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Critique du livre de François Dupuy : Lost in management

La vie quotidienne des entreprises au XXIème siècle

Le sociologue François Dupuy décrit dans son dernier livre, Lost in Management, une vingtaine de cas concrets français et étrangers pour illustrer ses concepts sur la sociologie des organisations. Plusieurs sont inquiétants (voir l'exemple ci-dessous), mais bien réels puisque basés sur des organisations qu'il a étudiées ces quatre dernières années. Ils soutiennent d'ailleurs une de ses convictions fondamentales : le haut management ne sait pas – et souvent ne veut pas savoir – comment cela se passe vraiment dans leur entreprise.

"On commence le matin et ils flânent… ils prennent le café… ils font des mots croisés. J'ai un élu du personnel, il s'en va en me disant « je vais à la salle » (le local syndical). Moi, je ne sais pas où il va. Il s'absente comme il veut. C'est ce qu'on voit partout dans les ateliers. Ça m'effraie ! On tourne au ralenti. Et je n'en parle pas avec eux parce que c'est un sujet tabou. Si je leur disais quelque chose, ils le prendraient mal et ils le retourneraient en leur faveur."

Extrait de « Lost in management »

Synthèse de ses livres précédents, attrayant grâce à ses nombreux exemples vécus, Lost in management, traite évidemment du sous-travail dans On a laissé filer le travail et de ses conséquences On a laissé filer le client. Deux chapitres qui jettent un regard cru sur les causes de notre niveau de chômage. Pour l'auteur, les organisations qui ont profité de la pénurie de biens et services pendant les trente glorieuses ont beaucoup de mal à aborder la période actuelle caractérisée par « La victoire du client ». Habituées à faire supporter par leurs clients leur manque de performance, les entreprises ont besoin de reprendre la main.

"Comment faire ?" constitue le second grand thème de ce livre. Contrôle, reporting, processus et centralisation constituent la méthode habituelle. François Dupuy s'en démarque et est assez tenté par un peu de flou, de coopération, de confrontation même, plutôt que de standardisation.

L'enfer c'est les autres

Le risque de définition minutieuse du rôle de chacun, c'est évidemment la bureaucratie. Dans un de ses autres ouvrages, traitant du phénomène du sous travail, François Dupuy avait déjà rappelé que les grèves du zèle sont très efficaces puisqu'elles désorganisent complètement la production, alors qu'elles consistent justement à travailler exactement « selon les règles ».

La bureaucratie était déjà bien définie comme l'application stricte des textes excluant toute initiative dépassant sa sphère de responsabilité : voyez le guichet d'à côté. Ce que l'auteur rend clair, c'est pourquoi la plupart des personnes aiment travailler dans une bureaucratie : pour ne pas avoir d'interaction avec les autres. Surtout pas avec les clients de l'entreprise. Mais pas non plus avec les autres collègues du service et des services voisins qui concourent à la production finale.

"La coopération n'est pas un comportement naturel ou spontané, du moins dans les situations quotidiennes de travail. Pour les acteurs concernés, elle remplace l'autonomie par la dépendance, la neutralité par la confrontation. C'est bien ce que les univers administratifs, pour ne citer qu'eux, ont cherché à éviter à tout prix".

Le secteur public

Bien que la vingtaine de cas décrits aient été rendus anonymes, on croit deviner que deux seulement appartiennent au secteur public. Comme on le voit à la fin du paragraphe précédent, cela n'empêche pas François Dupuy de lui étendre son analyse. Comme on pouvait s'y attendre, le secteur public pousse en général ces défauts à leur paroxysme.

"C'est d'ailleurs pourquoi ceux qui ont pu profiter au mieux de ce laisser-faire, les fonctionnaires par exemple, mais pas seulement, ont tenu à consacrer ce privilège dans des statuts, ce qui fut une façon de le « dé-contextualiser".

Dé-contextualiser signifiant ici que les avantages acquis dans un contexte donné (la fin de la guerre, les 30 glorieuses, un niveau technique ou culturel de l'administration ou des administrés) sont rendus permanents.

Les solutions

François Dupuy se méfie du Taylorisme appliqué à des situations complexes. Son leitmotiv : « Tant qu'on n'a pas changé ce que font les gens (par opposition à un simple changement de l'organisation), on n'a rien fait, si ce n'est du maquillage ». Les règles les plus minutieuses (« un délire procédurier ») ne sont pas en mesure de gérer les inévitables imprévus. Et elles sont généralement détournées par des personnels intelligents, qui n'ont pas « mauvais esprit » mais défendent leur intérêt personnel à court terme. Ce qui explique que leur attitude change souvent en cas de menace imminente de disparition, comme ce fut le cas chez Renault ou Air France. Le cas extrême étant posé par l'Etat sûr de sa pérennité :

"L'exemple vient d'en haut : combien de plans, de projets, de missions se sont fixé pour but de réformer l'Etat et n'ont abouti qu'à une très remarquable continuité dans la médiocrité de ce que produit l'administration pour un coût très élevé ?"

Ses recommandations : faire remonter le client final le plus en amont possible dans la structure de l'entreprise, rendre inévitable la coopération et la confrontation entre personnes et services, faire confiance notamment à l'encadrement de proximité et savoir ce qui se passe vraiment à la base de l'organisation.

Contrairement aux autres cas présentés, les trois derniers fournissent des exemples de bonnes pratiques, mais montrent qu'il n'existe pas de recette miracle mais seulement des approches recommandées.

Dans ce flou relatif, l'évaluation des personnes prend une importance primordiale. Puisqu'il est essentiel de fournir aux salariés des indications claires sur ce que l'organisation attend d'eux, et qu'il est impossible de quantifier tous les paramètres d'une évaluation, François Dupuy revendique le droit au « Libre arbitre » :

"L'exclusion de l'arbitraire – c'est-à-dire en fait du libre arbitre – dans la gestion des individus prive de facto le management, celui de proximité surtout, de tout pouvoir réel".

La démarche humaniste de François Dupuy contrastant avec les techniques extrêmes de certains cabinets de conseil, semble séduisante et pérenne. On peut se demander si elle ne pose pas la même question que la médecine chinoise face à la médecine occidentale : prendre en compte l'ensemble de la personne humaine exige plus de compétences et de temps que prescrire un antibiotique.