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Le compte pénibilité sera très pénible pour les entreprises

La nouvelle loi portant réforme des retraites institue un « compte personnel de prévention de la pénibilité » au profit de tous les salariés de droit privé. L'exposition à un ou plusieurs facteurs de pénibilité du travail conduira à partir de 2015 à l'accumulation de points sur ce compte, qui pourront être utilisés pour financer une formation à un poste moins pénible, pour compenser la baisse de rémunération résultant d'une réduction de la durée du travail ou pour abaisser l'âge minimal de départ en retraite et financer la validation de trimestres supplémentaires majorant la durée de cotisation à l'assurance vieillesse.

Le coût de ce dispositif, qui sera financé par une nouvelle cotisation pesant sur les entreprises, est estimé à 2,0 milliards d'euros en 2030 dans l'étude d'impact qui accompagne le projet de loi, soit 40% des économies résultant de la hausse de la durée d'assurance nécessaire pour obtenir une pension à taux plein. Cette étude d'impact ne donne pas la moindre indication sur les hypothèses et les calculs qui ont conduit à ce chiffrage. Ce montant de 2,0 milliards d'euros semble tiré du « rapport Moreau » qui n'est pas plus précis sur la méthode de calcul suivie.

L'étude d'impact note seulement que 18% des salariés du secteur privé sont concernés par au moins un des dix facteurs de pénibilité qui alimenteront ces comptes (horaires alternants, travail de nuit, travail répétitif, bruit, températures extrêmes, activités en milieu hyperbare, agents toxiques dans l'environnement de travail, postures pénibles, vibrations mécaniques, manutention manuelle de charges). Aucun de ces facteurs n'affecterait à lui seul plus de 7% des salariés.

Or ces chiffres sont supposés être tirés d'une enquête publiée en 2012 par la direction des études et statistiques du ministère du travail sur les risques professionnels, reposant sur un échantillon de 48.000 fiches médicales individuelles remplies par 2.400 médecins du travail, qui montre que : 40% des salariés du secteur privé sont soumis à au moins une contrainte physique intense comme la position debout (24%) ou d'autres contraintes posturales (21%) ; 20% sont soumis à un bruit excessif ; 14% sont en travail posté ; 36% ont un rythme de travail soumis à au moins trois contraintes telles que la cadence automatique d'une machine, des normes de production journalières, une demande extérieure obligeant à une réponse immédiate ; 34% sont exposés à au moins un produit chimique. Au total, la proportion de salariés exerçant une activité pénible ne doit pas être très loin de 100% !

Certes, tous les facteurs de pénibilité ne pourront pas alimenter ces comptes et l'exposition aux facteurs retenus pour les alimenter ne sera prise en compte qu'au-delà de certains seuils. Cependant, les facteurs actuellement retenus sont largement arbitraires et il est très probable que leur liste sera rapidement allongée. Par exemple, alors que 22% des salariés sont victimes de comportements hostiles sur leur lieu de travail, selon la même enquête, il est vraisemblable que ce facteur de pénibilité, et plus généralement le stress au travail, sera retenu à plus ou moins brève échéance.

Quant aux seuils d'exposition, la loi prévoit qu'ils seront fixés par décret et l'étude d'impact ajoute « après concertation avec les acteurs sociaux », ce qui signifie que l'estimation du coût du dispositif figurant dans l'étude d'impact est purement forfaitaire, ces seuils n'étant pas encore déterminés. Or il est peu probable que les seuils ainsi fixés seront supérieurs à ceux retenus par les médecins du travail dans le cadre de l'enquête précitée.

La proportion de salariés concernés risque donc, pour les entreprises qui financeront le dispositif, d'être plus proche de 100% que de 18% et le coût de cette réforme sera très largement supérieur à 2 milliards d'euros.

Les fonctionnaires bénéficient, de leur côté, d'un régime particulier, notamment en matière de droits à pensions, appliqués aux « métiers pénibles » désignés par l'expression « catégories actives », qui mériteraient d'être réexaminés. Seuls les travailleurs indépendants ne bénéficieront pas de telles compensations de la pénibilité de leur activité, alors même que leurs conditions de travail sont souvent tout aussi pénibles. Pour ceux qui emploient au moins un salarié, cette pénibilité sera renforcée par les contraintes bureaucratiques résultant de cette réforme.

Il leur faudra en effet mesurer l'exposition de leurs salariés à la pénibilité, c'est-à-dire mesurer le bruit qui les environne, le temps qu'ils passent dans des postures pénibles, la part des tâches répétitives, etc. Ensuite, ils devront consigner ces mesures dans une fiche individuelle à transmettre au salarié et au gestionnaire du compte pénibilité. Il est évident que les litiges seront nombreux, la mesure de la pénibilité étant inévitablement en partie subjective (appréciation de la pénibilité d'une posture ou de la répétitivité d'une tâche par exemple), et qu'il faudra y ajouter le temps passé à subir les contrôles de l'administration et à se défendre en justice.

De leur côté, les administrations devront embaucher des agents pour gérer ces comptes, contrôler la tenue des fiches individuelles, sanctionner les manquements et trancher les litiges, ce qui ne va pas vraiment dans le sens d'une réduction de leurs dépenses de fonctionnement. L'étude d'impact ne mentionne même pas ces dépenses nouvelles.

Il existe bien entendu des travaux particulièrement pénibles et cette pénibilité doit faire l'objet d'une compensation, ce qui est déjà l'objet de nombreuses réglementations (sur le travail de nuit ou en équipes alternantes, la prévention et l'indemnisation des maladies et accidents professionnels, etc.). L'utilité de nouvelles dépenses publiques et de nouvelles règles administratives n'est pas manifestement évidente.

Si le marché du travail fonctionnait parfaitement au sens de la théorie économique classique, la rémunération de chaque salarié reflèterait la pénibilité, et les autres caractéristiques de son poste de travail. Le marché du travail ne fonctionne évidemment pas ainsi mais, d'une part, c'est aux salaires de prendre en compte la pénibilité des fonctions exercées et, d'autre part, l'efficacité des interventions de l'Etat pour résoudre ce problème est très loin d'être démontrée. Il est plutôt probable que le coût de cette réforme sera nettement supérieur à son utilité sociale.