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Contrats courts : une menace de bonus-malus hors de propos

Au moment où s‘ouvre la négociation sur l’assurance chômage, le gouvernement vient de répéter aux partenaires sociaux son exigence relative au découragement de la « permittence » (alternance chômage indemnisé-travail) dans le cadre des CDD courts. La menace est clairement l’institution autoritaire d’un bonus-malus imposé aux employeurs. Nous trouvons cette menace de pénalisation hors de propos, alors que la détermination des cas d’abus relève des tribunaux qui s’en chargent fort bien. De plus, l’intérêt financier est beaucoup plus limité que ne l’affirme le gouvernement, d’autant plus qu’en décourageant l’emploi, il aurait des effets néfastes sur les comptes de l’assurance chômage. Une usine à gaz de plus pénalisant tout le monde pour punir quelques rares cas d’abus paraissant impossibles à caractériser autrement qu’au cas par cas.

Les contrats courts à propos desquels le gouvernement somme les partenaires sociaux d’agir sont les CDD (pas les intérims) d’une durée au plus égale à 31 jours, et, précision apportée par la ministre du travail, surtout (?) ceux consistant à réembaucher plusieurs fois les mêmes personnes. Les CDD dans leur ensemble représentent 87% des nouvelles embauches[1], mais seulement 9,7% de tous les contrats de travail. Ne sont concernés que les salariés cumulant chômage et travail, à savoir environ 1,5 million de personnes, dont seules 830.000 sont indemnisées, parmi lesquelles environ 250.000 en contrat court.

L’objectif poursuivi par le gouvernement est de mettre fin aux abus de la permittence, avec deux effets : alléger le coût du chômage pour l’Unedic (responsable selon la ministre de « 8 milliards d’euros de déficit » pour l’assurance chômage), et améliorer la situation des salariés victimes de la précarité de l’emploi.

La détermination de l’abus est le rôle des tribunaux, guidés par les dispositions légales

La permittence peut être définie comme la pratique selon laquelle des intermittents sont employés de manière quasi permanente par un employeur.

La possibilité de commettre des abus, consistant à embaucher en CDD des salariés qui devraient l’être en CDI, est d’abord née de plusieurs réglementations mises au point par les partenaires sociaux : le cumul de l’allocation de chômage et travail à temps partiel (2011), l’institution des droits rechargeables[2] (2014) et la reconnaissance du CDDU, CDD dit d’usage (à partir de 1990).

Le CDDU présente des avantages certains : pas de prime de précarité, absence de limitation dans le temps, succession de contrats libres. Il n’est admis que dans un certain nombre de secteurs d’activité déterminée par décret, mais la liste en est à la fois très longue et insuffisamment précise. Il est incontestable que l’existence du CCDU est responsable pour une grande partie de la permittence, les secteurs autorisé ayant par exemple regroupé 57% des CDD de moins d’un mois alors qu’ils ne représentent que 12% de l’emploi total. Le recours au CDDU est strictement encadré par les tribunaux, la Cour de cassation ayant dans plusieurs arrêts rendus entre 2000 et 2010, jugé que les tribunaux devaient « vérifier si l'utilisation de contrats à durée déterminée successifs était justifiée par l'existence d'éléments concrets et précis établissant le caractère par nature temporaire de l’emploi ». Si la réponse est négative, le contrat doit être requalifié en CDI. C’est d’ailleurs le rôle constant des tribunaux, qui ne se privent pas pour le faire, de requalifier les contrats et en particulier les CDD.

Première remarque donc : Alors que les dispositions légales définissent le CDD et le CDDU et encadrent le recours à ces contrats, et alors que les tribunaux ont pour mission de surveiller le respect de ces dispositions et la qualification donnée par les parties à leur contrat, pourquoi serait-il nécessaire d’ordonner aux partenaires sociaux de s’entendre sur des dispositions supplémentaires ? On notera que le gouvernement ne paraît pas songer à modifier les dispositions légales en cours, mais y superposer des critères d’admissibilité du recours au CDD qui viennent contredire le rôle des tribunaux tel que l’a fixé la Cour de cassation. Cela n’a pas de sens.

L’impossibilité de critères objectifs de l’abus

En enlevant aux tribunaux le soin de déterminer au cas par cas l’existence d’abus, le gouvernement s’enferme dans une tentative impossible pour fixer des critères objectifs. La proposition qui paraît avoir la faveur du gouvernement serait d’instituer un bonus-malus destiné à pénaliser l’ « abus » à partir du calcul du nombre moyen de recours au CDD dans les entreprises d’un secteur d’activité donné. Nous pensons qu’il n’y a pas pire que de déférer aux statistiques le soin de déterminer les conditions d’application d’une disposition légale ! Les statistiques ne permettent que d’établir des moyennes, et encore faut-il savoir à quels cas il est juste de les appliquer. Il n’y a pas de raison a priori de penser que la règle doive être valable pour tous. Sinon un employeur serait amené à être d’autant plus frappé par les malus qu’il y a d’absentéisme dans son entreprise ! Cocasse…

Dans un rapport de décembre 2015[3], l’IGAS se livre à une étude très critique sur le CDDU, pour en conclure qu’il y est fait souvent recours abusivement. Cherchant à déterminer les critères du recours au CCDU par rapport au CDI ou au CDD ordinaire, l’IGAS donne l’exemple de la règle que doit suivre un restaurateur : « s’il s’agit de couvrir un surcroît d’activité répétitif, cyclique, constant (ex : tous les samedis soirs), le salarié doit être embauché en CDI à temps très partiel ; s’il s’agit de couvrir un surcroît d’activité répétitif mais non cyclique, aléatoire, (par exemple les jours de beau temps où la terrasse va être plus remplie qu’à l’accoutumée) il peut être embauché en CDDU ». Pour ajouter qu’il faudrait une définition juridique précise et que cependant il resterait encore à s’assurer de la bonne frontière répétition/cyclique/non cyclique… Comme quoi on en revient toujours à une incontournable casuistique : c’est bien le rôle des tribunaux.

Dans une étude datant de 2015, le Conseil d’analyse économique[4] posait que « le rôle de l’assurance chômage n’est pas de subventionner certains métiers ou secteurs dont les emplois sont instables ». Les auteurs suggéraient fortement que « nombre d’entreprises ont adapté leur gestion de la main-d’oeuvre pour exploiter au mieux les avantages offerts par l’assurance chômage ». La règle posée par la Cour de cassation permet bien au juge du fond de prendre position en établissant ou non le « caractère par nature temporaire de l’emploi », et l’éventualité d’un recours artificiel au CDD.

Quel enjeu financier ?

Recettes et dépenses de l’assurance chômage en 2013 selon la nature des contrats

Ce tableau mentionne l’ensemble des cotisations et allocations de l’assurance chômage. Mais l’Unedic rencontre, dit-elle, des difficultés pour calculer les allocations dans le cas spécifique du cumul allocation-travail qui nous occupe ici, car « le cumul a surtout pour effet de ralentir la consommation des droits et de limiter le volume d’allocations versées chaque mois par l’Assurance chômage ».  D’emblée, ce cumul a donc un effet positif sur la diminution des dépenses d’allocation. L’Unedic ajoute qu’elle peut seulement mesurer « les dépenses d’indemnisation des individus au cumul, c’est-à-dire le montant d’allocation versé aux demandeurs d’emploi les mois où ils travaillent et ne perçoivent pas la totalité de leur allocation mensuelle ».

Le montant de ces allocations est alors de 5,4 milliards, dont 1,9 milliard pour les seuls contrats de 31 jours au plus, dits « courts ». Les effectifs indemnisés concernés par ces contrats d’au plus 31 jours tournent comme on l’a dit autour de 250.000, et n’ont pas augmenté depuis 2012, avec même une tendance à la baisse, contrairement aux effectifs des titulaires des contrats de plus de 31 jours, qui sont passés de 250.000 à près de 400.000 depuis 2014. L’allocation mensuelle moyenne est de 530 euros.

Ces chiffres sont à rapprocher de celui de la totalité des allocations versées par l’Unedic au titre de l’ARE au cours d’une année, soit 36 milliards (2016), les allocations concernées par les contrats courts ne représentant donc que 5,3% du total. Le chiffre de 1,9 milliard doit tout de suite être diminué de 230 millions, nous dit l’Unedic, car il faut tenir compte des mesures de calcul des indemnités prises en 2017, et qui, non applicables aux contrats en cours, monteront progressivement en puissance jusqu’à atteindre ce chiffre. On doit donc raisonner sur une base inférieure en principe à 1,7 milliard (4,7% du total).

Mais ceci ne renseigne en rien sur les économies qui pourraient être réalisées en pénalisant le recours aux contrats courts par des malus. Sans compter le fait que les malus devraient être, dans l’hypothèse gouvernementale, contrebalancés par des bonus accordés aux entreprises jugées « méritantes » (pour parvenir à un jeu financier à somme nulle ?), un très grand nombre de recours à des contrats courts ne pourraient pas, comme on en a discuté plus haut, être qualifiés d’abusifs, soit qu’il s’agisse d’authentiques CDD d’usage (CDDU), soit qu’ils soient admissibles car nécessaires dans certains secteurs, soit qu’ils aient une cause reconnue valable (remplacement ou saisonnalité).

Rappelons par contraste que le seul régime des intermittents du spectacle (Annexes 8 et 10 du tableau ci-dessus) a conduit l’Unedic à verser environ 1,32 milliard d’indemnités par an pour un nombre d’indemnisés de 115.000 (soit 1.130 euros d’allocation mensuelle moyenne, plus du double de l’allocation aux CDD), provoquant un déficit de plus d’un milliard. Que l’on commence donc par s’intéresser à ces intermittents !

Quel effet sur l’emploi ?

C’est en fin de compte la question qu’il faut se poser. L’analyse du CAE, et qui semble être partagée par le gouvernement, part de l’hypothèse que les employeurs de CDD courts vivent aux crochets de l’assurance chômage dans la mesure où ils pourraient fort bien embaucher leurs salariés en CDI. C’est une pétition de principe.

A la demande de l’Unedic, le CREDOC a réalisé en 2017-2018 une enquête qualitative auprès des employeurs[5]. Il en ressort des enseignements très révélateurs sur les raisons du recours  aux contrats courts, de nature à justifier ce dernier.

Le constat liminaire est très clair : « les entretiens menés… tendent à montrer que les emplois en CDD ne sont pas substituables aux emplois en CDI ». Les CDD « correspondent en effet la plupart du temps à des recrutements en réponse aux besoins de l’activité ou, tout au moins, fluctuants en raison de la volatilité de la demande ». Les employeurs « considèrent le CDI comme la norme », et les CDD répondent à des demandes ponctuelles et non, sauf de façon « très peu citée », au désir de tester compétences et productivité chez le salarié.

Les entretiens menés par le CREDOC auprès des employeurs de 5 secteurs

Les entretiens ont été menés par le CREDOC auprès des employeurs de 5 secteurs : l’hébergement-restauration, l’hébergement médico-social, les études de marché et sondages, où le recours aux contrats courts est fréquent, et par opposition la production et distribution d’eau, assainissements et gestion des déchets, où ce recours est rare, et le commerce de détail.

L’hébergement-restauration est le premier secteur utilisateur de contrats inférieurs à un mois. La saisonnalité est un motif principal, et les CDDU sont très répandus : 76% des embauches dans un secteur employant environ un million de salariés.

Dans le deuxième secteur examiné par le CREDOC, celui de l’hébergement médico-légal, l’organisme relève que « le remplacement des salariés absents (maladie essentiellement) est, selon les employeurs, le seul motif de recours aux contrats temporaires ». « Nous remplaçons un CDI par un CDI », affirme un chef d’établissement.

Du troisième secteur, les études de marché et sondages, on note qu’il est éligible au CDDU, mais devrait légalement conduire au CEIGA[6] en fait peu répandu car il n’est pas sans risque et se révèle être une nouvelle usine à gaz de maniement administratif compliqué.

Dans le secteur du commerce de détail non alimentaire, on note beaucoup de CDD, mais peu de CDD courts, « de sorte que les dépenses d’assurance chômage liées à des fins d’emploi de moins d’un mois dans ce secteur sont en-deçà de la moyenne ». Les CDD sont en général de 6 mois, et surtout utilisés à des fins de test. Ils ne sauraient donc être visés par le malus.

Enfin, dans le secteur eau et assainissement, on recourt surtout à l’intérim pour des missions peu qualifiées, difficiles et pénibles, pour des interventions à disponibilité immédiate, ce qui rend une projection de carrière difficile pour les salariés, et donc un recours peu tentant au CDI.

Les CDD et la demande des salariés.

Cette expérience est tirée de l’étude du CREDOC examinée ci-dessus, qui cite le cas d’un cuisinier qui pratique le bouche à oreille pour trouver du travail et déclare : « J’ai toujours du travail comme j’en ai besoin. C’est une manière de vivre différente mais elle n’est pas moins bien. J’ai déjà refusé des vacations parce que j’avais déjà assez travaillé pour le mois ou bien que j’avais prévu quelque chose de personnel à cette date-là. Je ne dirais pas qu’on gagne plus quand on est vacataire qu’en CDI, mais on a des salaires qui sont plus honnêtes simplement. » Cette citation montre qu’il est parfaitement vain de vouloir, de façon systématique, évoquer la question qui nous occupe sous l’angle des pratiques abusives des employeurs. Et, plus important encore, que sanctionner le recours aux contrats courts par l’imposition de malus aux employeurs est tout à fait hors de propos. Une autre étude, plus ancienne, a été réalisée par la DARES (ministère du travail)[7], montre qu'un salarié sur cinq en contrat court n’aurait pas préféré avoir un CDI, et parmi ceux-ci, 48% n’échangeraient pas leur contrat contre un CDI même avec un meilleur salaire. Une grande majorité de salariés en contrat court reconnaît au CDD les avantages d’expériences plus variées, de plus de temps libre et de plus de liberté dans leur implication dans l’entreprise. Signe des temps ? On aimerait que cette étude soit réitérée de nos jours.

Que ce soit une conséquence naturelle de l’activité des employeurs, ou que cela réponde au désir des salariés, on voit que, comme le conclut le CREDOC, « les emplois en CDI ne sont pas substituables aux emplois en CDD ». Certes, l’étude est fondée sur les seules déclarations des employeurs. Il n’en reste pas moins qu’il est logique de penser que la conclusion reste valable pour une très grande majorité et que, comme le relèvent les organismes patronaux, l’institution d’un bonus-malus ne pourrait avoir qu’un effet défavorable à l’emploi, en enlevant un élément de flexibilité au travail. Les entreprises n’embaucheraient pas en CDI et, soit limiteraient leur recours aux emplois en CDD, soit reporteraient le coût du malus sur le salaire, soit enfin se dirigeraient vers l’externalisation du service, et en particulier vers le recours aux micro-entrepreneurs dont le développement est par ailleurs fortement critiqué.

Faire échec à la flexibilité de l’emploi par l’institution du malus ne conduira pas à forcer l’usage du CDI. Il serait plutôt logique de penser à renoncer à l’allocation de cumul, instituée en 2011. Mais, comme le dit l’Unedic, on ne réussira qu’à augmenter le chômage ainsi que le volume des allocations versées !

La véritable alternative au CDD n’est pas le CDI, mais le recours au travail indépendant. Ne vaut-il pas mieux pour la sécurité et les avantages sociaux bénéficier d’un CDD que d’être micro entrepreneur, plus généralement travailleur indépendant ?

En conclusion, l’administration se trouve une fois de plus commettre son péché mignon, échafauder une usine à gaz pénalisant tout le monde pour mettre fin à une pratique très minoritairement répréhensible, et dont les critères relèvent de la casuistique. Cessez d’emmerder les Français, disait Pompidou.

De plus, le gouvernement s’enferme dans une conception de l’emploi qui a de moins en moins cours à l’heure actuelle. Ou plutôt, il s’y laisse enfermer par un monde syndical toujours attaché à l’emploi à vie par ses références industrielles - et publiques - du passé. Dans l’économie tertiaire qui est devenue la nôtre, où règnent une concurrence exacerbée et l’obligation de servir le client en s’adaptant continuellement à ses demandes, la souplesse et la flexibilité sont des maîtres-mots. Et ce sont les secteurs les plus féconds en emploi qui sont concernés.


[1] 30% des CDD sont des contrats pour une seule journée, ce qui explique le grand nombre de contrats signés sur une période donnée, et le petit nombre de personnes concernées.

[2] Permettant aux chômeurs qui reprennent un travail avant d’avoir épuisé leurs droits de les reporter sur une période ultérieure de chômage.

[3] Evaluation du contrat à durée déterminée dit d’usage.

[4] « Améliorer l’assurance chômage pour limiter l’instabilité de l’emploi », Pierre Cahuc et Corinne Prost, septembre 2015.

[5] « Le recours aux contrats courts », octobre 2018.

[6] Contrat de chargé d’enquête intermittent à garantie annuelle.

[7] Les contrats courts vus par les salariés, Premières synthèses, mars 2007.