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Réserve héréditaire, n’y touchez pas !

De divers côtés et bords politiques, on entend évoquer des propositions de remise en question du droit des successions. A part la remise en cause de la fiscalité, la réserve héréditaire, qui garantit la transmission d’une grande partie de l’héritage aux descendants, est aussi sur la sellette. Il y a ceux qui voudraient, sous certaines conditions, transmettre leur grande fortune à qui ils veulent, il y a ceux qui, de façon radicale, veulent supprimer complètement cette réserve héréditaire, se prévalant de l’idéologie moderne donnant la priorité à l’égalité et à la circulation des patrimoines – le chef de l’Etat en fait partie même s’il ne touchera pas au droit des successions. Nous sommes en présence d’un choc de valeurs. Nous expliquons pourquoi nous estimons devoir continuer à mettre au-dessus de tout la valeur de la famille.

Rappel des règles successorales

Au décès de la personne, et le cas échéant après liquidation du régime matrimonial, nous examinons le cas où le défunt laisse des héritiers réservataires. Ces derniers sont uniquement les enfants (ou les petits enfants par représentation de leur parent prédécédé), et, seulement en l’absence d’enfants, le conjoint survivant. L’enfant unique a droit à la moitié de la succession, s’il y a deux enfants ils ont droit aux deux-tiers, et s’il y a trois enfants ou plus, ils se partagent les trois quarts. Les enfants ne peuvent pas être privés de ces parts, qui constituent la « réserve héréditaire ». En dehors de ces parts, le reste de la succession constitue la « quotité disponible », qui est donc au minimum d’un quart dont le défunt a pu disposer librement par testament. Le conjoint survivant a droit à un quart en pleine propriété ou la totalité en usufruit, mais ces droits peuvent être diminués par testament en présence d’enfants (ou augmentés si la quotité disponible le permet).

Nous n’examinons ici évidemment que le cas où le défunt a fait un testament, c’est-à-dire la limitation apportée par la réserve héréditaire à sa liberté de disposer de son patrimoine. Celle-ci est donc, en présence d’enfants, limitée à la quotité disponible, comprise entre 50% et 75%.

Il faut ajouter à cet exposé celui des droits de succession ou de donation dus à l’Etat, qui ont une grande importance pour le problème qui nous occupe.

En ligne directe, les droits sont les suivants, après un abattement de 100.000 euros :

  
FRACTION DE PART NETTE TAXABLE 

 

 TARIF APPLICABLE 

  
N'excédant pas 8 072 € 
 

 5 % 

 
Comprise entre 8 072 € et 12 109 € 
 

10 % 


Comprise entre 12 109 € et 15 932 € 
 

15 % 


Comprise entre 15 932 € et 552 324 € 
 

20 % 


Comprise entre 552 325 € et 902 838 € 
 

30 % 


Comprise entre 902 839 € et 1 805 677 € 
 

40 % 

  
Au-delà de 1 805 677 € 
 

45 % 

Autrement qu’en ligne directe (abattements négligeables ou nuls) :

HERITIERS 

TARIF APPLICABLE 

 
Entre parents jusqu'au 4ème degré


55 % 

 
Entre parent au-delà du 4ème degré
et entre personnes non parentes
 

 60 % 

Signalons enfin qu’aucun droit de succession n’est dû par le conjoint survivant (legs ou donation au dernier vivant).

D’autre part, et ceci peut se révéler très important, les primes d’assurance-vie versées avant 70 ans ne sont pas taxables entre les mains du bénéficiaire désigné, quel qu’il soit, et elles ne sont pas non plus « rapportables » à la succession (elles n’en font pas partie)[1].

Enfin, les dons et legs en faveur des associations reconnues d’utilité publique supportent une taxe de 35% jusqu’à 24.430 euros et 45% au-delà, les autres associations une taxe de 60%. D’autre part les dons et legs à certaines associations poursuivant un but d’intérêt général bénéficient d’une exonération totale de droits.

Comment la question de la réserve héréditaire s’est-elle trouvée posée ?

  • En 2017, une note de l’organisme France Stratégie préconise de reconstruire la fiscalité des transmissions du point de vue de l’héritier. Dans ce cadre, le taux d’imposition serait calculé sur l’ensemble du patrimoine reçu par chaque individu au cours de sa vie, en limitant les exonérations (assurances-vie, entreprises, transmissions entre conjoints) au-delà d’un certain montant de patrimoine hérité. Pour favoriser l’accès des jeunes générations au patrimoine, les transmissions reçues avant 40 ans pourraient être en partie exonérées d’impôt. »

Il s’agit pour France Stratégie de « prévenir la formation d’une société d’héritiers » et de promouvoir l’égalité des chances entre héritiers ainsi qu’entre héritiers et non héritiers. Il estime que la progressivité de la fiscalité est mal construite, car « elle aboutit par exemple à faire payer beaucoup certains individus qui reçoivent peu (d’un oncle, d’une sœur) et peu certains qui reçoivent beaucoup (de leurs parents, ce d’autant qu’il est possible d’étaler les transmissions dans le temps) ».

Quelles que soient les réticences que l’on ait à l’égard de la prévision d’un avènement de la « société d’héritiers », sur laquelle nous reviendrons, on note que France Stratégie propose de modifier la fiscalité des successions, mais n’envisage nullement de mettre fin à la réserve héréditaire.

  • Plus récemment, une mission parlementaire a été lancée à l’initiative de Gabriel Attal, secrétaire d’Etat auprès du ministre de l’Education nationale, à l’effet de réfléchir à la possibilité de léguer sa fortune à des œuvres, et ce sans tenir compte de la réserve héréditaire qui pourrait l’interdire. Le modèle est ici américain, qui ne connaît pas cette réserve, ce qui permet à des milliardaires comme Bill Gates, Warren Buffett ou d’autres, par le mécanisme des promesses de dons, de léguer leur patrimoine à qui ils entendent. En France, un industriel comme Xavier Niel souhaiterait faire de même. S’y ajoute le cri d’alarme des associations et fondations qui ont constaté la baisse importante des dons en 2018, baisse en partie conséquence de la réforme de l’ISF (le secteur caritatif reçoit chaque année 2,6 milliards de dons). Gabriel Attal cherche donc à favoriser la « philanthropie à la française ».

Mais là encore, pour Gabriel Attal il n’est « pas question d’augmenter les droits de succession avec cette réforme, ni de pouvoir déshériter ses ayants droit » [2].

  • Enfin, certains croient pouvoir se saisir de cette opportunité pour proposer la suppression totale de la réserve héréditaire. Chacun pourrait « sélectionner ses héritiers », et, comme s’exprimait délicieusement le fondateur de Génération Libre, « pourquoi une maîtresse attentive, un professeur adoré, des amis fidèles n’en feraient-ils pas un meilleur usage que des enfants ingrats ? » Certes[3] !

Restons sur terre, tout d’abord !

La réserve héréditaire est peut-être un tabou, c’est en tout cas, une des institutions les plus fondamentales des droits de toute l’Europe continentale tels qu’ils sont issus du droit romain ou du droit germanique. L’exception essentielle est le droit anglo-saxon, Angleterre et Pays de Galles (mais pas l’Ecosse, et le conjoint dispose d’une réserve en Irlande du Nord) et Etats-Unis. Même en Russie, les successions ont été abolies en 1919 avec le droit de propriété lors de la révolution, mais cela n’a duré que trois années, et l’héritage a été rétabli solennellement, et avec lui les règles de réserve héréditaire.

En France, selon l’INSEE, l’héritage, qui inclut évidemment la réserve héréditaire dans l’esprit des Français, est plébiscité par 80% de la population, 45% des foyers (plus haut taux de l’Europe) en bénéficient, l’héritage moyen se situe à 135.000 euros et l’héritage médian à 41.000 euros.

C’est dire si l’héritage est une institution fondamentale pour les Français, même si son rôle peut être estimé assez modeste financièrement parlant. De plus, l’abattement fiscal par part, de 100.000 euros, fait que la plus grande partie des successions est en-dessous du seuil taxable.

Alors, les questions concernant la possibilité de toucher à la réserve héréditaire pour les milliardaires, ou même les grandes fortunes, sont peut-être une curiosité juridico-économique, elles n’en appellent en aucun cas une réforme d’une institution aussi fondamentale pour des dizaines de millions de Français. Restons sur terre à nous occuper des 45% de Français, modestes dans leur très grande majorité ! Et les chiffres que nous venons de citer ne font pas pour autant, en même temps, de la société française une « société d’héritiers ». Pour les plus riches, n’oublions pas que dès 1,8 million d’euros, chiffre bas relativement à ceux des autres pays en général, le taux de la fiscalité atteint 45% en ligne directe, taux suffisant pour contraindre les héritiers à vendre les biens de la succession afin de payer l’impôt, et à briser ainsi en bonne part l’émergence d’une société d’héritiers. Et s’il faut permettre à une poignée de milliardaires de céder leur fortune à des associations, la mission parlementaire trouvera certainement le moyen de créer des seuils de dérogation qui leur conviennent…

Surtout, la réserve héréditaire est garante de l’institution familiale

Le souhait qu’expriment certains de mettre fin à la réserve héréditaire va évidemment de pair avec leurs préoccupations relatives à l’égalité, notamment celle des chances, et au désir de fonder la société sur la seule méritocratie. La circulation des patrimoines apparaît alors comme un objectif essentiel.

Pour ceux, dont nous sommes, qui voient dans la famille une institution fondamentale de notre civilisation, la réserve héréditaire joue au contraire un rôle incontestablement primordial. Nous léguons à nos enfants beaucoup plus que des biens matériels, qui ne sont que le complément normal de l’héritage  de notre ADN génétique, mot à la mode mais si parlant, constitué de valeurs et de principes éducationnels, de qualités héréditaires, de goûts, de sentiments, de tout ce que nous avons reçu de nos propres ascendants et que nous désirons, et ressentons l’obligation, de transmettre afin que nos descendants puissent eux-mêmes le transmettre dans un rêve de continuité qui constituera la dernière raison de vivre pour ceux qui parviennent au crépuscule de leur vie. Ce rêve de continuité, illusion d’éternité, est de même nature que celui qui nous unit à tous les groupes dont nous sommes proches, et qui fonde notre attachement au terroir, à son patrimoine et à la Nation quand elle devient la patrie pour laquelle nous pouvons être amenés à donner notre sang, le même que celui dont nos enfants sont issus.

Oui, l’héritage ne fait pas bon ménage avec l’égalité des chances, mais nous ne sommes pas non plus responsables du patrimoine génétique que nous avons reçu à notre naissance et le mieux que nous puissions faire est bien d’en faire bon usage et de le transmettre à nouveau. La recherche d‘égalité ne saurait avoir pour conséquence l’obligation de renoncer à ce que nous avons reçu pour la raison que d’autres ne l’ont pas reçu. Faudrait-il que, parce que il y a très peu d’enfants de familles modestes à l’Ecole Polytechnique et beaucoup d’enfants d’anciens de l’X, que ces derniers soient interdits de concourir ? Que les enfants d’artistes, d’agriculteurs, d’intellectuels n’aient pas l’opportunité  de profiter de l’excellence et des compétences que leur auteur leur a transmises - même si cela entraîne, comme pour les enfants du riche laboureur de la fable, la transmission matérielle de la terre ?

Le capitalisme familial, gage de continuité, de « raison d’être » et de vision à long terme

« De père en fils depuis 1850 », la valeur de cette accroche n’a pas disparu, elle constitue toujours par exemple la clé de la performance du Mittelstand allemand, cet ensemble très important et florissant d’entreprises moyennes qui se transmettent dans la même famille avec une continuité remarquable, et que la France, qui manque d’entreprises de taille intermédiaire (ETI), envie à son voisin.

Dans une acception large, ce sont toutes les entreprises familiales indépendantes et non cotées en Bourse de l’Allemagne. Plus de 95% des entreprises allemandes sont encore aux mains de la famille fondatrice, et la grande majorité sont organisées sous le régime des sociétés de personne, par opposition au régime des sociétés de capitaux, et sont soumises à l’impôt sur le revenu. Ce régime n’est pas limité aux entreprises moyennes, mais des géants comme Bertelsmann dans l’édition ou BMW dans l’automobile sont organisées sous ce régime.

Ce modèle du capitalisme rhénan est très tourné vers la responsabilité sociale du chef d’entreprise, héritage de valeurs chrétiennes et humanistes. Les bénéfices sont peu distribués et surtout réinvestis, dans une perspective à long terme de développement durable. Pour l’entrepreneur allemand, « propriété oblige », formule qui signifie l’importance de ses devoirs sociaux. N’est-on pas, avec cette importance donnée à la famille, très près de cette « raison d’être » que le gouvernement actuel veut insuffler aux entreprises françaises et inscrire dans la loi ?

On rapproche souvent ces entreprises des ETI françaises, qui ont entre 250 et 5.000 salariés : il y en a 4.000 en France contre 10.000 en Allemagne, et en France, en fin de vie de leur fondateur, elles sont très souvent cédées pour récupérer la plus-value, à des capitalistes extérieurs et anonymes, qui auront surtout pour objectif de distribuer des bénéfices sans lesquels les capitaux ne seraient pas attirés. C’est un cercle vicieux. Pour couronner le tout, la fiscalité française pénalise fortement le patrimoine et la transmission des entreprises.

La loi Dutreil est venue en 2003 corriger en partie l’impossibilité de transmission des entreprises à l’intérieur d’une famille, dont l’ISF était en grande partie responsable, en allégeant sous certaines conditions le coût fiscal de cette transmission, mais on est encore loin d’adopter la culture allemande.

Emmanuel Macron a exclu d’augmenter la fiscalité des héritages, mais pour des raisons politiques, et on sent un regret de sa part lorsqu’il a très récemment affirmé que « les inégalités et l’importance de l’héritage représentaient un dysfonctionnement du capitalisme contemporain ». Le même Président est pourtant celui qui a réformé l’ISF… On peut lui rétorquer que c’est paradoxalement le jugement inverse qu’il faut porter sur le capitalisme si l’on prend comme exemple le capitalisme rhénan qui mise avec un remarquable succès sur l’importance de la continuité familiale et donc de l’héritage. En France aussi, et heureusement, il y a des exemples d’entreprises familiales, et ce parmi les champions mondiaux : le maintien des familles dans les entreprises Peugeot, Bouygues, Michelin, Arnaud, Bolloré, Yves Rocher et bien d’autres n’est-il pas la plus brillante démonstration de réussite ? L’intérêt général n’est-il pas finalement mieux incarné par ces entreprises que par celles qui sont ballottées au gré des majorités fluctuantes, notamment lorsque l’Etat se mêle d’intervenir et de se maintenir ? 

Pour ceux qui ne seraient pas convaincus, quelques arguments pratiques

  • La liberté de choix des héritiers se heurte à l’obstacle fiscal...

Pour ceux qui estiment devoir mettre fin à la réserve héréditaire et adopter le modèle anglo-saxon de liberté de choix des héritiers, la première remarque tient à la fiscalité française des successions, qui constitue un obstacle fondamental. Comme nous l’avons montré plus haut, les taux applicables en France  diffèrent suivant la personne du bénéficiaire : en ligne directe, au-delà d’un abattement de 100.000 euros par bénéficiaire, les taux commencent à 5% pour atteindre au maximum 45%. Pour des bénéficiaires n’ayant aucun lien de parenté, il n’y a pas d’abattement et le taux est uniformément de 60% dès le premier euro. Inutile de dire que l’incitation à coucher une personne autre qu’un enfant en ligne directe sur son testament est plus que faible !

Au Royaume-Uni ou aux Etats-Unis, les taux ne varient qu’en fonction du montant de la succession et pas selon le lien de parenté des bénéficiaires avec le défunt, ce qui est logique en l’absence de réserve héréditaire. La suppression de la réserve supposerait donc que la France uniformise ses taux, ce qui est difficilement imaginable : soit on baisse l’ensemble des taux au niveau de ceux applicables en ligne directe, et les caisses de l’Etat subiront un déficit important, soit on monte les taux applicables en ligne directe, ce qui est politiquement impensable. Le chef de l’Etat vient d’ailleurs d’écarter toute modification.

  • … mais il y a bien des moyens pour passer outre la réserve héréditaire

Le défunt fait jusqu’à son décès ce qu’il veut de sa fortune – sauf des donations officielles dépassant la quotité disponible. Le moyen le plus facilement disponible, comme nous l’avons signalé, est l’assurance-vie, puisque les primes ne font pas partie de la succession, donc ne sont pas concernées par la réserve héréditaire, et qu’elles ne sont pas taxables[4] quel qu’en soit le bénéficiaire. La faculté de transmission est cependant limitée par le droit pour l’administration fiscale de prétendre que le montant de l’assurance-vie est « manifestement exagéré », avec toutes conséquence au niveau de la réduction et du rapport à la succession.


[1] Le rapport à la succession est l’obligation pour un héritier de tenir compte dans le calcul du patrimoine des donations dont il a pu bénéficier antérieurement au décès de son auteur. Cette obligation ne joue qu’entre héritiers réservataires.

[2] Si l’on comprend bien, il s’agirait de créer une exception seulement valable pour les associations et encore peut-être seulement celles reconnues d’utilité publique (Gabriel Attal se pose la question), en tout cas avec des conditions et limitations « pour éviter les abus », comme la France sait si bien les inventer. On peut aussi penser que la possibilité ne serait ouverte qu’aux grandes fortunes, avec un minimum laissé aux héritiers réservataires. Et, s’agissant des grandes fortunes, on peut aussi penser que Bercy veillera au grain (les droits de succession envoient 15 milliards dans les caisses de l’Etat chaque année, et on ne saurait trop augmenter la liste des légataires bénéficiant d’exonérations fiscales, sans lesquelles le legs n’aurait bien entendu aucun intérêt avec 60% de droits à payer).

[3] Le « professeur adoré » devrait pouvoir se contenter de la quotité disponible, d’autant plus qu’il sera probablement centenaire quand il héritera !

[4] Sauf celles versées après 70 ans, et sous des réserves tenant à l’ancienneté du contrat.