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Droit de grève et réquisitions

Le pouvoir est peut-être sur la voie de gagner son pari d'imposer la réforme des retraites. Il n'en reste pas moins que cette réforme a suscité contre elle des actions concertées puissantes et nombreuses : grèves dans les transports publics, raffineries et dépôts, ainsi que ports dans l'incapacité de décharger les navires pétroliers, tout a systématiquement été tenté. Mais le droit de grève n'est pas un droit absolu, et le code des collectivités locales reconnaît depuis 2003 le droit au préfet de recourir à des réquisitions dans certains cas.

On pourrait être tenté de parler d'abus du droit de grève en face d'une telle concertation programmée qui n'a d'autre objet affirmé que de mettre l'économie française à genoux. Mais c'est précisément la raison d'être du droit de grève que de faire pression, et lorsqu'il s'agit d'une décision du pouvoir politique qui est contestée, à condition bien entendu que cette décision ait un effet sur les conditions de travail, la pression s'exerce au plan national.

Le droit de grève est donc exercé en toute légalité, et les seules manifestations qui peuvent être brisées par la force sont les blocages divers qui se produisent en dehors des locaux de l'entreprise et n'ont rien à voir avec l'exercice du droit de grève, l'intervention de la force publique, souvent sollicitée dernièrement, étant évidemment légitime.

Quant aux piquets de grève, ils ne sont illégaux que dans la mesure où les grévistes utilisent la violence ou des « voies de fait » pour empêcher l'exercice par les non-grévistes de leur liberté de travailler. C'est une situation très fréquente, mais qui est très difficile à prouver, les non-grévistes préférant simplement s'abstenir de se présenter. Tout autre est le cas des réquisitions.

Les réquisitions

Comme le Conseil Constitutionnel l'a souvent rappelé, le droit de grève, qui est reconnu par la Constitution, n'est pas un droit absolu, et il s'exerce « dans le cadre des lois qui le réglementent ». Le code des collectivités locales reconnaît depuis 2003 le droit au préfet, de recourir aux réquisitions de biens, services ou personnes « en cas d'urgence, lorsque l'atteinte au bon ordre, à la salubrité, à la tranquillité et à la sécurité publiques l'exige ».

Les préfets viennent de recourir largement à cette possibilité ces derniers jours, et en particulier deux fois pour la raffinerie de Grandpuits ainsi que deux fois aussi pour la raffinerie de Donges. Des recours en annulation ont été dirigés contre les arrêtés, qui ont donné lieu à quatre décisions des tribunaux administratifs de Melun pour la première et de Nantes pour la seconde (voir encadré).

Pour Grandpuits, le tribunal administratif de Melun, saisi en référé, a commencé par annuler l'ordre de réquisition du préfet. Le préfet a alors pris immédiatement un second arrêté, limitant notamment l'ordre de réquisition à 14 personnes, et le Tribunal a cette fois rejeté le recours des syndicats. En ce qui concerne Donges, le Tribunal administratif de Nantes a par deux décisions successives rejeté les recours syndicaux.

Dans une conception assez large de l'ordre public, qui ne se limite pas au fonctionnement des services publics mais vise « l'approvisionnement énergétique du pays » en général, les tribunaux ont donc validé les ordres de réquisition. Mais pour être valides et ne pas porter une « atteinte disproportionnée » au droit de grève, les réquisitions ne doivent donc pas aboutir à restaurer le fonctionnement normal de l'entreprise, mais être strictement limitées à satisfaire des nécessités d'urgence tenant à l'ordre public menacé. D'ailleurs, les réquisitions n'avaient pas pour but de faire redémarrer le raffinage, mais seulement de débloquer des produits déjà raffinés en stock.

Satisfaisantes sur le premier point, celui de la définition de l'ordre public, les décisions le sont moins lorsqu'elles posent le principe que les réquisitions ne peuvent pas avoir pour effet de restaurer le fonctionnement normal d'une entreprise privée (le cas des services publics est différent). Il est vrai que des mesures ponctuelles de déblocage des stocks était en l'occurrence suffisantes, d'autant plus que les raffineries ne peuvent pas tourner, en l'absence de produits bruts bloqués dans les ports, et que la France importe des carburants pour faire face à la consommation – comme d'ailleurs EDF le fait pour l'électricité. On ose espérer que la même conception de l'ordre public permettrait de forcer la remise en marche des raffineries en cas de nécessité absolue avérée. Le droit de grève devrait alors céder devant l'ordre public, n'en déplaise aux grévistes.

Les décisions de justice

TA (Tribunal administratif de) Melun, 22 octobre 2010 : le droit de grève présente le caractère d'une liberté fondamentale…si le préfet, dans le cadre des pouvoirs qu'il tient du 4° de l'article L.2215-1 du code général des collectivités territoriales, peut légalement requérir les personnels en grève d'une entreprise pétrolière dans le but d'assurer l'approvisionnement en carburant des véhicules des services d'urgence et de secours du département ainsi que de prévenir les troubles à l'ordre et à la sécurité publics que génèrerait une pénurie prolongée, il ne peut toutefois prendre que les mesures imposées par l'urgence et proportionnées aux nécessités de l'ordre public : qu'en réquisitionnant la quasi totalité du personnel de la raffinerie Total de Grandpuits en vue, non seulement d'alimenter en carburants les véhicules prioritaires, mais également de fournir en produits pétroliers de toute nature l'ensemble des clients de la raffinerie, dans le but de permettre aux entreprises du département de poursuivre leurs activités, et alors, au surplus, que le représentant du préfet a déclaré à l'audience que des stations-service du département étaient déjà réservées au profit des véhicules d'urgence et de secours, l'arrêté a eu pour effet d'instaurer un service normal au sein de l'établissement et non le service minimum que requièrent les seules nécessités de l'ordre et de la sécurité publics ».
Le tribunal a toutefois indiqué que cette décision ne faisait pas obstacle à l'exercice par le préfet de ses pouvoirs, dans les limites prévues par la loi.

TA Melun, 25 octobre 2010 : Le juge des référés, saisi sur le nouvel ordre de réquisition, a cette fois relevé que « la pénurie existe » et que le nombre de 14 salariés réquisitionnés ne paraît « pas disproportionné au point de porter atteinte au droit de grève ».

TA Nantes, 22 octobre 2010 : « En procédant à la seule réquisition de 4 salariés et en mettant en place le dispositif contesté qui ne peut avoir pour objet, ni pour effet, d'assurer le fonctionnement normal du dépôt, mais qui vise à éviter des conséquences graves dans l'approvisionnement énergétique du pays le préfet de Loire-Atlantique n'a pas porté atteinte disproportionnée au droit de grève, eu égard aux besoins urgents à couvrir qui s'étendent sur le grand Ouest de la France ».

TA Nantes, 26 octobre 2010 : Le tribunal a estimé que la réquisition ordonnée le 24 octobre par le préfet de Loire-Atlantique pour le "dépotage" (vidage) d'un pétrolier "pour la reconstitution partielle des stocks" du dépôt ne constituait pas "une atteinte grave et manifestement illégale au droit de grève" et n'était que "ponctuelle".