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Lits de réanimation : ce que dit le rapport de la Cour des comptes

Le dernier rapport de la Cour des comptes a consacré une large part à la gestion de la crise de la Covid. Un des chapitres fait le point sur les services de réanimation et de soins critiques, sous les feux de l’actualité depuis plus d’un an, et encore aujourd’hui avec le reconfinement partiel. La Cour livre des chiffres pour quantifier cette activité jusqu’alors peu étudiée. Elle pointe les faiblesses des soins critiques pendant la première vague : des déprogrammations pour faire face au manque de lits, une coopération en dernier recours avec le secteur privé.

Mais ce que l’on a le plus retenu ce sont les critiques sur l’impréparation de la France à la veille de la crise : pas d’organisation territoriale des soins, une planification de l’offre insuffisante pour faire face au vieillissement de la population, des difficultés de recrutement (médecins et infirmiers), un manque de financement. Les recommandations de la Cour appellent selon nous à plus de territorialisation, voire de décentralisation, de l’organisation de l’offre de soins. Elle confirme que pour recommencer à attirer du personnel, il est nécessaire de faire preuve de plus de souplesse sur le statut.

Comme le dit la Cour des comptes d’emblée, les capacités hospitalières en réanimation ont conditionné, non seulement le fonctionnement des systèmes de santé, mais aussi la vie économique et la vie sociale dans leur ensemble, et même les libertés publiques. Reconnaissant qu’il s’agît d’une activité hospitalière très spécifique et rarement analysée, la Cour indique que les lits de ces unités sont occupés en permanence à 88% en moyenne avec des pics d’activité en hiver (Les sociétés savantes de réanimation recommandant de ne pas dépasser un taux d’occupation de 80 % afin de pouvoir garantir en permanence l’accueil de patients en urgence absolue).

Les chiffres des soins critiques en France

La Cour s’attache tout d’abord à préciser quelques concepts sur lesquels la confusion a été totale :

  • La réanimation est une des composantes d’un ensemble d’activités rassemblées sous le terme de soins critiques, comprenant aussi les soins intensifs et la surveillance continue. Au 31 décembre 2019, la France comptait 19 580 lits de soins critiques adultes et enfants, dont 5 433 dédiés à la réanimation, 8 192 à la surveillance continue et 5 955 aux soins intensifs.
  • Les soins critiques ne constituent qu’une faible part des séjours hospitaliers (4,3 % du total) mais ils représentent à eux seuls 20 % des journées réalisées en hospitalisation complète, du fait de durées de séjours longues.
  • Les soins critiques rassemblent près de 54 000 équivalents temps plein de personnels médicaux et paramédicaux et représentent une dépense de près de 7,2 Md€ (contre 6,6 Md€ en 2014), dont 3,3 Md€ consacrés à la réanimation.

Une seconde confusion a porté sur le nombre initial de lits de réanimation et leur nombre effectif à un moment donné, et sur le nombre de lits de réanimation occupés par des patients atteints de la Covid et par d’autres malades. Il a été impossible pour les Français de se faire une idée objective de la situation face aux déclarations des responsables politiques, administratifs et médicaux.  

La Cour met également les points sur les i en ce qui concerne les comparaisons internationales :

Elle s’est le plus souvent appuyée sur des chiffres de l’OCDE indiquant un nombre de lits en soins critiques de 16,3 pour la France pour 100 000 habitants, contre 33,9 pour l’Allemagne tandis la moyenne européenne se situait à 12,9. Un écart qui semblait invraisemblable, supposant que l’Allemagne aurait en permanence conservé (et même pendant cette crise) une dizaine de milliers de lits de réanimation vides.   

 Ces chiffres comportent effectivement deux biais selon la Cour :

  1. Ils intègrent pour l’Allemagne des lits de réanimation assimilables à des lits de surveillance continue, ce qui n’est pas le cas en France. La Cour suggère de les réintégrer pour une comparaison homogène ;
  2. Les données allemandes intègrent selon la Cour des lits de soins critiques y compris pour enfants, ce qui ne serait pas le cas en France.

Au total, les comparaisons seraient plus favorables à la France : 28,8 lits pour 100 000 habitants en France contre 33,9 pour l’Allemagne.

Une autre différence majeure demeure : dans le modèle français, une partie des lits de soins critiques (en l’occurrence près de 6 000 lits de soins intensifs) n’est pas placée sous la responsabilité de médecins réanimateurs, mais majoritairement de cardiologues ou de neurologues. Cette spécialisation des lits de soins intensifs s’est révélée pénalisante pendant la première vague épidémique car ces lits n’ont pu être mobilisés pour la prise en charge des patients covid, en particulier dans les régions Grand Est et l’Île-De-France. Cette rigidité dans la gestion des lits est générale en France où la création de « bed managers » par hôpital ou par territoire, souvent annoncée, ne s’est jamais généralisée face aux barrières administratives et médicales.

De fait, le nombre de lits par habitant effectivement disponibles pour la réanimation de patients atteints de la covid 19 en France (soit 20 pour 100 000 habitants) s’est ainsi révélé très significativement inférieur à celui de l’Allemagne (33,9). Pour autant, les unités de soins ont pu accueillir des patients non covid qui, en temps ordinaire, auraient pu occuper des lits de réanimation.   

L’impact de la crise

La Cour revient ensuite sur l’impact de la crise sanitaire sur l’occupation des lits de soins critiques.

  • Alors que l’activité de soins en réanimation s’avérait plus faible en janvier et février 2020 qu’en 2019, les mois de mars et avril 2020 marquent une rupture brutale : entre le 18 mars et le 26 mars 2020, le nombre d’entrées quotidiennes a progressé de 65,3% en huit jours ;
  • Cette hausse s’est accompagnée de durées moyennes de séjours anormalement longues, ce qui en amplifie les conséquences sur l’organisation des réanimations : la durée moyenne de séjour en réanimation pour un patient atteint de la covid 19 a été de 12,7 jours, contre 6,6 jours habituellement constatés ;
  • Cette conjonction a conduit, le 8 avril 2020, à atteindre le nombre maximal de patients présents en réanimation sur une journée avec 7 027 patients (soit un nombre excédant de 1 947 le nombre de lits affiché au 1er janvier 2020) ;
  • Indépendamment des durées de séjour anormalement longues, l’augmentation des entrées en réanimation a frappé les régions françaises dans des proportions très variables ;
  • Face à cette vague, entre la mi-mars et la fin mai 2020, une réorganisation générale des services de réanimation a permis une augmentation des capacités d’hospitalisation, doublant de 5 080 lits installés au 1er janvier à 10 502 lits le 8 avril ;
  • La transformation de ces lits s’est faite par redéploiement de lits hospitaliers pour être reconfigurés en lits de réanimation dits « éphémères ». Ces lits proviennent, pour 47 %, d’unités de surveillance continue, pour 32 % de la transformation de salles de réveil et de blocs opératoires, pour 13 % d’unités de soins critiques qui n’étaient pas ouvertes par manque de personnels, et pour 8 % d’unités d’hospitalisation conventionnelles (en particulier ambulatoires).

La principale difficulté a consisté en la mise à disposition de personnels médicaux et paramédicaux formés et entraînés à la réanimation médicale. Au total, les lits de réanimation éphémères ont mobilisé un surcroît de 2 500 médecins (+41,5%), de 4 300 infirmiers de soins généraux (IDE), 2 300 infirmiers anesthésistes (Iade) et 1 000 infirmiers de bloc opératoire (Ibode), soit + 70% pour les infirmiers dans leur ensemble, libérés par les déprogrammations chirurgicales.

De nombreuses évacuations de patients ont eu lieu depuis les régions fortement impactées (Grand Est, Corse, Île-de-France) vers des régions moins touchées. Au total, à la fin juillet 2020, ces transferts ont concerné 661 patients sur un total de 13 945 patients ayant été hospitalisés en réanimation (4,7 %). 166 l’ont été vers d’autres pays européens, dont 119 en Allemagne, 33 en Suisse, 11 au Luxembourg et 3 en Autriche. Une étude est actuellement en cours afin d’évaluer l’impact de ces transferts en termes de morbi-mortalité.

Les critiques de la Cour sur la gestion de crise

  • La déprogrammation des soins

La déprogrammation générale des soins non urgents a été décidée à partir du 12 mars 2020. Cela s’est traduit par une baisse de la chirurgie lourde avec des besoins programmés en réanimation : la Cour note une baisse de ces actes de chirurgie de -50% en avril et encore -35% en mai par comparaison aux mêmes mois de 2019. A cela s’est ajouté une baisse de 50% des passages aux urgences en mars et avril (peur de la contamination, baisse de la traumatologie).

Cependant, la Cour recommande d’assurer le suivi à long terme de l’impact de ces déprogrammations massives.

  • L’appel au secteur privé

La Cour rappelle que l’activité de réanimation est une activité essentiellement publique mais d’autres établissements ont été associés à la gestion de crise par la délivrance d’autorisations exceptionnelles (dispositions prévues par le code de la santé publique).

L’analyse des données que s’est procurée la Cour montre que pour les hospitalisations hors soins critiques, il y a bien eu une progression des prises en charge par le secteur privé : sur le mois d’avril, le secteur privé non lucratif a vu sa part passer de 10 % à 19 % et le secteur privé lucratif de 9 % à 14 %. Mais il n’y a pas de progression en revanche pour ce qui concerne les soins critiques.

L’hospitalisation privée (FHP et Fehap) regrettent que l’association du secteur privé ait été parfois tardive et souvent en dernier recours, lorsque les structures publiques de réanimation ne pouvaient plus assumer la totalité des besoins. La FHP estime ainsi que des patients ont parfois été accueillis en mode dégradé dans des hôpitaux publics surchargés, ou transférés, alors que des places étaient disponibles en cliniques et hôpitaux privés.

Les faiblesses des soins critiques selon la Cour

  • L’organisation des soins critiques en mode gestion de crise

La Cour reconnaît qu’il n’existe pas de modèle d’organisation territoriale des soins critiques (structuration, modalités de recours, coopération entre unités) et cite l’ANAP (Agence nationale d’appui à la performance) : « Il prévaut une fragmentation de l’offre, avec ou sans coopération entre offreurs de soins. La régulation est faite de gré à gré, le plus souvent par des acteurs qui se mobilisent autour des patients et cherchent, au cas par cas, le meilleur parcours à leur offrir ».

En conséquence de quoi, durant la crise, les groupements hospitaliers de territoire (GHT) ont souvent été mobilisés par les agences régionales de santé (ARS). Les établissements support des GHT ont reçu des ARS la compétence de conduire les cellules de crise médicale de chaque territoire et de coordonner les renforts en soins critiques pour les secteurs public et privé. Ces cellules de crise ARS-GHT ont ainsi piloté l’augmentation du nombre de lits de réanimation à l’échelle de chaque territoire pour les secteurs public et privé, assuré la gestion des transferts de patients, orchestré la logistique des réanimations (recensement des respirateurs, aide au redéploiement entre établissements publics et privés, distribution des équipements individuels de protection) et participé à la structuration des filières d’aval des services de réanimation.

Pour la Cour, le service rendu a été à la hauteur des enjeux mais ne saurait constituer une organisation pérenne qui ne correspond pas à l’objet des GHT.

Cette critique est étonnante puisqu’elle montre que les GHT ont su justement faire preuve d’adaptation. Ce sont les directeurs, les médecins, les représentants du personnel qui ont trouvé la bonne organisation, loin de la structuration imposée par les services centraux du ministère de la Santé. En tout cas, elle suggère qu’un peu plus de territorialisation dans l’organisation des soins serait la bienvenue.

  • Une planification hospitalière régulée par les ARS mise en échec

Cette critique est d’autant plus surprenante qu’un peu plus loin dans le rapport la Cour explique que l’offre de soins critiques a été concentrée mais n’a pas fait l’objet d’une analyse réelle du besoin épidémiologique en lits de soins critiques, et donc une appréciation du besoin capacitaire global.

Elle cite l’exemple de la région PACA. Dans le projet régional de santé, il est indiqué que l’offre de soins de réanimation menace d’être saturée. Pourtant, le document se contente de prolonger la politique nationale de concentration de l’offre : le nombre de sites hospitaliers autorisés à pratiquer l’activité de réanimation en PACA est fixé à 31 pour 2023, contre 36 en 2018. La Cour déplore ainsi que la planification hospitalière limite ainsi son ambition à la concentration, souhaitable, des unités de réanimation. Elle ne prévoit pas d’augmenter le nombre global de lits au vu des besoins pourtant croissants d’une population qui vieillit.

C’est bien la preuve que le projet régional de santé élaboré avec les élus devrait avoir un rôle plus prescriptif que la planification imposée depuis l’avenue de Ségur.

  • Une évolution du nombre de lits qui n’a pas suivi le vieillissement de la population

La Cour indique que contrairement au nombre de lits d’hospitalisation complète qui a baissé de 5,6%, les lits de soins critiques ont augmenté de 7%. Une croissance qui s’explique par la progression du nombre de lits de surveillance continue adultes (+ 429 lits) et pédiatriques (+ 220), le nombre de lits de réanimation adultes ayant quant à lui légèrement progressé, de + 56 lits en 6 ans.

Un chiffre insuffisant pour la Cour, à comparer à la progression du nombre de personnes âgées, dix fois supérieure. Pourtant, les personnes âgées constituent les deux tiers des malades hospitalisés en réanimation. La Cour des comptes a chiffré que le taux d’équipement en lits de réanimation n’était plus que de 37 pour 100 000 habitants de plus de 65 ans à la veille de la crise sanitaire, alors qu’il était de 44 pour 100 000 habitants en 2013. Si la France avait conservé son ratio nombre de lits/population de plus de 65 ans de 2013, elle aurait disposé de près de 900 lits de réanimation de plus au début de la crise.

Mais la démonstration de la Cour est à nuancer car elle fait un constat étonnant : les taux de recours aux soins critiques ne sont pas corrélés à la population mais au taux d’équipement. Plus ce taux est élevé, plus le taux de recours aux soins critiques s’accroît. Avec, en 2019, plus de 16 séjours pour 1 000 habitants, il est le plus élevé en région Bourgogne Franche-Comté. À l’opposé, la Corse (9,2 pour 1 000 habitants) et Mayotte (3,1) affichent les taux de recours les plus faibles. Comme la Cour reconnaît que ces écarts ne s’expliquent pas par des différences de proportion des personnes de plus de 65 ans, c’est bien que d’autres critères doivent être pris en compte pour organiser l’offre de soins critiques. Cela renforce l’idée d’une analyse territorialisée des besoins doublée d’un contrôle national de la qualité et de la performance des soins basés sur une comparaison inter-régionale.

Les ressources humaines

La Cour pointe enfin les difficultés de recrutement des médecins et du personnel paramédical dans les filières réanimation. Pour les médecins, cela se traduit par un taux de vacance statutaire des praticiens hospitaliers en anesthésie-réanimation (42 %) supérieur à la moyenne (36 %). Les fédérations hospitalières soulignent que les tensions sont renforcées dans les unités isolées et les établissements périphériques. Et cela ne va pas s’arranger puisque la pyramide des âges est défavorable. La Cour suggère de favoriser les passerelles pour les médecins et les internes pour favoriser les recrutements. 

S’agissant des infirmiers, il y a également un problème de fort turnover, estimé à 25% nous dit la Cour et qui s’accélère. Les explications sont les suivantes : les effectifs réglementaires ne permettent pas d’apporter de la souplesse d’organisation aux unités de réanimations et de préserver des marges en période de suractivité. La France qui n’exige pas de formation spécifique pour les infirmiers en soins critiques devrait mettre en place une formation qualifiante et reconnue d’infirmiers en réanimation qui permettrait de donner des perspectives professionnelles à des infirmiers.

Autant de critiques qui soulignent le carcan du statut et qui devraient conduire à plus de souplesse dans la gestion des effectifs : rémunération plus incitative pour attirer les médecins dans les territoires isolés, organisation plus souple des équipes ajustées à l’activité, possibilité de faire évoluer les carrières en fonction des aspirations et des performances et non selon les seuls échelons du statut.

Le financement

Enfin la Cour pointe le problème du financement des lits en soins critiques : actuellement l’ouverture d’un lit en soins critiques génère selon les estimations de la Cour un déficit de 115 000 euros par lit, ce qui n’incite bien évidemment pas les établissements à ouvrir ce genre de lits. 85% des ressources affectées aux lits en soins critiques sont fixées par la T2A. Or ces tarifs ont connu une baisse de 9% en euros constants sur la période 2014-2019. En parallèle les services de soins critiques ont connu une hausse de leurs coûts, visiblement liés à l’organisation des services sans que la Cour donne de détails.

Cet effet de ciseau a conduit les services à maximiser le taux d’occupation pour éviter les pertes avec les conséquences qu’on connaît depuis la crise du Covid. S’il y a effectivement quelque chose à revoir dans le financement des lits de réanimation, c’est la fixation des tarifs pour les passages en soins critiques et moins le principe de la T2A en lui-même que ne semble pas remettre en cause la Cour. Elle propose cependant d’étudier le passage à un mode de financement mixte forfaitaire et à l’activité, compte tenu de la spécificité de cette activité.