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Plafonnement à 75% : le retour du bouclier fiscal ou presque…

A vouloir soutenir à bout de bras l'assiette de l'ISF, le voici qui craque de toutes parts. Tout en étant attentif au sort des petites et moyennes entreprises dont on a expliqué semble-t-il avec succès qu'il ne fallait pas en décourager les soutiens et les soutiers (créateurs et investisseurs) car elles étaient nos vraies oeuvres d'art, les députés en sont venus à vouloir taxer les oeuvres d'art elles-mêmes en cherchant à les assujettir à l'ISF lorsque leur montant dépasse 50.000 euros. Dans ces conditions le rétablissement d'un bouclier fiscal à 75% aurait pu constituer une vraie bonne nouvelle. Erreur.

Le bouclier fiscal a officiellement été supprimé en 2011 contre un rétrécissement de la base taxable à l'ISF, un abaissement du barème et surtout un déplafonnement ce qui a abouti à faire peser l'ISF un peu plus sur les grands patrimoines. Il refait surface aujourd'hui grâce à la réintroduction du plafonnement à 75%.

Malheureusement, l'opération s'apparente un peu à un saut vers le passé, avec un barème à 6 tranches, taxable dès 800 000 € (à partir d'1,3 millions de patrimoine), moyennant un toilettage de l'assiette et un plafonnement dont vont faire les frais les créateurs de richesses qui ont eu le malheur de constituer des holdings patrimoniales… mais aussi les porteurs contrats d'assurance-vie et les bénéficiaires de trusts… pour leurs gains virtuels.

L'article 885 V bis du CGI est un peu l'arlésienne du code fiscal [1]. Pour les profanes, il s'agit de la disposition codifiant la mise en place d'un plafonnement global de l'ISF et de l'ensemble des impositions touchant les revenus encaissés l'année précédente par chaque redevable. Supprimé par le gouvernement Fillon à l'issue de la loi de finances rectificative du 29 juillet 2011 contre une modération des taux de l'ISF et le retrait du bouclier fiscal [2], elle sera finalement réintroduite par l'article 9 I-E du projet de loi de finances pour 2013, à l'instigation des recommandations du Conseil Constitutionnel dans sa décision du 9 août 2013 concernant l'introduction d'une contribution exceptionnelle additionnelle à l'ISF pour 2012, avec des barèmes voisins de ceux existant encore en 2011. En clair, une petite "révolution" au sens strict du terme, c'est-à-dire un retour à la case départ pour le contribuable, quasiment comme en 2007, moyennant une base plus étroite et des ajustements voulus par l'administration fiscale, complexifiant un peu plus le système. Mais trop tirer sur la corde de la productivité fiscale, à défaut de pouvoir rendre l'ISF véritablement productif économiquement, le gouvernement pourrait trouver à nouveau sur sa route le Conseil constitutionnel.

La réintroduction d'un nouveau plafonnement par le Conseil Constitutionnel

Bien conscient du risque d'arriver à des niveaux de taxation proches du confiscatoire avec des augmentations entre l'ISF 2012 et la contribution exceptionnelle de l'ordre de 143%, et même entre le montant de l'ISF 2012 et l'ISF 2011 de 28% [3], les Sages ont finalement décidé de se prononcer en deux temps :
- Valider pour le présent la contribution exceptionnelle de 2012 à raison de son caractère non renouvelable, en justifiant cette appréciation par la possibilité de déroger momentanément au principe d'égalité devant les charges publiques à raison de l'objectif visé par le législateur ;
- Fixer toutefois une limite à ne pas franchir (considérant 33) : « le législateur ne saurait établir un barème de l'impôt de solidarité sur la fortune tel que celui qui était en vigueur avant l'année 2012, sans l'assortir d'un dispositif de plafonnement ou produisant des effets équivalents destiné à éviter une rupture caractérisée de l'égalité devant les charges publiques. »

Le gouvernement s'est trouvé d'autant plus incité à réintroduire un plafonnement ou un mécanisme comparable au sein du PLF 2013 qu'au budget 2013 serait inscrit par ailleurs la fameuse taxe à 75% pour les contribuables (et non les foyers fiscaux) disposant de revenus supérieurs à 1 million d'euros. Le choix a donc été fait d'opter pour un plafonnement sec à 75% du montant de l'ISF et des impositions sur le revenu, à raison d'une assiette modifiée et augmentée.

1) Le diable se cache dans les détails :

En réalité, le gouvernement en proposant un plafonnement à 75%, revient peu ou prou au niveau maximum de taxation proposé par le bouclier fiscal dans sa forme Villepin de 2003. A l'époque le bouclier se déclenchait à 60% hors CSG et contributions sociales. Le taux effectif était en réalité beaucoup plus haut, de l'ordre de 73%. Revalorisé, il serait actuellement même de 75,5% lorsque le plafonnement Ayrault, lui, se déclenche dès 75%.

Pourtant, il ne faut pas se laisser entraîner par des rapprochements trop faciles. Les bases ne sont pas du tout les mêmes. Le bouclier version 2003 permettait d'imputer préalablement des niches touchant l'assiette taxable : déductions et abattements, ce qui permettait une activation plus précoce du bouclier. Entre 2007 et 2012 dans le cadre de la lutte contre les niches fiscales, le gouvernement Fillon n'aura de cesse de rogner ces avantages afin de les « sortir » de la base du bouclier pour retarder son déclenchement [4]. Le bouclier désormais disparu, les contribuables en 2013 vont retrouver le mécanisme du plafonnement.

Malheureusement l'assiette de l'ISF entre 2011 et 2013 aura substantiellement changé. Certes, les biens professionnels restent exclus de l'assiette de la taxe. Cependant, les dispositifs permettant de combattre en son temps le plafonnement du plafonnement Juppé (désormais lui aussi disparu) sont sur la sellette :

- Ainsi ne seront plus déductibles de l'actif taxable à l'ISF, les dettes contractées pour acheter des biens exonérés d'ISF, on peut y voir un coup asséné à l'achat en nue-propriété, ainsi qu'aux donations permanentes ou temporaires d'usufruit. On pourra également y voir une façon indirecte de toucher les placements en œuvres d'arts, lorsque ceux-ci sont achetés à crédit.

- Plus grave, afin de repousser le déclenchement du plafonnement, le gouvernement entend faire un usage massif d'une fiction de distribution : sont considérés fiscalement « distribués » sur une base annuelle, les gains des contrats d'assurance-vie ou de capitalisation engrangés au cours de l'exercice (mais non les flux de revenus réellement encaissés). Le fisc s'inviterait ainsi à la comptabilisation des plus-values à la hausse, tout en se retirant à la baisse. Il imposerait de la même façon une « distribution fictive » de la totalité du bénéfice distribuable d'une société patrimoniale (holding patrimoniale) soumise à l'IS dont le redevable détient lui et sa famille (ascendant, conjoint, descendant, collatéral [5]) au moins 25% des titres [6]. Pire, le fisc pourra considérer le niveau de détention de façon rétroactive jusqu'à quatre ans en arrière, donc potentiellement pour 2013 jusqu'en 2009, accroissant du même coup un peu plus l'instabilité juridique pour mieux prendre au piège la matière taxable.

2) Une censure constitutionnelle quasi-inévitable :

Le principe de rétroactivité est apprécié par le Conseil Constitutionnel hors dispositions répressives sous réserve d'un principe de non contradiction avec des garanties constitutionnelles et en considération d'un motif d'intérêt général suffisant. Or, précisément, l'atteinte semble portée à deux niveaux et rencontrer une limite.

- La limite : c'est celle rappelée par la Cour de cassation juge de l'impôt en matière d'ISF. Celle-ci a eu dernièrement l'occasion de rappeler (Ch.com, 4 mai 2010) qu' : « une imposition est confiscatoire et contraire à ce titre à l'article 1er du Protocole additionnel à la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, lorsque les revenus du patrimoine sont insuffisants pour permettre de s'en acquitter, et que le propriétaire est contraint à l'aliénation de tout ou partie de son patrimoine ». L'appréciation de la Cour de cassation étant que l'absorption dans l'assiette de l'ISF de biens non productifs de revenus était licite, mais vérifiant in concreto qu'elle n'aboutissait « ni à une absorption intégrale des revenus disponibles, ni à l'aliénation forcée d'une partie du patrimoine, ni même à une diminution de celui-ci [7] ».

- On sait la timidité du Conseil Constitutionnel sur l'appréciation de la « capacité contributive » qui disjoint quelque peu l'assiette de l'ISF et les revenus que celle-ci génère, cependant, la confrontation avec la limite sus-mentionnée, invite à s'interroger sur le recours plus ou moins extensif à la fiction fiscale. Si les biens distribuables et réputés distribués, ou les gains dégagés supposés encaissés se révèlent trop importants par rapport aux revenus réellement appréhendés, ne risque-t-on pas de rencontrer la limite posée par la CEDH [8] ?

- Par ailleurs, l'appréciation rétroactive de l'atteinte ou du dépassement du seuil de 25% de participation dans une holding patrimoniale, n'est-elle pas de nature à déformer la situation patrimoniale du contribuable en année n ? Et cette déformation ne risque-t-elle pas de porter atteinte à son tour au principe d'égalité devant les charges publiques, car plaçant deux individus de situations comparables dans des situations forts différentes pour le déclenchement du plafonnement à raison de décisions de gestion passées, alors même que ces individus auraient pris des décisions de gestion identiques mais décalées et dont les conséquences fiscales étaient alors parfaitement imprévisibles (ou plutôt parfaitement neutres à l'époque) [9].

Enfin on imagine mal les conséquences conceptuelles d'un tel régime. Car enfin, le droit fiscal se permettrait alors d'user d'une fiction pour appréhender un revenu qui pour le moment lui échappe à raison d'une simple décision (au demeurant parfaitement licite) de gestion : décider de la non distribution d'un revenu distribuable peut avoir plusieurs finalités : soit permettre un renforcement de fonds propres d'une entreprise en difficulté, procéder à de nouvelles acquisitions, bref utiliser le bénéfice distribuable afin de faire croître l'activité d'un groupe, renforcer sa solidité en constituant des réserves mobilisables en cas de crise ; soit pour le groupe familial, lisser légalement le revenu de ses membres , tout comme peut le faire le détenteur de contrats de capitalisation en dénouant ou non ses positions. Est-ce illicite ? Est-ce fiscalisable ? Alors que dans la pureté des textes, il est toujours indiqué qu'il appartient (sauf abus de droit) au contribuable, de choisir la voie la moins imposée ?

Conclusion

A vouloir ostensiblement donner d'une main ce qu'il se promet de reprendre de l'autre, le gouvernement risque de perdre sur les deux tableaux. En retardant au maximum le déclenchement du bouclier fiscal à 75% par la prise en compte de revenus virtuels, il risque très rapidement de retrouver sur son chemin les sages du Conseil constitutionnel qui l'ont déjà obligé à faire marche arrière sur la suppression du plafonnement. Cette fois-ci c'est la rupture d'égalité devant les charges publiques couplée à la rétroactivité d'une partie du dispositif qui vont sans doute être fatal à cette réforme mal pensée. A la clé, sans doute un plafonnement sec à 75% et un durcissement du contrôle. Pas de quoi stabiliser le statut juridique de cet impôt qui demeure un contre-sens économique.

[1] Cette disposition n'a cessé depuis son introduction par Michel Rocard, de défrayer la chronique par une instabilité qui est le témoignage malheureux de l'activisme de la politique fiscale française. Introduit avec Dominique Strauss-Kahn en 1989 à 70%, son montant en sera bientôt rehaussé en 1991 au taux de 85%. En 1996, Alain Juppé décide du « plafonnement du plafonnement » afin d'éviter que certains contribuables ne puissent éluder grâce à son activation soit plus de 50% du montant de l'impôt théoriquement dû, soit le montant de l'ISF correspondant à un patrimoine de 2,57 millions d'euros c'est-à-dire taxé à hauteur du maximum de la troisième tranche du barème.

[2] La sortie des petits contribuables piégés par l'ISF du fait de la hausse de la valeur de leur résidence principale se fera à prix coûtant : le doublement de l'ISF pour les plus gros patrimoines et des gains évalués pour le Trésor entre 300 et 400 millions d'euros rien que sur le plafonnement.

[3] Voir le commentaire officiel de la décision par le Conseil, s'agissant des 30.000 contribuables disposant d'un patrimoine supérieur à 4 millions d'euros.

[4] Sans pour autant procéder comme les britanniques à un basculement massif des crédits d'impôts sur le revenu vers les réductions d'impôt, afin de les rendre non reportables.

[5] Voir l'étude d'impact jointe au PLF 2013, p.68, « L'alinéa précédent s'applique lorsque les droits détenus dans les bénéfices de la société directement ou indirectement par le redevable avec son conjoint, ou par des concubins notoires, leurs ascendants et leurs descendants ainsi que leurs frères et sœurs… ».

[6] Ce qui revient à dire que pour sa computation des revenus "fictifs", le fisc supposerait inopérante la personnalité morale et l'opacité fiscale de l'entité interposée assujettie à l'IS. Une première, quand le montage n'est pas frauduleux.

[7] Voir en ce sens, Cass, com, 6 février 2007, Binet.

[8] A savoir un ISF important par rapport aux revenus réels du contribuable, mais des gains "virtuels" qui paralysent en pratique l'activation du plafonnement, rendant l'amortissement de l'ISF impossible, et donc portant le montant des impôts portant sur le capital et les revenus à des niveaux confiscatoire. La question n'est pas que théorique, notamment aux vues de l'appréciation de la Cour de cassation qui nous l'avons vu plus haut impose la limite de l'aliénation forcée du patrimoine, ce qui peut être le cas si le contribuable est obligé pour payer son impôt de dénouer une partie de ses placements, l'ensemble de ses revenus normaux n'y suffisant plus.

[9] Par exemple, si le seuil de 25% est dépassé en 2009 pour repasser en-dessous du seuil en 2011 et 2012, le contribuable sera assujetti en 2013 à raison des dépassements passés alors qu'un autre contribuable avec une situation en tous points identique mais ayant franchit la limite un an plus tôt pour redescendre sous le seuil des 25% en sera exclu.