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Les entreprises face à l’Etat

Que seraient les entreprises sans l’Etat ? Cette question, certains n’ont eu de cesse de la poser pendant la période du Covid, période paradoxale pendant laquelle l’Etat a soutenu les entreprises grâce à des mesures de chômage partiel des prêts garantis (PGE) mais leur a imposé des restrictions plus lourdes qu’ailleurs en Europe.

A chaque fois que l’Etat intervient à la rescousse de nos entreprises, revient le sempiternel « vous voyez bien que les entreprises ont besoin de l’Etat, quand il y a une crise, l’Etat est appelé en urgence… » 

Cette tribune a été publiée dans les pages de la Revue des Deux Mondes en décembre 2023.

Récemment, une petite musique s’est installée sur les aides aux entreprises avec de nombreuses critiques : les aides aux entreprises en France seraient trop importantes. Plusieurs rapports sont parus ces derniers mois sur le sujet (dont celui de l’IRES), en se plaçant volontairement du point de vue de la puissance publique. Tout le monde y va de son petit couplet pour dire que les entreprises seraient trop subventionnées en France et que cela coûterait de plus en plus cher. Qu’il faudrait même inféoder les aides aux entreprises en fonction des bonnes pratiques sociales et salariales.

Alors, l’Etat est-il un sauveur des entreprises ou un contempteur qui les empêche de pleinement se développer et de créer des emplois et de la richesse ? C’est une bonne question. Question à laquelle il convient de répondre par des éléments tangibles. 

Hors période exceptionnelle, comme durant la crise du Covid, que sont ces aides aux entreprises ? Ce sont massivement des allégements de taxes, impôts et cotisations sociales… Sur 157 milliards en 2019, on dénombre 32 milliards de subventions proprement dites et 125 milliards de baisses de prélèvements obligatoires dont 25 milliards sur les impôts de production, 35 sur l’IS et plus de 60 sur les charges sociales. 

Ces allégements ont été décidés par le législateur à cause du poids des prélèvements obligatoires qui pèsent sur nos entreprises et dans un objectif de compétitivité. L’Etat comme la Sécurité sociale et les collectivités locales ont pour habitude de pressurer les entreprises tricolores pour financer la retraite, la santé mais aussi le logement ou les transports publics ou Pôle emploi bien au-delà de ce qui se passe dans les autres pays d’Europe. 

Que serait l’Etat sans les entreprises ?

L’Etat français au sens large (toutes administrations publiques confondues) impose à nos entreprises le plus gros fardeau fiscal et social mondial et c’est en grande partie pour cela que nous avons détruit 2 millions d’emplois dans l’industrie depuis les années 1980, divisé par deux la part de l’industrie dans le PIB et fait passer dans le rouge notre balance commerciale sur les biens depuis le début des années 2000.

Le niveau des prélèvements obligatoires reste donc très élevé en France, et particulièrement sur les entreprises. Le taux de cotisations sociales à la charge des employeurs a certes diminué de 1 point de PIB mais il demeure un écart de 71 milliards € avec les cotisations employeurs acquittées dans les autres pays de la zone euro. Le poids des taxes indirectes (qui comprennent la TVA, les taxes sur les produits et les impôts sur la production) s’est accru de 0,7 point de PIB, et cela malgré la baisse en 2021 de la CVAE et de la CFE. L’écart d’impôts de production entre la France et le reste de la zone euro atteint 70 milliards € en 2021, contre 66 milliards € en 2016, après avoir culminé à 83 milliards € en 2020 avant la baisse de la CVAE et de la CFE. On note également un supplément d’impôts sur les produits (TICPE, droits d’enregistrement, etc.) de 44 milliards d’euros en 2021. 

Au total, l’écart de prélèvements obligatoires entre la France et le reste de la zone euro s’explique exclusivement par le surcroît d’imposition pesant sur les entreprises de 148 milliards d’euros en 2021 (pour un écart global de 125 milliards). Les cotisations à la charge des employeurs expliquent les deux tiers de cet écart, les impôts sur la production l’autre tiers.

Certes, le gouvernement communique beaucoup sur les baisses d’impôts de production et d’Impôt sur les sociétés … mais quand on fait le bilan depuis 2017, entre les hausses et les baisses, on constate qu’on fait plutôt du sur-place : nos entreprises payaient en 2017 des prélèvements obligatoires pour 14,8% du PIB et en 2022 de 14,6% … donc la baisse est vraiment modeste. Si le gouvernement affiche sans sourciller 25 milliards de baisse depuis 2017 pour les entreprises entre baisse des taxes de production et baisse du taux d’IS… ces effets sont plutôt de -6 milliards… l’évolution des prélèvements étant plus dynamique.

Et ce n’est pas mieux par rapport à la moyenne en valeur des autres pays de la zone euro : l’écart était de 149 milliards en 2017 en moyenne hors France, il est en 2022 de 157 milliards : nous avons toujours plus de 50 milliards de taxes en plus par rapport au nos voisins, surtout des taxes sur la production et plus de 100 milliards de charges sociales à la charge des employeurs en plus. 

Même en comptant les aides qu’elles soient sociales, budgétaires ou fiscales, les entreprises françaises paient 120 milliards de plus que les entreprises allemandes en 2022 en prélèvements obligatoires. Avec des écarts particulièrement importants sur les taxes de production (69 milliards de plus) et sur les cotisations sociales (49 milliards de plus). Si nos 125 milliards d’allégement d’impôts, taxes et cotisations, étaient supprimés l’écart avec les Allemands serait doublé et nos entreprises seraient dans une situation fiscale totalement intenable, beaucoup d’entre elles auraient déjà mis la clé sous la porte. 

Il est aussi intéressant de comparer avec les Etats-Unis. D’aucuns disent que les Américains avec l’IRA (Inflation reduction Act) vont subventionner tous azimuts les entreprises… Là encore, on confond allégrement dépenses budgétaires et mesures fiscales puisque la majeure partie des mesures de l’IRA sont des crédits d’impôts ou des baisses d’impôts : 300 milliards sur 391 milliards du paquet climat, soit plus de 76% des mesures !

Par ailleurs, si l’on additionne prélèvements obligatoires et aides, nos entreprises paient 100 milliards de plus que les entreprises américaines en prélèvements obligatoires. Avec l’IRA, l’écart va encore se creuser. Le problème numéro 1 pour produire en France pour nos entreprises reste évidemment de payer trop d’impôts sur la production et sur le travail. 

Dans le budget 2024, le gouvernement s’apprête à baisser la CVAE, une des taxes de production, de 1 milliard, mais quand on a plus de 100 milliards d’euros d’écart avec les pays comparables à la France, cela frise le ridicule. Faudra-t-il 100 ans pour réduire l’écart fiscal et social qui altère la compétitivité de nos entreprises ? 

Qu’attendent les entreprises de l’Etat ?

Et il n’y a pas que les impôts taxes et cotisations imposées par l’Etat qui plombent nos entreprises… Les DPE, les ZAN, les ZFE, les normes sur les moteurs automobiles… les conditions d’embauche et de licenciement, la taille des bananes vendues en supermarché, les démarches à valider avant un projet de construction, tout est encadré par une norme et quand l’actualité met en lumière un espace non encadré, nos élus se précipitent pour corriger le tir. La peur du « far west », l’envie de la sécurité juridique ? Une évolution au fil de l’eau de normes votées et appliquées, sans contrôle, ni état des lieux régulier, qui conduit à l’augmentation perpétuelle de notre stock normatif. Un stock qui bloque l’initiative et l’innovation et qui fait bien souvent l’objet d’une prise de contrôle implicite des monopoles ou des oligopoles de tous poils qui se sont constitués sur le marché français. 

En 2008, le gouvernement met en place la Commission consultative d’évaluation des normes (CCEN) pour collectivités territoriales qui deviendra le Conseil national d’évaluation des normes (CNEN) en 2013. En 2012, la mission de lutte contre l’inflation normative est confiée au ministre de la Réforme de l’État avant d’être transférée en 2014 à un secrétariat d’État auprès du Premier ministre. C’est l’époque du « choc de simplification » piloté par le conseil de simplification, dirigé par le député Thierry Mandon. La même année, un Conseil de la simplification pour les entreprises est expérimenté pour une durée de 3 ans qui ne sera jamais renouvelé. Depuis 2017, la direction interministérielle de la transformation publique assure la mission de modernisation tandis que le Secrétariat général du gouvernement (SGG) assure l’évaluation du stock normatif.

Le nombre de mots dans la loi est passé de 22,6 millions en 2002 à 42,45 millions de mots en 2021. Une augmentation de +87% en 20 ans. On a assisté à une codification ces dernières années avec l’idée que les normes couvrent toutes les situations possibles.

En France, il n’existe aucun chiffrage officiel sur le coût annuel des normes. Un coût que l’on peut cependant estimer à 100 milliards d’euros par an, minimum dont 80 milliards pesant sur les entreprises. Si la France appliquait l’objectif européen d’une simplification de -25% des normes, le gain potentiel serait d’environ 20 milliards d’euros pour les entreprises.

La lutte contre l’inflation normative ne peut pas reposer sur la seule volonté politique de nos dirigeants : il faut mettre en place des outils pour évaluer les normes, les contrôler et les simplifier. Un travail ambitieux mais réalisable si l’on suit les méthodes déjà appliquées en Allemagne ou en Belgique. Des pays qui évaluent en permanence leurs stocks normatif et mesurent l’impact des nouvelles, même celles émanant de Bruxelles et du droit européen, pour leurs entreprises, leurs collectivités et pour les citoyens. 

Le paradoxe c’est qu’à force de trop taxer, l’Etat se retrouve obligé d’investir lui-même en capital pour conserver sur notre sol certains secteurs stratégiques, que le manque de profondeur de l’épargne privée ne peut soutenir. Plus de 200 milliards d’investissements publics sont comptabilisés en France et près de 2 millions de salariés travaillent dans une entreprise à participation publique. 61 entités ont l’Etat au capital contre 16 aux USA avec 536 000 salariés… 

L’Etat peut être aussi client des entreprises et leur passer commande : les entreprises deviennent alors les fournisseurs de l’Etat. C’est la commande publique… Officiellement évaluée par l’Observatoire économique de l’achat public à 80 milliards d’euros, un récent rapport parlementaire la chiffre à près de 400 milliards pour l’ensemble des APU. Malheureusement il s’agit « d’un véritable trou noir statistique » où les PME se taillent une part croupion : 25% du montant des marchés publics, soit 10 points de moins qu’en Allemagne, alors qu’elles représentent 35,7% du chiffres d’affaires des entreprises françaises. Et dans ses relations commerciale, l’Etat, mais surtout les hôpitaux sont encore trop souvent mauvais payeurs. 

Si elle est vertueuse en garantissant le droit de propriété et en établissant un droit des contrats pour le bon fonctionnement de « la vie des affaires », la puissance publique est souvent prise dans des rôles antagonistes en matière de régulation, en étant bien souvent également interventionniste et actrice. C’est vrai dans le cadre du « capitalisme d’Etat » tendance « colbertiste » qui fait de lui (voir supra) via la BPE et l’APE un état actionnaire, côté offre. C’est vrai aussi côté demande en matière d’achats publics (centrales d’achat locales, Direction des achats de l’Etat, UGAP) etc. D’où bien souvent des conflits d’intérêt public/public entre administrations, entre stratégies qui obligent à des arbitrages au plus haut sommet de l’Etat, ou à une pratique du statu quo. Les entreprises et le tissu économique en sont bien souvent les premières victimes : tout au plus parviennent-elles à multiplier les niches fiscales et sociales à leur bénéfice, bref les aides tous azimuts pour rester compétitives sur la scène internationale, tout en finançant leur part de notre gargantuesque protection sociale. 

Donc, en termes d’objectifs il faudrait idéalement dans les années qui viennent réduire de 100 milliards les prélèvements obligatoires sur les entreprises et de 20 milliards le coût des normes qui pèsent sur elles. Cette baisse pourrait être gagée par des économies sur les dépenses symétriques : par exemple la réduction de la taille des investissements directs de l’Etat français au capital des entreprises. Clarifier cette situation, aller plus loin en leur faveur, ne peut passer que par une baisse plus prononcée des impôts de production. C’est un changement culturel, mais tant que la création de richesse avant sa distribution ne sera pas au centre de la stratégie nationale, tant que le capital public devra suppléer le manque de capital privé parti financer notre coûteux « modèle social », aucune réindustrialisation crédible ne sera possible.