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Livre : On m'avait dit que c'était impossible, de Jean-Baptiste Rudelle

Le manifeste du fondateur de Criteo

Alors que 168 « start-up » françaises se sont présentées au « Consumer Electronic Show » de Las Vegas de 2016, saisir la vie (et la mort) de ces phénomènes est indispensable. Et même s’il ne comporte ni mystère, ni meurtre, le récit de la réussite de Criteo (créée en 2005, 2000 salariés dans le monde, 3 milliards d’euros de capitalisation), une de ces plus brillantes entreprises françaises est aussi haletant que les meilleurs romans de Guillaume Musso ou Marc Levy.

D'abord, le personnage est étonnamment normal : famille intellectuelle assez modeste de province, très peu entrepreneur ; études satisfaisantes mais mornes qui le conduisent à Supelec toujours sans passion ; premier emploi dans une multinationale où il s’ennuie. Cela semble mal parti.

Le premier intérêt de ce livre est la liste de ses premières tentatives entrepreneuriales : rabais sur le coût des appels téléphoniques vers l’étranger (échec), téléchargement de sonnerie de téléphone portable (Kiwee succès) et saladerie créée avec son épouse. Va-t-il créer un nouvelle chaîne mondiale de restaurant concurrente de Subway ? Non. De chacune de ses expériences, l’auteur tire des leçons, notamment pour Kiwee, de son manque d’audace qui l’a limité à la France et a laissé ses concurrents le rattraper faute de recherche développement.

Première véritable amorce : à temps perdu, Jen-Baptiste Rudelle rêve d’un service qui répondrait à son besoin personnel. Boulimique de DVD, il pense que si tous ses amis notaient ceux qu’ils ont vus, cela l’aiderait à choisir les siens. Et cet essai contient l’essence de Criteo : ce serait encore mieux si l’outil sélectionnait les DVD en tenant compte de ses goûts spécifiques à lui, Jean-Baptiste Rudelle.

A partir d’un modeste outil bricolé sur Internet, il décide de se lancer dans deux directions : recruter des collaborateurs et des financeurs. La rencontre avec ses deux co-fondateurs qu’on imagine être des gourous de la technologie tient du miracle, celle de ses financeurs du calvaire et du miracle. Des chapitres à étudier soigneusement par tous les candidats créateurs de start-up.

Leur outil fonctionne bien et ils étendent rapidement leur panel de critiques et d’utilisateurs au public d’AlloCiné. Mais l’auteur et sa petite équipe comprennent vite que ce créneau est trop limité. Ils appliquent alors leur technique à la sélection, non plus de DVD, mais de blogs voisins des blogs déjà consultés. Malgré un succès en termes de trafic Internet, il s’ensuit alors une période très pénible et très risquée pour l’aventure. Les financeurs ont avancé des millions d’euros, mais les revenus sont inexistants. Ces pérégrinations, l’auteur les résume a posteriori en quatre étapes :

  • La mauvaise idée, mal mise en œuvre ;
  • La mauvaise idée, bien mise en œuvre ;
  • La bonne idée, mal mise en œuvre ;
  • La bonne idée, bien mise en œuvre.  

Seule la dernière fonctionne. Alors que le financeurs sont presque découragés, un ami lui suggère de réorienter Criteo vers la publicité. En 2016, on n’est pas surpris, après avoir consulté un site marchand pour un appareil photo ou un voyage en Thaïlande, de voir apparaître le lendemain, sur le site d’un quotidien ou d’un jeu qu’on consulte, des publicités concernant précisément ces thèmes. C’est sans doute Criteo qui réalise cet exploit. Et on imagine que les algorithmes sans cesse  perfectionnés pour tenir de mieux en mieux compte des goûts de l’utilisateur permettent de tenir à distance les concurrents qui ont repris cette idée, simple une fois qu’elle a été trouvée.

En France et en Europe le décollage est brutal. Instruit par son demi-succès de Kiweet, Jean-Baptiste Rudelle lève des dizaines de millions d’euros et décide de s’implanter aux États-Unis, et de s’y installer lui-même avec sa famile. Et c’est une nouvelle aventure, une entrée en bourse à New-York, un univers complètement différent, et dont chaque étape est risquée et passionnante.   

Ce qui est frappant, ce sont les quelques personnes essentielles que l’auteur a rencontrées, et le soin méticuleux appliqué à des choix qui semblent négligeables au début entre copains mais deviennent explosifs en cas d’échec ou de succès : partage du capital initial, dilution à chaque levée de fonds, niveau des levées de fonds, sortie partielle des fondateurs, participation des salariés, salaires des fondateurs.                                                                                                                 

Dans les deux derniers chapitres de son livre, l’auteur se penche sur l’utilisation des capitaux considérables qu’il possède maintenant personnellement, alors qu’il était plus motivé par l’aventure que par l’argent. Revenant peut-être sur son origine familiale austère, ses positions sont Pikettistes, convaincu que les inégalités s’aggravent, favorable à une augmentation des impôts des ménages fortunés et persuadé que les conditions faites en France aux investisseurs sont favorables. Ce ne sont pas les conclusions que la Fondation iFRAP tire de la situation française, mais l’auteur est parfaitement qualifié pour alimenter le débat sur ces points. Et il consacre, comme le souhaite la Fondation iFRAP, toute une partie de sa fortune à investir dans les fonds finançant de nouvelles start-up.

L'histoire de Jean-Baptiste Rudelle et de Criteo, ce pourrait être un florilège de mots stéréotypés du monde des start-up : ambition, technologies de l'information, capital-risque, etc. Pourtant, l'ouvrage se lit avant tout au naturel. C'est un aveu personnel, un concentré de pragmatisme, une leçon d'optimisme, un chemin pédagogique -sans prétention-. Avec l'humilité d'un entrepreneur, et la lucidité de sa génération, il rapporte ses convictions de "star-uper": l'opportunité du temps présent, le besoin d'aller de l'avant, la valeur des talents à mobiliser, l'absence de peurs à partager son capital, la culture de la confiance sans nier le poids du facteur chance. Un roman donc, et un parcours qui atteste avec relativité des facteurs de succès d'une affaire - une réussite où se mêlent décisions réfléchies et rencontres inespérées.

Au passage, on y prend de nouveau conscience de ce qui fait l'originalité des nouveaux modèles d'affaires, alors que les cycles techno-économiques s'accélèrent. Ainsi, les services et/ou produits qui alimentent le succès d'une affaire n'ont souvent pas grand chose à voir avec l'idée originelle imaginée. Ce constat -fréquent dans les récentes success-stories- permet de rappeler l'importance du pivot, c'est à dire de ce moment de lucidité qui conduit un entrepreneur à remettre radicalement en cause sa stratégie, voire son modèle d'activité. Bref, l'art de la métamorphose avant d'identifier la bonne recette.

Dans ce monde tout à fait nouveau, l’auteur constate le fossé qui existe entre les chargés d’affaires des agences bancaires classiques et les investisseurs professionnels « business angels » ou « venture capitalists[1] ». Ces personnes, expérimentées, audacieuses, réalistes capables d’appréhender tout à la fois les sujets financiers, technologiques et surtout humains tout en étant autonomes, responsables et très directement intéressées aux résultats, semblent extraordinairement rares. Comment elles pourraient conserver leur efficacité dans un environnement administratif, politiquement ou sentimentalement contraint au moins implicitement, de type Banque publique d’Investissment, semble douteux.

En 2016, le siège social de Criteo est toujours situé à Paris où travaillent la majorité des équipes de développement. S'il ne manque pas de mettre en valeur les atouts de l'éco-système "San-Franciscain", il en souligne aussi les limites (coûts et inégalités) mettant ainsi ce constat à profit pour émettre, en fil rouge de l'ouvrage, une ode aux vertus françaises : qualité des compétences formées, qualité des infrastructures, culture de performance des salariés.


[1] L’auteur remarque que Venture capital (terme positif) est traduit en français par Capital-risque (nettement moins alléchant).