes intérieures quand le train dessert ces villes en moins de 2 heures 30, revient à handicaper Air France au moment où il faudrait la libérer. Même si seulement 32 vols par jour (sur un total national de 500) seront supprimés sur Orly -Nantes, -Bordeaux et -Lyon, le signal est négatif pour ces villes, pour Airbus et pour Air France. C'est aussi tout l'écosystème des aéroports qui est menacé. Les aéroports régionaux représentent un peu plus de 200 000 emplois directs.

Même si des mesures similaires ont été étudiées aux Pays-Bas visant par exemple à interdire l'utilisation de l'avion entre Amsterdam et Bruxelles, ou plus généralement s'il existe une pression contre l'usage de l'avion, les passagers n'ont aucune raison de prendre l'avion et ses complexes contrôles de sécurité s'ils ne présentaient pas, dans leur cas précis, des avantages décisifs (ex. aller au mega Campus de Saclay près d'Orly). Le tout en échange d'une réduction infime des émissions de CO2, et en pénalisant des aéroports que le gouvernement soutient par ailleurs pour 300 millions d'euros au nom du soutien à l'économie dans le contexte d'épidémie, et qu'il a par ailleurs longuement soutenu au nom de l'aménagement du territoire.

Quant aux conditions sur la rentabilité, elles sont anciennes : si Air France a déjà prévu d’arrêter plusieurs de ces lignes dans le cadre de son plan de transformation, et envisage de dévlopper Transavia au détriment de Hop!, on voit mal de quel nouveau levier le gouvernement disposerait. et comment il sera possible d’éviter de nouvelles grèves des personnels ? 

Conclusion

En exigeant d'Air France qu'elle se restructure, qu'elle verdisse son activité, qu'elle diminue ses liaisons pour favoriser la concurrence du train, l'Etat et la Commission européenne escompte un tour de force du pavillon français qui s'est toujours considéré comme "ne pouvant disparaître". Pour rétablir l’équilibre entre salariés d’une part, et clients, contribuables et actionnaires d’autre part, il faut mettre en place un mécanisme qui pénalise les abus de grève dans les organismes « qui ne peuvent pas disparaître ». Pour La Poste, la technologie a eu raison de son monopole sur le marché du courrier. Pour les France Telecom, RATP, SNCF, EDF et GDF, après des décennies de paralysie, les ouvertures à la concurrence ont commencé et vont continuer à normaliser la situation. Pour Air France, la méthode douce serait de sortir entièrement l’Etat de cette entreprise, et, comme l’avait fait Christian Blanc pour les pilotes, de renforcer l’actionnariat de tous les salariés. Une partie des salaires serait versée en actions à conserver jusqu’au départ en retraite. La méthode forte, inévitable si rien n’est fait, serait d’accepter sa reprise en mains par un concurrent européen : même son associé KLM résiste mieux qu’Air France à la crise. Mais en tout état de cause, l'Etat français devra mettre en cohérence ses exigences en matière de rentabilité face à des syndicats qui se sont jusqu'à présent montrés peu enclins à réaliser des efforts de productivité et de verdissement de l'entreprise, au risque de subir un nouvel échec.