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Pas de politique familiale sans reconnaissance du foyer familial

La politique familiale se distingue en France par des dispositions fiscales et sociales. Fiscalement, l'imposition du revenu repose sur la base du foyer, et prend donc en compte l'existence d'un couple (marié ou pacsé) par l'existence du quotient conjugal (2 parts pour un couple) et celle du quotient familial (une demi-part par enfant, et une part supplémentaire par enfant à partir du troisième enfant). Par ailleurs il existe un grand nombre de prestations sociales très ciblées, certaines sous conditions de ressources (aide à la naissance, PAJE, complément familial, RSA, aides diverses au logement) pour un montant d'environ 17 milliards €, d'autres sans conditions de ressources (principalement les allocations familiales et choix du mode de garde) pour environ 21,5 milliards €.

Dans une étude très technique, Terra Nova, tout en soulignant le caractère bénéfique de ces prestations sociales et en faisant des propositions intéressantes en faveur des aides aux enfants (et afin de permettre le travail des parents, surtout des jeunes mères), s'en prend au régime fiscal du foyer familial en estimant « iniques » et inégalitaires les systèmes des quotients familial et conjugal. En résumé, le jeu de ces deux quotients aboutit à diminuer fortement l'imposition de la frange la plus riche de la population, tout en ayant un impact, soit nul (par définition) pour les ménages non imposables (plus de la moitié du total), soit beaucoup plus faible en valeur absolue pour la grande majorité de ceux qui payent peu d'impôt. D'où par exemple la conséquence pour le quotient familial qu'un enfant « de riche » « vaut » plus cher qu'un enfant de « pauvre » puisque l'impôt des parents du premier est diminué davantage que celui des parents du second. Le think tank propose en conséquence de supprimer la mesure fiscale du quotient familial en la remplaçant par une prestation sociale égale pour tous de 600 euros par an et par enfant. Quant au quotient conjugal, il serait lui aussi supprimé dans le cadre du remplacement de l'imposition du foyer par l'imposition personnelle de chaque membre du couple (ce qui est d'ailleurs incompatible actuellement avec le mécanisme du RSA, allocation de type familial par excellence).

Ce raisonnement repose sur un sophisme, et un changement très grave de conception du lien social. Les effets des quotients familial et conjugal ne sont pas assimilables à des prestations dont il faudrait assurer l'égalité entre leurs bénéficiaires. Ce ne sont pas davantage des niches fiscales qui profiteraient indûment à des privilégiés – ces « privilégiés » sont au contraire des contribuables qui paient des impôts qui ne pèsent pas, ou beaucoup moins, sur ceux qui seraient prétendument, et paradoxalement, des victimes... du fait qu'elles ne sont pas imposables ! Il ne faut pas oublier que la fiscalité est en soi redistributive et donc inégalitaire au profit de ceux qui ne paient pas d'impôt ou en paient moins, avant même que l'on puisse souhaiter qu'elle le soit encore davantage.

Fondamentalement, les quotients sont simplement une modalité de calcul des impôts pour un ensemble de personnes constituant un foyer. A partir du moment où la fiscalité repose sur un foyer, ce qui est la règle actuelle, il serait pour le coup inique et aberrant, et éventuellement inconstitutionnel, que toutes les personnes ne soient pas imposées suivant les mêmes règles. Concevrait-on par exemple qu'un foyer de quatre personnes (un couple avec deux enfants) soit imposé sur les mêmes bases qu'un célibataire ? Cela signifierait que, sous prétexte que ce foyer ne dispose que d'un seul revenu, la personne percevant ce revenu serait imposée comme si elle était seule, et au maximum à 40% de son revenu (donc pourrait en conserver 60%), alors que les autres membres de son foyer n'auraient droit à aucun revenu [1]. C'est d'ailleurs pourquoi la plupart des pays européens ayant introduit l'imposition individuelle laissent par ailleurs l'option ouverte pour une conjugalisation des impôts (maintien de l'imposition par foyer fiscal sur option).

L'inégalité existerait alors entre les membres du foyer, ainsi aussi qu'entre le célibataire et le travailleur d'un foyer comptant plusieurs personnes dont les revenus seraient identiques. On voit bien que, loin de favoriser la politique familiale, cette proposition n'aboutit en fait qu'à nier l'existence du foyer familial. Or celui-ci constitue la base de l'architecture du système fiscal français qui veut que tous les membres d'un même foyer se partagent également un revenu global, quel qu'il soit. C'est à quoi sert l'institution fondamentale des parts et demi-parts fiscales. Ce que propose Terra Nova pourrait conduire en réalité à une fragilisation de la cellule familiale traditionnelle avec le risque d'accroître l'atomisation de la société, conduisant à la multiplication des familles monoparentales, à un renforcement de l'individualisme fiscal et affectif aboutissant précisément au contraire de ce à quoi le think tank de gauche voudrait parvenir : une fuite de l'individu devant le devoir de solidarité qu'entraîne la constitution d'un foyer. Bref faire un choix égalitariste contre le principe de solidarité !

Le document en question ne cherche d'ailleurs pas à nier que ses propositions reposent nécessairement sur le passage à l'imposition individuelle : mais alors comment pouvoir prétendre encore parler de « politique de la famille » ?

L'auteur de la note éprouve d'ailleurs une gêne évidente, puisqu'il reconnaît devoir tenir compte fiscalement de l'existence des autres personnes d'un même foyer, tout en ne précisant pas comment il faudrait procéder. Le think tank n'est pas non plus partisan de la mise sous conditions de ressources des allocations familiales, du fait de son caractère universel : par là il admet que ces allocations reposent sur un système de solidarité et de redistribution dite « horizontale », c'est-à-dire à la charge des foyers sans enfants qui paient des contributions profitant aux foyers avec enfants. Il ne s'agit pas pour cette allocation de redistribution de type « vertical », des plus riches vers les plus pauvres, ce à quoi Terra Nova voudrait par ailleurs et de façon contradictoire aboutir en évoquant l'iniquité des quotients.

La justice sociale, contrairement à ce que pensent les tenants d'une approche idéologique de l'égalité, n'a pas un sens et une signification uniques, celui de la redistribution des plus riches vers les plus pauvres ; elle s'applique aussi à la promotion et à la défense d'une institution qui en vaut bien une autre, la famille comme vecteur de solidarité.

[1] C'est par exemple déjà le cas en Hollande où les couples ont le choix entre l'imposition individuelle séparée ou l'imposition au niveau du foyer conjugal. Ainsi est-il conseillé de choisir entre les deux modes d'imposition afin par exemple que dans un couple aux revenus très inégaux (gros revenu/petit revenu, voire pas de revenu du tout) le choix de l'imposition séparée permette de conserver pour l'un des membres, ses revenus issus des minima sociaux, ce qui présente objectivement une injustice fiscale à la limite du détournement de fonds publics. Une solution par exemple refusée au Canada afin d'éviter le maintien indu de minima sociaux