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L'illusion de la Taxe Tobin sur les transactions financières

La crise financière que nous sommes en train de vivre a stigmatisé les activités spéculatives des banques et fait resurgir une application de la taxe Tobin, portée par Arnaud Montebourg pendant les primaires socialistes. Cette taxe sur les transactions financières aurait pour but de réduire la spéculation et, sous-entendu, prévenir de futures crises bancaires et empêcher les excès de revenus tirés par les acteurs d'une finance « casino ».

Croire qu'une telle taxe pourra avoir une influence quelconque est une illusion, car soit elle est très élevée, de l'ordre de plusieurs pourcents de la valeur de la transaction, et elle va tuer les marchés à terme de devises qui sont à l'origine de l'expansion du commerce international et de la baisse des prix que cette expansion a entrainée ; ou elle est de l'ordre de 0,1% ou moins et elle n'aura aucun effet car les évolutions de cours journaliers sont largement supérieurs à ce seuil et elle ne freinera rien. Les seuls bénéficiaires de la taxe Tobin, son inventeur qui l'a d'ailleurs finalement reniée, seront les bureaucraties qui vont se gorger de la collecte de cette taxe et de sa distribution. Et les gouvernements européens qui vont éviter d'avoir à prendre de vraies décisions comme de décider ou non la séparation des banques d'investissement et des banques de dépôt.

Qui est James Tobin et en quoi consiste sa proposition ?

Diplômé de l'université de Harvard, James Tobin a été pendant de nombreuses années professeur d'économie à l'Université de Yale. Il a obtenu le prix Nobel d'économie en 1981 pour ses analyses des marchés financiers et de leurs relations avec l'emploi, la production et les dépenses publiques. Il a également été président de l'Association America Economic, conseiller économique de J.F. Kennedy et du candidat McGovern.

La proposition de créer une taxe sur les transactions financières date de 1972. Elle consiste à prélever une taxe sur toutes les opérations de change privées. Cette taxe serait comprise entre 0,05% et 1% du montant brut de la transaction. Ainsi, en prenant l'exemple d'une taxe à 0,1%, le mouvement d'aller-retour qui consiste à placer de l'argent dans un pays pour une semaine, puis de le retirer, coûtera 0,2% du montant total.

L'idée de cette taxe est double. Tout d'abord, elle permettrait de freiner la spéculation avec l'hypothèse que le faible taux ne découragerait pas les échanges non-spéculatifs. Ensuite, les revenus de cette taxe seraient utilisés pour favoriser le développement des Pays les Moins Avancés.

Quel serait l'impact d'une application de la taxe Tobin ?

Un des buts de la taxe Tobin est donc de limiter la spéculation sur les marchés financiers et ainsi de limiter le risque de crise. Or, on sait qu'un spéculateur est celui qui s'engage à acheter ou à vendre à terme un bien pour une valeur aujourd'hui déterminée. Ce faisant, il recherche soit à se mettre à l'abri des variations imprévisibles de cours soit au contraire à s'enrichir en profitant de ces variations. Un contrat sur « futures » (contrats à terme) s'analyse ainsi comme un transfert de risque de celui qui veut se couvrir (« hedge » en anglais) vers celui qui accepte de prendre le risque de cette ouverture en faisant rémunérer ce risque.

L'un des problèmes du marché de la spéculation est de garantir la bonne fin au terme du contrat, c'est-à-dire la livraison de la marchandise, devise ou titre, et son paiement. On distingue à cet égard les contrats « forward », établis entre des partenaires qui se connaissent et se font confiance comme les grandes banques et les contrats dits « futures ». Les premiers sont discutés de gré à gré et donc entièrement libres ; les seconds sont par contre soumis à une réglementation extrêmement stricte mise en œuvre par des organisations agréées comme le MATIF qui à son tour approuve des intermédiaires auprès desquels sont souscrits et négociés les contrats. L'une des conditions pour pouvoir opérer est de déposer une couverture, généralement 50% des achats à terme.

Cette réglementation et ces contrôles ont un prix : il faut rémunérer les intermédiaires chargés de réaliser et de contrôler ces opérations. Le coût de cette intermédiation varie suivant les volumes mais se situe entre 0,5% pour les petites opérations et 0,1% pour les plus grosses. Ce sont des taux comparables à ceux de la taxe Tobin. Ces coûts d'intermédiation existaient lors des crises financières et ne les ont absolument pas empêchées. Ce n'est donc pas une taxe faible qui limitera la spéculation.

De plus, les tenants de la taxe Tobin n'ont pas vu qu'il existe sur le marché de la spéculation deux types d'opérateurs :

  • Ceux qui travaillent en faisant des allers-retours, c'est-à-dire en s'engageant dans un contrat et en s'en défaisant au cours d'une même journée. On les appelle parfois les « scalpeurs » car ils font des arbitrages avec des marges extrêmement faibles, de l'ordre de 0,1% ou moins. La plupart de leurs opérations n'ont qu'un objet : profiter des minuscules écarts entre les valeurs des futures pour réaliser un profit et ne durent que quelques minutes en raison des fortes fluctuations du cours des devises (en moyenne 1% au cours d'une journée) et des risques de pertes importantes en restant placé. Ces opérateurs perdent presque aussi souvent qu'ils gagnent et leurs revenus n'ont pas de quoi susciter l'appétit.
  • Ceux qui spéculent au-delà de la journée et généralement sur plusieurs jours ou plusieurs mois pour profiter des variations de cours de devises. Le prototype de ces spéculateurs est Georges Soros dont les fonds lui ont permis de faire fortune.

L'examen des variations des cours des devises sur une multitude de devises et des périodes longues montre que ces cours varient en moyenne d'environ 1% au cours d'une journée. Il en résulte que pour couvrir ses risques, le spéculateur doit viser dans son calcul une marge d'au moins 1% et même beaucoup plus.

Taxer une opération avec 0,1% est donc totalement inopérant vis-à-vis des « hedge funds » ou des spéculateurs à la Soros qui sont la vraie cible de la taxe Tobin. Les seules opérations pénalisées seraient ainsi celles des « scalpeurs » ou des « day traders », car une taxe de 0,1%, comme le coût d'intermédiation, est de même ordre de grandeur que leur bénéfice moyen par opération et la taxe Tobin contribuerait à leur raréfaction, voire disparition.

Or, sont-ils nuisibles ? Les études dont on dispose [1] montrent que l'existence de la spéculation n'accroît pas l'instabilité des marchés. Par contre, leur intervention est essentielle d'après les spécialistes, car c'est grâce à eux que le marché reste liquide, que les commerçants qui veulent se protéger contre des variations de cours peuvent donc trouver rapidement une contrepartie ; et ils contribueraient à réduire aussi les primes de risques payées par ceux-ci.

Le seul effet net d'une taxe Tobin serait donc de rendre cette couverture de risque plus coûteuse et, grâce à Internet, aurait pour autre effet de faire émigrer cette activité à l'étranger.

Conclusion

L'incapacité de la taxe Tobin à éviter les crises financières n'est d'ailleurs pas surprenante pour ceux qui sont familiers de la stabilisation des systèmes. En effet, une taxe est un freinage et le freinage est connu comme étant l'un des plus mauvais moyens pour empêcher un système de partir en oscillation, d'une part parce qu'il faut des freinages énormes pour qu'ils soient efficaces (ce n'est donc pas une taxe de 1% maximum qui arrêterait des spéculateurs quand une devise se met à chuter de 5% dans la journée), d'autre part parce que le freinage aboutit à un gaspillage d'énergie qui disparaît en frottements.

De plus, l'argument d'une application de la taxe Tobin est principalement porté par les altermondialistes ou les partisans de la démondialisation, raison pour laquelle James Tobin s'est distancié de l'utilisation faite de son idée. Il déclarait ainsi en 2001 : « J'apprécie l'intérêt qu'on porte à mon idée, mais beaucoup de ces éloges ne viennent pas d'où il faut. Je suis économiste et, comme la plupart des économistes, je défends le libre-échange. De plus, je soutiens le Fonds monétaire international (FMI), la Banque mondiale et l'Organisation mondiale du commerce (OMC), tout ce à quoi ces mouvements s'en prennent. On détourne mon nom ». Une telle taxe aurait selon lui un intérêt pour limiter les mouvements de court terme sur les monnaies mais ne doit pas être interprétée dans une logique altermondialiste.

[1] Source : F.R. Edwards and C.W. Ma, 1992, “Futures and options”, Mc Graw Hill