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Pourquoi il est impossible d'annuler la dette publique

La crise du Covid-19 a occasionné une augmentation très importante de l’endettement public, spécifiquement en France (120,8% du PIB en 2020). Or certains économistes soutiennent qu’annuler une partie des obligations détenues par les banques centrales ou les restructurer en dette perpétuelle constitueraient des portes de sortie acceptables afin de financer le « quoi qu’il en coûte ». Ces propositions doivent susciter des interrogations légitimes sur leur faisabilité et les conséquences financières possibles de ces options exotiques. Nous listons les effets soulevés par chacune de ces mesures:

Les 4 angles morts des propositions d'annulation des dettes publiques:

1) L'impossibilité de principe de l'annulation de la dette publique au bilan des banques centrales posée par les traités européens:

Tout d’abord les contraintes du système actuel de financement de la dette publique ne permettent pas de recourir à une annulation de celle détenue par la Banque centrale européenne[1].Les traités européens et spécifiquement les articles 123 et 124 du TFUE s'opposent à toute annulation (partielle ou totale) de la dette publique souscrite par la BCE et les BCN et inscrite à leur bilan. En effet toute annulation de créance par la BCE des titres publics rachetés par elle reviendrait à effectuer une monétisation des déficits publics des états-membres sans contrepartie, ce qui constitue un financement direct des trésors, exclu par les traités. Pour passer outre, il faudrait soit modifier les traités (ce qui est long et risqué), soit que les membres du Conseil européen (les chefs d'Etats) adoptent un mémorandum pour passer par un traité interétatique en marge des traités existants.

2) L'opération d'annulation n'aurait aucun effet financier supplémentaire pour les Etats bénéficiaires:

Par ailleurs cette politique d’annulation serait inefficace puisque la politique indirecte actuelle via le PSPP et le PEPP de la BCE de rachats sur le marché secondaire des titres souverains (et corporate pour le second) revient exactement au même, en permettant de « neutraliser » la dette émise et rachetée : les titres détenus au bilan de la BCE et des BCN conduisent les états à verser au SEBC des intérêts qu’ils récupèrent ensuite moyennant l’encaissement des dividendes et de l’IS de ces institutions qu’ils détiennent à 100%. Cette circularité bénéficie aux états quel que soit l'intérêt obligataire pratiqué.

3) L'annulation de la dette publique inscrite au bilan des banques centrales du SEBC aurait des effets néfastes sur les finances publiques pour les Etats:

L’annulation des dettes publiques à l’actif des banques centrales conduiraient à des effets délétères pour les Etats et les institutions financières elles-mêmes.

  • Risque d'augmentation des impôts: Si les annulations sont inférieures aux montants des capitaux propres: il faudra nécessairement recapitaliser les BCN/BCE. Cette recapitalisation s'effectuera de proche et proche: les BCN renflouant la BCE et les Etats devant augmenter les impôts pour elles-mêmes recapitaliser les BCN. Donc a minima cela aboutit à une augmentation des impôts.
  • Risque d'augmentation de la dette publique et perte d'indépendance des banques centrales: Si les annulations étaient trop massives, dans le meilleur cas les recettes encaissées jusqu’ici par les Etat sur les profits dégagés par les BCN deviendraient nuls, obligeant à trouver de nouvelles ressources (impôts, dettes nouvelles) pour financer les déficits publics. Dans le pire des cas, les capitaux des banques centrales deviendraient négatifs (ce qui en théorie n’empêchent pas les BCN/BCE de fonctionner). Cependant cet état de fait conduirait à transférer une partie de la dette des états vers les banques centrales. L’opération serait en comptabilité nationale parfaitement nulle puisque l’indépendance des banques centrales ne serait plus assurée, réintégrant les banques centrales et leur dette (désormais vis-à-vis des institutions financières privées) dans le périmètre des administrations publiques au sens de Maastricht.

4) L'annulation des dettes publiques pertuberait la politique monétaire des banques centrales:

Cerise sur le gâteau, cette approche si tant est qu’elle est possible, pourrait aboutir en outre à perturber les instruments classiques de politique monétaire à cause d'un excès de liquidités sans contrepartie. Le retour à une « normalisation » de la politique monétaire serait rendue plus difficile et les annulations joueraient sur les mécanismes de transmission du crédit et sur l’efficacité de la lutte contre l’inflation. Une telle politique pourrait en outre déboucher sur une guerre des changes entre zones monétaires sur le plan international (la première banque centrale normalisant sa politique détruirait la crédibilité de la monnaie des autres).

Opter pour une dette perpétuelle serait tout aussi dangereux :

  • L'option de la dette "perpétuelle" mettrait le prêteur à la merci de l'emprunteur:

Les dettes perpétuelles ne sont pas des dettes puisque par définition le capital n’est jamais remboursé (hors activation d’une clause spécifique par l’emprunteur). L'emprunteur ne s'engage donc qu'à servir un rendement sur un capital désormais "virtuel", ce qui met le prêteur à la merci d'un remboursement unilatéral intempestif de l'emprunteur, l'expulsant de sa rente à durée indéterminée.

  • L'émission de rentes perpétuelles aurait un coût plus important et rigide que les émissions obligataires actuelles:

En conséquence, des gages devraient être donnés pour amadouer les prêteurs. Par exemple en quantifiant à date le "risque" de remboursement et en indexant les flux de créances sur l’inflation pour éviter l’euthanasie des rentiers. Il en résulterait une "disparition" faciale de l'endettement souscrit (mais pas une disparition totale à cause de l'activation potentielle de la clause de remboursement anticipé) mais aussi pour l'Etat un service de sa "dette" extrêmement rigide car uniquement minorée en volume par la croissance (son service deviendrait donc explosif en cas de crise ou de retournement conjoncturel). 

  • Les effets moraux de la mise en place d'une dette perpétuelle seraient contraires à une bonne gestion des finances publiques:

L’émission de dettes perpétuelles « sans capital » est très dommageable sur le plan moral car elle anesthésierait les citoyens quant au niveau de la dette publique. Seuls les charges d’intérêt auraient de l’importance, ce qui désinciterait à une politique rigoureuse de désendettement, puisque cette partie de la dette publique convertie passerait en hors bilan. L'assainissement des finances publiques paraîtrait moin urgent alors même que incrémentalement, le service de la dette deviendrait le premier poste budgétaire de l'Etat.

En conséquence, l’ensemble de ces théories ont toutes le même vice congénital : prendre l’investisseur pour un imbécile :

  • L’annulation des dettes au bilan des banques centrales, fait croire que l’investisseur ne verrait pas la dette publique se recréer sur le chef de la banque centrale, tandis que la perte d’autonomie de l’institution se traduirait par un second transfert en retour de sa dette sur le chef de l’Etat (bref une opération totalement inutile).
  • Enfin, l’émissions de « rentes perpétuelles », fait croire que l’investisseur se laisserait égarer par le piège de l’inflation sans garantie. Là encore c’est une vue de l’esprit et de telles souscriptions ne pourraient se réaliser qu’avec des intérêts plus importants qu’à terme défini (même très long) et avec des sécurités spécifiques.

Il vaut donc mieux s’en tenir aux recettes classiques et orthodoxes :

  • Isolement de la dette à amortir (dette « Covid ») dans un véhicule spécifique et dégager des recettes récurrentes pour y parvenir ;
  • Travail sur la maturité des titres pour en repousser le délai de remboursement moyen (grâce à des émissions à 50 ans ou plus).
  • Pilotage des finances publiques et réformes structurelles pour atteindre le plus rapidement possible un solde stabilisant, le dépasser et désendetter tout en jouant sur l’effet volume de la croissance.

[1] Largo sensu : la BCE et les BCN du système européen des banques centrales.