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La fin du quotient conjugal : une fausse bonne idée

L'imposition individuelle serait insupportable pour l'immense majorité des contribuables

La semaine dernière nous avons pointé les incohérences de la proposition de Terra Nova visant à supprimer les quotients conjugal et familial sous prétexte de rendre plus égalitaire le système fiscal. En ce qui concerne le quotient conjugal, cette "révolution fiscale" interviendrait dans le cadre du passage de l'imposition conjointe à l'imposition individuelle (ou séparée) des deux membres du couple. Grâce à une évaluation précise des différents cas de figure, on peut dire avec certitude que la proposition de Terra Nova aboutirait à faire payer plus d'impôts aux couples des classes moyennes et moins d'impôts aux couples les plus aisés.

Comparaison de deux types d'impositions d'un couple sans enfant selon différentes hypothèses (avec quotient conjugal, sans quotient conjugal) Barème 2011

Revenu net imposable catégorielImposition conjointeImposition séparéeDifférence en eurosPerte en % de l'impot payé
Hypothèse d'un couple monoactif sans enfant
12 876
26 420
50 000
100 000
1 000 000
0
1 021
4 322
18 867
383 285
257
2 360
9 434
27 642
396 642
257
1 339
5 112
8 775
13 357
2570%
131%
118%
47%
3%
Hypothèse d'un couple pluri-actif répartition des revenus 2/3 ; 1/3 sans enfant
12 876
26 420
50 000
100 000
212 000
1 000 000
0
1 021
4 322
18 867
60 205
383 385
0
1 127
5 428
18 868
57 442
377 481
0
106
1 106
1
-2 763
-5 804
0%
1%
26%
0%
-5%
-2%
Hypothèse d'un couple pluri-actif répartition des revenus 50/50 sans enfant
12 876
26 420
50 000
100 000
212 000
1 000 000
0
1 021
4 322
18 867
60 205
383 285
0
652
4 322
18 868
56 736
377 480
0
-369
0
1
-3 469
-5 805
0%
-36%
0%
0%
-6%
-2%

Explications : L'avantage de l'imposition conjointe résulte de la division du revenu en deux parts, chacune d'entre elles bénéficiant de la progressivité de l'impôt. Dans un couple mono-actif, cet avantage serait perdu dans le système de l'imposition séparée puisque par définition (sauf revenus d'autres sources) une personne n'ayant pas d'activité ni d'imposition n'aurait pas le bénéfice de la progressivité et l'autre personne serait seule imposée sur la totalité. L'avantage est donc maximal si le couple est mono-actif, et tendant vers zéro lorsque les deux personnes d'un couple bi-actif ont un revenu identique. En tout état de cause l'avantage ne peut pas dépasser 13.357 €, soit la différence, compte tenu du jeu des décotes et abattements, entre l'imposition à 40% des revenus qui bénéficieraient de la progressivité (70.830 €) et l'imposition progressive de ces mêmes revenus aux taux successifs de 5,5, 14 et 30%. L'avantage maximal est donc obtenu dès que le revenu d'un couple mono-actif atteint le double du haut de la troisième tranche, soit 141.660 €.

Résultats : Ils sont spectaculaires

1.Si l'on passait du régime de l'imposition conjointe à celui de l'imposition individuelle, l'augmentation de l'impôt sur le revenu serait totalement insupportable pour les bas revenus, les classes moyennes, et enfin aussi les classes supérieures. En réalité, avec un revenu catégoriel de 100.000 € (correspondant à un net imposable de 111.111 €), un couple mono-actif verrait son impôt augmenter de 47%. Ceci signifie que la quasi-totalité de la population française de ces couples serait durement pénalisée. Il en est quasiment de même pour les couples bi-actifs avec une répartition des revenus deux-tiers / un tiers.

2.Plus les revenus croissent plus le changement de régime est indolore. Mieux encore, si on monte très haut dans l'échelle des revenus, la courbe s'inverse, et le régime de l'imposition individuelle aboutit à une taxation inférieure !

3. Il existe un cas aberrant, celui d'un couple bi-actif avec une répartition 50/50 d'un revenu total de 50.000 €. Dans ce cas l'imposition individuelle se révèlerait au contraire favorable de 36%. Le changement de régime aboutirait de ce point de vue à une inégalité de traitement tout à fait inique.

Conclusion. Le résultat est exactement l'inverse de celui voulu par Terra Nova, à savoir mettre fin au caractère (prétendument) « atrocement inégalitaire » du quotient familial. Car ce ne sont pas les valeurs absolues qui intéressent (et encore leur écart est-il limité en raison de son plafonnement de fait à 13.357 €), mais bien l'augmentation de la fiscalité subie par le contribuable. Or, non seulement cette augmentation serait totalement insupportable, mais en outre, les très hauts revenus tireraient avantage du changement de régime. Terra Nova propose -proposition qu'il indique avoir été soumise à la « relecture attentive et aux remarques » de Thomas Piketty- d' «  individualiser l'imposition des revenus, tout en maintenant pour les couples dans lesquels un conjoint a des ressources très faibles une réduction d'impôt permettant de tenir compte de la faiblesse des revenus du ménage ». On ne voit pas en quoi cette proposition apporterait une solution, sauf à l'étendre à la quasi totalité de la population, ce qui bien entendu n'est pas l'objet de l'exercice et n'a pas de sens. Par ailleurs, cela n'empêcherait pas les très hauts revenus d'être bénéficiaires, ce qui n'est certainement pas non plus dans l'idée des auteurs. Sans compter les problèmes de constitutionnalité de la réforme…

En fin de compte, la proposition de réforme, outre qu'elle aggraverait la situation actuelle du point de vue de l'égalité de traitement entre riches et pauvres, se traduirait par l'abandon de la solidarité conjugale. Elle pénaliserait en effet lourdement et injustement les couples à revenus très inégaux sans que l'on puisse procéder à des réductions d'impôt suffisantes et étendues à un nombre suffisant de bénéficiaires pour en amortir l'effet. L'imposition individuelle n'est décidément pas une bonne piste.