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Ce modèle social que le monde ne nous envie plus

C’est avec ce titre explicite que l’économiste Jean-Olivier Hairault, professeur d’économie à l’université Paris I, associé à la Paris School of Economics et chercheur au CEPREMAP (Centre pour la recherche économique dépendant de l’ENS), signe cet essai à la fois historique et propositionnel[1] centré avant tout sur le marché du travail, la fiscalité pesant sur les entreprises, la désindustrialisation, le chômage de masse, la question des 35 heures et la création d’emploi. L’enjeu central de l’ouvrage est de répondre à cette question aujourd’hui lancinante qui pèse sur l’économie française, comment développer notre croissance potentielle[2]? En levant les blocages qui pèsent sur l’emploi, l’investissement, la croissance de nos entreprises afin précisément de reconstituer et de développer sa capacité de production et de développer sa compétitivité nous répond Jean-Olivier Hairault. Mais pour lever ces blocages, le diagnostic doit être cohérent et partagé. En particulier, le principal enseignement de l’ouvrage est qu’il ne faut pas s’entêter à réduire administrativement le chômage, mais à développer l’emploi par des conditions favorables à la croissance, ce qui suppose la levée d’une série impressionnante de blocages ne serait-ce que s’agissant (ce qui est le cœur de cible de l’auteur) de la politique du travail et de l’indemnisation du chômage. L’auteur délivre alors quelques pistes essentielles :

 

1er constat : le monde du travail est de plus en plus polarisé et la France ne s’est pas adaptée :

L’auteur montre que désormais le développement des NTIC et des services « polarise » le monde du travail en faisant coïncider les créations massives d’emplois aux deux bouts de la chaîne de valeur. Il y a d’une part les métiers de services (service à la personne, hôtellerie, restauration, etc.) qui sont en général peu rémunérés mais qui deviennent des gisements importants d’emplois (notamment avec la croissance de la Silver Economy liée à la retraite des Baby Boomers), et de l’autre des métiers à très forte qualification technologique, scientifique ou technique (ingénieurs, programmeurs, bio-techniciens, juristes, économistes) qui sont désormais indispensables dans les modèles d’affaire des start-up d’aujourd’hui et de demain. Mais cette polarisation de l’emploi a en réalité été très mal anticipée spécifiquement par la France : « Les pays européens ont pourtant tout d’abord accentué, dans les années quatre-vingt, les protections face à l’ampleur des dégâts sociaux (…) » et citant Daniel Cohen[3] met en exergue que « à vouloir à la fois protéger le Smic et l’État-providence, en cherchant à maintenir en période de croissance ralentie les institutions créées en période de croissance forte, les pays européens ont trouvé le plus mauvais des compromis et ont laissé filer le chômage. » (p.24) La réponse des pays du Nord de l’Europe, mais également le Royaume-Uni et l’Allemagne a consisté à passer d’une logique de Welfare à une logique de Workfare, où le travail effectif est placé au cœur du dispositif de réinsertion sociale tout en épousant cette bipolarisation accrue du monde du travail. En France au contraire, « la réaction des gouvernements, de façon plus ou moins marquée selon les orientations idéologiques, a été de ne pas accepter les forces inégalitaires de la polarisation des emplois ». La lutte « visible » contre les inégalités statiques a prévalu sur la recherche d’une égalité « dynamique » (par l’ascenseur social et la vitesse de réinsertion au travail), d’où une baisse très forte des qualifications intermédiaires, une hausse des hautes qualifications mais une stagnation des basses qualifications. Dans les services si la France disposait d’une main-d’œuvre comparable à ce quelle est aux États-Unis ou aux Pays-Bas dans les mêmes secteurs, le secteur de l’hôtellerie-restauration aurait créé respectivement 3,4 millions d’emplois, et 1,8 million d’emplois supplémentaires, contre +1,2 million par comparaison avec l’Allemagne. De quoi faire réfléchir nos décideurs.

2ème constat : la machine à penser à l’envers : la lutte contre le chômage par la réduction des heures travaillées :

La politique qui consiste à réduire le temps de travail pour lutter contre le chômage est une autre grande caractéristique des politiques publiques françaises : passage des 40 heures aux 39 heures en 1981, puis de 39 à 35 heures à partir de 1997, couplée à la réforme des cinq semaines de congés payés en 1981. « Davantage que la permanence du chômage de masse, ce choix est un danger pour notre modèle social dont il faut prendre toute la mesure. » Jean-Olivier Hairault ne mâche pas ses mots et pour cause : dans une période de mutations profondes et de croissance ralentie, la réduction du volume d’heures travaillées « ampute la production de richesses et accentue encore les problèmes. » En effet, le souci a priori louable de venir au secours de certains secteurs en difficulté, devient « une faute lourde » lorsque cette stratégie, au départ sectorielle, est appliquée à l’ensemble des travailleurs, ce qui traduit en acte une « idéologie malthusienne du partage du travail. » Surtout, une telle politique endigue le processus nécessaire de réallocation de la main-d’œuvre dans le cadre de la destruction-créatrice schumpetérienne, en développant deux outils aussi inefficace l’un que l’autre à moyen terme :

  • les dispositifs écartant les seniors de l’emploi (préretraite, abaissement de l’âge de la retraite à 60 ans) qui produisent des chômeurs définitivement inactifs ;
  • et la fameuse réduction de la durée annuelle du travail, qui a abouti, puisque les salaires sont rigides, à la baisse en France (ce qui interdit les ajustements) à relever la fiscalité sur les ménages afin de compenser la baisse de richesses produites (moindre augmentation des heures travaillées) afin de limiter la dégradation financière de notre système de protection sociale.

À ces deux erreurs, notre économiste propose deux bouquets de solutions :

  • Fixer une cible à horizon 2020 d’un taux d’emploi supérieur de 50% (soit 10 points de plus que son taux actuel), qui pourrait être renforcé par une augmentation de la durée de cotisation pour toucher une retraite à taux plein ;
  • Négocier la sortie des 35 heures, en conservant les 35 heures comme durée légale, mais en ouvrant la négociation sur le salaire horaire des heures supplémentaires jusqu’40 heures puis en maintenant un surcoût légal entre 40 et 48 heures (durée maximale de travail en Europe).

3ème Constat : le refus des petits boulots :

Dans une situation de polarisation de l’économie par le haut et par le bas, la question de la préservation de la profitabilité des emplois à faible productivité lorsque le salaire minimum est parfois supérieur à cette productivité devient un élément central de la politique de retour à l’emploi. L’ensemble des pays développés (hors France) a répondu par une baisse encadrée de la générosité de leur système social de façon à renforcer l’incitation au retour à l’emploi et d’éviter en même temps la constitution de trappes à inactivité. La France au contraire en conservant un salaire minimum élevé, une indemnisation chômage non dégressive particulièrement longue (jusqu’à deux ans) et des minimas sociaux (RMI, puis RSA et PPE, désormais prime d’activité) ont contribué à créer deux verrous solides de retour à l’emploi :

  • L’existence d’un salaire minimum élevé et surtout uniforme sur l’ensemble du territoire et quels que soient les secteurs d’activité, sans différenciation aucune entre les productivités réelles des emplois peu qualifiés ;
  • L’existence d’un salaire dit « de réserve », subjectif en dessous duquel le chômeur refuse de retourner en emploi, parce que les coûts occasionnés (et les effets de seuils sociaux) sont trop désavantageux.

L’auteur propose de réformer les minima sociaux en mettant fin à la dualité de la politique d’assistance et de l’emploi. Le RSA reste géré par les travailleurs sociaux territoriaux et non par l’assurance chômage, ce qui pose des problèmes d’objectifs et de cohérence dans le cadre de la politique de retour à l’emploi. Les bénéficiaires de l’aide sociale doivent donc sortir de la logique de l’assistanat pour se positionner vers celle de l’employabilité (y compris avec des dispositifs spécifiques de retour à l’emploi pour les personnes qui en sont durablement éloignées), au besoin en développant les temps partiels, ce qui suppose de réformer substantiellement les durées d’indemnisation avec une dégressivité accentuée (sans forcément passer comme en Allemagne à une logique en couperet). Il faut sortir de la logique du davantage de prestation pour moins de création de richesses[4].

4ème constat : les rigidités du code du travail, la protection du statut contre la création d’emploi :

Le code du travail en France constamment l’objet de remaniements, sert de socle à une casuistique incessante des magistrats en charge de sa régulation qui produit une grande instabilité juridique. En particulier s’agissant du licenciement la logique juridique actuelle en France est hémiplégique :

  • D’une part s’agissant du licenciement en général (pour faute ou incompétence) « la France se distingue par une procédure de conciliation limitée, peu axée sur la recherche du compromis et un règlement du contentieux marqué par un certain arbitraire », elle est de plus incluse au sein même de la procédure judiciaire, alors qu’elle en est dissociée en Allemagne par exemple, ce qui évite les recours contentieux tardifs ;
  • D’autre part s’agissant du licenciement économique, l’asymétrie est encore plus choquante « si l’on admet que la motivation de la création d’emplois puisse être la recherche du profit dans le cadre d’un projet d’entreprise, il est alors cohérent que la destruction de l’emploi ne puisse pas échapper à cette logique. » Or précisément ce n’est pas le cas, notamment parce que les juges s’estiment à même d’apprécier (objectivement ?) les circonstances économiques présidant à la procédure de licenciement économique, ce qui bien évidemment stérilise par avance toute démarche préventive (et qui serait in fine moins coûteuse en emplois). « lorsque la rentabilité faiblit, en raison d’une baisse de la demande des consommateurs ou de l’arrivée de nouveaux concurrents (…) la réduction des effectifs peut s’imposer comme la solution qui garantit la viabilité même de l’entreprise. » Ce qui pose la question terrible du seuil de rentabilité à partir duquel le magistrat devra apprécier si les circonstances économiques du licenciement sont sérieuses ou non.

Jean-Olivier Hairault propose donc de passer d’une logique de protection de l’emploi à une logique de protection de l’entreprise, logique qui doit s’imposer par un triptyque de réformes :

  • Équilibrer cette protection implicite des entreprises par un dispositif moins anxiogène pour le salarié de flexisécurité. L’entreprise cesse alors d’être suspectée de faire triompher la logique du capital contre celle du travail ;
  • Ensuite, réformer la formation professionnelle, de façon à ce qu’elle se développe véritablement au service du développement de compétences « générales » des salariés et non simplement de compétences « spécifiques » dans le cadre de leur emploi présent. Passer d’une capacité de formation plus globale et transversale, doit permettre à l’employé de pouvoir s’adapter plus rapidement à de nouveaux emplois, dans une société où le travail devient beaucoup plus fluide ;
  • Enfin, mettre un terme à la polarisation des statuts entre insiders (en CDI) et outsiders (en CDD et contrats d’interim) en créant un contrat de travail unique plus flexible. C’est en particulier ce qu’avait soutenu en 2003 Jean Tirole.

L’inversion de la logique de pensée impulsée par ces réformes est profonde, mais il convient ainsi de conjurer l’étrange défaite que la France vit aujourd’hui d’une façon tout à fait paradoxale sur fond de chômage de masse « il y a en France aujourd’hui plus de flexibilité que de sécurité de l’emploi, l’exact opposé des objectifs poursuivis » : tandis que « tout le monde pense échapper à cette fragilité en construisant la ligne Maginot de la protection de l’emploi, parfois dans une certaine illusion collective, au fond par refus des injustices liées à ce nouveau monde », elle aboutit finalement à pénaliser « le retour à l’emploi des chômeurs (...) en exacerbant les injustices sociales. »

5ème constat : le toujours travailler moins ; d’où viennent les baisses des heures travaillées :

Si l’on prend comme année de référence l’année 2011, un Américain dispose d’un PIB/habitant supérieur de 40% à celui d’un Français ($ 12.000/an), contre 15% supérieur pour un Allemand et 10% supérieur pour un Britannique. Il peut être intéressant de décomposer ces différences de PIB par tête.

  • Une première raison réside dans le fait que la croissance du revenu par habitant est plus faible en France par rapport à ces autres pays depuis 1975, de près d’un demi point, mais « ce demi-point de croissance annuel, qui peut paraître somme toute assez modique, cumulé sur près de quarante ans, explique que ces pays ont presque doublé leur revenu par habitant », tandis que le nôtre n’a augmenté que des 2/3 ;
  • Une seconde permet de « neutraliser » la très bonne productivité française. En effet, la France se révèle comme le pays développé où l’on travaille le moins. D’où vient cette baisse ? Les explications comparatives permettent d’y voir plus clair : l’excédent d’heures travaillées des États-Unis provient pour 2/3 du travail et pour 1/3 de la part des actifs dans la population (mais pas le chômage). Pour la Suède, le Royaume-Uni et le Canada, la part de la population active explique davantage cet écart que la durée annuelle du travail, mais celle-ci reste significative. Avec l’Allemagne enfin la durée annuelle moyenne du travail est plus faible qu’en France, l’excédent d’heures travaillées provient de l’augmentation des temps partiels, de la baisse consécutive du chômage et de l’augmentation du taux d’actifs. « Il y a en France moins de personnes participant au marché du travail et moins d’heures passées au travail par les employés. » Un phénomène d’attrition qui se développe aux deux bouts de la chaîne, s’agissant de l’emploi des seniors comme chez les jeunes avec peu d’orientation dans les filières courtes, peu d’apprentissage et une « quasi-absence des cumuls études-emploi »[5].

Conclusion : la mise en évidence d’un triangle d’incompatibilité :

L’auteur pour finir met bien en évidence l’existence d’un triangle d’incompatibilité qui lie haut niveau de protection sociale, croissance et pression fiscale.  Puisqu’en France le travail finance très largement la protection sociale à travers les cotisations (salariales et patronales), « cette situation pèse sur le coût du travail et donc sur la demande des entreprises, mais également sur leur compétitivité ». Cette pression aboutit mécaniquement à baisser le revenu net des travailleurs donc à les désinciter à travailler. Une situation est renforcée par « une politique délibérée de réduction des heures travaillées. » Toute atteinte au volume d’heures travaillées se reporte mécaniquement sous la forme d’une fiscalisation accrue des personnes physiques et morales (près de 15 points de PIB depuis le milieu des années 1970, avec en parallèle la dérive que l’on connaît de notre dette publique à près de 100% du PIB) qui contribue à la baisse de l’activité. « Ceci est la marque de la grande incohérence de notre modèle social : scier la branche sur laquelle repose sa pérennité ».

Pour y remédier il importe donc de jouer sur les facteurs permettant de faire baisser significativement la part des prélèvements sociaux dans le PIB (33% soit +18 points depuis 1975).

  • Par un effet dénominateur (PIB) : augmenter la durée légale annuelle du travail, ainsi que le volume global des heures travaillées (politique d’activation des seniors et juniors, flexibilisation de la législation du travail, mise en place du contrat unique, sortie ordonnée des 35 heures),
  • Par un effet numérateur (taux de P.O sociaux) : régulation de l’indemnisation chômage et redirection de l’assistance sur l’indemnisation, ce qui devrait permettre de faire baisser les coûts de ces politiques publiques (transferts), donc de leur financement.

Pour conclure Jean-Olivier Hairault le relève avec justesse : « Finalement, le point le plus problématique, mais certainement sous-estimé, est le caractère « distorsif » des prélèvements sur une dépense ou une ressource, « l’assiette » du prélèvement (…) certains prélèvements comme la TVA ou les cotisations employeur renchérissent la dépense ; d’autres comme les cotisations employés diminuent les ressources. » À la clé une diminution de la consommation et du travail. La bonne nouvelle c’est que « lorsque les individus souhaitent disposer d’une retraite plus élevée ou d’une meilleure santé, il est dans leur intérêt de travailler plus. » Encore faut-il pour les pouvoirs publics constituer les bonnes incitations, ce qui suppose de prononcer au plus vite l’abandon définitif des stratégies anti-travail qui opèrent depuis quarante ans. « La victoire a cent pères mais la défaite est orpheline »  énonce le proverbe (John Fitzgerald Kennedy). S’agissant des politiques menées par les exécutifs successifs depuis quarante ans sur le triple front du travail, de l’emploi et du chômage,  l’ouvrage de Jean-Olivier Hairault nous montre que jusqu’à présent, c’est plutôt l’inverse.


[1] Jean-Olivier Hairault, Ce modèle social que le monde ne nous envie plus, Albin Michel, Paris, 2015, 161 p. 

[2] Cette question a en particulier été récemment soulevée dans le cadre du suivi budgétaire de la France au cours du semestre européen. Cette constatation préoccupante de la perte de notre potentiel de croissance (croissance potentielle) fait désormais consensus au sein des économistes. Récemment encore, lors de l’émission de BFM Business Les Experts (Podcast 11/03 ; 1/2, (à partir de la 17,03 min), Eric Heyer Directeur de l’OFCE, convenait d’une baisse inquiétante de notre croissance potentielle donc de la capacité de rebond de notre économie : «  Ce gouvernement-là a rabaissé la croissance potentielle, c’est-à-dire à partir de laquelle vous calculez, et donc sont passés de 1,4% à 1% et donc ils disent aujourd’hui non mais en fait on s’est trompé, on va revenir à 1,4% et donc du coup les efforts structurels [seront plus faibles]. »

[3] Les infortunes de la prospérité, Presse Pocket, 1996.

[4] C’est en particulier le raccourcis saisissant brandi régulièrement par la chancelière allemande Angela Merkel : l’Europe, c’est 7% de la population mondiale, 25% du PIB mondial et 50% des transferts sociaux. La soutenabilité macroéconomique de cette configuration est délicate et mérite donc d’être ajustée en permanence.

[5] Avec des conséquences macro-économiques considérables s’agissant de la baisse du volume d’heures travaillées (dont la durée annuelle légale est majoritairement responsable dans les comparaisons internationales livrées par l’auteur) : « Une réduction de 1 point de chômage (…) serait une performance significative (…) augmenterait de 1% les heures travaillées et le PIB par habitant (…). Ce résultat pourrait être atteint par deux jours de travail supplémentaires dans l’année ! » (p.135).