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Demi-part des veufs, symbole d'une fiscalité inextricable

REMBOURSEZ ! Il a suffi que certains retraités, abasourdis de recevoir un avis d’imposition de leur taxe foncière représentant dix pour cent de leurs revenus alors qu’ils en étaient jusqu’à présent exonérés ou partiellement dégrevés, se précipitent dans leurs centres des impôts pour faire corriger ce qu’ils croyaient être une erreur, pour que séance tenante l’État s’exécute, ce qu’on n’avait encore jamais vu. Au-delà de ce magistral couac, il faut quand même reprendre ses esprits. Oui, la mesure de suppression de la demi-part des veufs était justifiée. Non, cette mesure ne doit pas être considérée isolément, tant elle est noyée dans un ensemble d’une complexité aussi effroyable que totalement incomprise, et oui le gouvernement actuel qui pense pouvoir se défausser sur celui qui l’a précédé est d’une parfaite hypocrisie. Et oui enfin, ce couac agit comme un révélateur d’une fiscalité illisible car absurdement bricolée à force d’être émiettée et de subir d’incessantes exceptions. Et aussi révélateur d’une fiscalité qui se détourne de plus en plus de l’imposition sur le revenu pour multiplier des taxes dépassant les facultés contributives de chacun. Avec pour résultat la dégringolade du consentement  à l’impôt.

La suppression de la demi-part des veufs était-elle justifiée ?

La réponse est clairement oui. Cette mesure avait pour origine, en 1950, la volonté d’améliorer la situation des veuves de guerre. Elle avait donc une justification évidente, celle d’un devoir de solidarité de la nation envers les veuves de ceux qui avaient versé leur sang pour la patrie. Mais c’était devenu une survivance d’une situation  dont l’effet avait cessé en 2009 lorsqu’il fut décidé de supprimer l’avantage, et encore cette suppression est-elle intervenue de façon progressive sur une durée de cinq ans. C’est en 2014 que la mesure a cessé complètement de produire effet.

Nombre d’avantages fiscaux ou parafiscaux qui ont perdu leur justification existent encore, et leur accumulation ajoute à la complexité du droit fiscal. Il faut approuver ce nettoyage quand il est possible comme dans le cas de la demi-part en question. En revanche l’absence de communication sur le sujet est évidemment critiquable. Mesure « brutale et injuste » a déclaré le Premier ministre. Injuste, non, brutale, certes mais le gouvernement n’a qu’à s’en prendre à lui-même.

L’effroyable complexité de la fiscalité

La demi-part des veufs, comme son nom l’indique, concerne l’impôt sur le revenu. L’effet sur l’IR de sa suppression a été atténué pour les contribuables modestes par la suppression de la première tranche et l’élévation de la décote (voir ci-dessous). Mais le problème vient de ce que les redevables des taxes locales peuvent bénéficier d’une exonération dans divers cas, et notamment  si leur revenu fiscal de référence ne dépasse pas un certain montant, qui est de 10.686 euros pour une part, plus 2.853 euros par demi-part supplémentaire. La perte de cette demi-part peut avoir un redoutable effet de seuil, et résulter en une taxation à taux plein si le seuil est franchi, alors que l’année précédente l’exonération était totale. À noter que ce seuil du RFR (revenu fiscal de référence) est différent du seuil de la première tranche de l’IR, qui s’applique d’ailleurs au revenu et non au RFR. Le problème se complique encore du fait que les règles concernant la taxe foncière et la taxe d’habitation ne sont pas les mêmes, qu’il existe des conditions d’âge, etc, et qu’à côté des cas d’exonération existent des cas  de dégrèvement partiel, avec pour résultat que la perte de la demi-part peut aussi avoir entraîné une très forte augmentation des taxes locales pour certains contribuables, en dehors de ceux qui étaient totalement exonérés. On estime qu’en 2015, 250.000 contribuables ont perdu leur exonération, cependant que 650.000 voyaient leur imposition augmenter, et ce du fait de la perte de la demi-part… mais pas seulement de cette perte.

On signalera enfin que le calcul du montant des taxes locales obéit à des règles tenant compte d’un grand nombre de paramètres, et qu’il s’agit d’une véritable « boîte noire » totalement hermétique et au surplus variable selon les communes au point d’engendrer de considérables injustices.

L’effet de la suppression de la demi-part des veufs est noyé dans les très nombreuses modifications de la fiscalité des ménages, et en particulier de celle des retraités

Les contribuables, et parmi eux les retraités, ont vu ces dernières années, et surtout depuis 2013, leurs impositions modifiées à de nombreuses reprises. À la fois en plus et en moins, si bien qu’il ne signifie pas grand-chose de prendre en compte la seule suppression de la demi-part des veufs (qui, soit dit en passant, n’a pas concerné que les retraités mais l’ensemble des veufs et des veuves) pour juger de l’évolution de leur imposition.

Nous avons établi un tableau faisant apparaître les principales mesures ayant modifié la situation  des ménages. Les mesures sont classées en deux catégories, celles ayant abouti à un appauvrissement de ces ménages, et celles ayant en sens inverse contribué à leur enrichissement. Il s’agit pour les premières de mesures fiscales ou parafiscales, et pour les secondes, soit d’avantages fiscaux, soit  d’augmentations de prestations financières de type redistributif. Nous avons fait figurer au regard de chacune les déciles des revenus concernés. Deux mesures d’appauvrissement ont concerné les seuls retraités : la fiscalisation de la majoration de pension de 10% accordée aux retraités ayant élevé au moins trois enfants, et le gel des pensions, gel toutefois compensé pour les plus bas revenus par une prestation de 40 euros.

Mesures applicables en 2014 et 2015 sauf suppression de la demi part des veufs (2009)

Impact sur les foyers en fonction des déciles

Personnes concernées/bénéficiaires

Estimation des gains et pertes au total

Gains pour les contribuables : 5,1 milliards d'euros

Suppression de la première tranche d’imposition de l’impôt sur le revenu 

Modification de tous les déciles : 3 millions de foyers sont devenus non imposables ou ont évité d'entrer dans l'impôt sur le revenu

9 millions de bénéficiaires

3,2 milliards d’euros de gains

Prime exceptionnelle de 40 euros pour les retraites de moins de 1.200 euros

D1 et D2

6,5 millions de bénéficiaires

250 millions d’euros de gains

Revalorisation de l’ASF et majoration du complément familial

D1 : augmentation de niveau de vie de 18 euros en moyenne

D2 : augmentation de niveau de vie de 11 euros en moyenne

D3 : augmentation de niveau de vie de 6 euros en moyenne

960.000 de bénéficiaires

140 millions d’euros de gains

Réduction d’impôt exceptionnelle pour les bas revenus

D1 : pas d’impact

D2 : augmentation de niveau de vie de 1 euro en moyenne

D3 : augmentation de niveau de vie de 5 euros en moyenne

2,9 millions de bénéficiaires

1,4 milliard d’euros de gains

Revalorisation du barème du minimum vieillesse et du RSA

D1 : augmentation de niveau de vie de 45 euros en moyenne

D2 : augmentation de niveau de vie de 18 euros en moyenne

D3 : augmentation de niveau de vie de 7 euros en moyenne

2,9 millions de bénéficiaires

370 millions d’euros de gains

Décote de l’impôt sur le revenu relevée de 5,8%

D1 : pas d’impact

D2 : augmentation de niveau de vie de 1 euro en moyenne

D3 : augmentation de niveau de vie de 5 euros en moyenne

6,1 millions de bénéficiaires

200 millions d’euros de gains

Pertes pour les contribuables :  -8,8 milliards d'euros

Augmentation des taux de cotisations salariales « vieillesse »

D1 : une baisse de niveau de vie de -5 euros en moyenne

D2 : une baisse de niveau de vie de -25 euros en moyenne

D3 : une baisse de niveau de vie de -35 euros en moyenne

17,7 millions de personnes concernées

2,4 milliards d’euros de pertes

Gel des pensions

Tous les déciles sont concernés

13,5 millions de retraités

1,3 milliard d’euros de pertes

Suppression de la demi part veufs (sauf pour les plus de 60 ans ayant élevé seuls des enfants pendant 5 ans) 

Tous les déciles sont concernés

3,6 millions de personnes concernées dont 2 millions qui vont devenir imposables

800 à 900 millions d’euros de pertes

Réduction du plafonnement des effets du quotient familial pour chaque demi-part

Impact à partir de D7

1,4 million de personnes concernées

1,1 milliard d’euros de pertes

Réduction du plafonnement des effets du quotient familial pour les personnes seules ayant élevé seules un enfant pendant au moins 5 ans

Impact uniquement sur D10

1,9 million de personnes concernées

260 millions d’euros de pertes

Fiscalisation de la majoration de 10% de pension de retraite pour avoir élevé 3 enfants ou plus

D1 : une baisse de niveau de vie de -1 euro en moyenne

D2 : une baisse de niveau de vie de -10 euros en moyenne

D3 : une baisse de niveau de vie de -15 euros en moyenne

4 millions de personnes concernées

1,5 milliard d’euros de pertes

Suppression de la réduction d’impôts pour frais de scolarité

Tous les déciles sont concernés

2 millions de personnes concernées

230 millions d’euros de pertes

Effet de la suppression de la première tranche d’imposition de l’impôt sur le revenu sur les autres tranches

Modification de tous les déciles

17 millions de personnes concernées

1,2 milliard d’euros de pertes

Ratio gains/pertes pour les contribuables : -3,7 milliards d'euros

Au total, on ne compte pas moins de huit mesures ayant pénalisé les ménages, pour un montant global d’environ 8,8 milliards d’euros, la suppression de la demi-part des veufs ne comptant que pour 800 à 900 millions, soit 10% du total. Il n’est pas possible d’isoler les retraités au sein de cet ensemble. Il faut néanmoins accorder une importance particulière à la fiscalisation de la majoration de 10% des retraites pour avoir élevé 3 enfants ou plus. Il s’agit comme on l’a dit d’une mesure s’appliquant aux retraités, et qui est venue s’ajouter à la suppression de la demi-part des veufs pour faire rentrer les contribuables dans l’imposition à l’IR ou aux taxes locales. Or cette fiscalisation est loin d’avoir un effet négligeable, puisqu’elle a concerné 3,980 millions de contribuables, qui ont perdu en moyenne 390 euros, l’État récupérant de son côté 1,530 milliard d’euros. L’augmentation du RFR qui en est résulté a donc participé au franchissement de seuil de certains contribuables pour les besoins du calcul de l’exonération des taxes locales. De ce seul point de vue, l’accusation de Michel Sapin prétendant faire porter au gouvernement précédent la responsabilité pour l’effet d’une mesure injuste datant de 2009, n’est pas admissible. Et pourquoi d’ailleurs le gouvernement actuel ne revient-il pas sur la mesure s’il l’estime tellement inique ?

Du côté des gains pour les contribuables, qui se montent à environ 3,7 milliards d’euros pour les mesures que nous avons retenues, le gouvernement, plutôt que de régler le problème spécifique de la demi-part des retraités, a préféré une mesure générale, plus visible, profitant à tous les titulaires de bas revenus, y compris bien entendu les retraités. Il s’agit de la suppression de la première tranche de l’IR, qui profite à 9 millions de contribuables pour un coût de 3,3 milliards pour l’État. Ce mécanisme diminue l’IR, mais n’a pas d’effet sur le RFR qui sert de base de calcul pour l’exonération des taxes locales. Là encore, c’est un choix qu’a fait le gouvernement, et dont il est entièrement comptable.

L’annulation rétroactive de la suppression de la demi-part des veufs pour une catégorie particulière des retraités est-elle constitutionnelle ?

D’après les déclarations du gouvernement et les instructions administratives publiées ce jour, il semble que pour remédier à la situation des retraités, seuls ceux qui étaient exonérés des taxes locales en 2014 verront rétroactivement leur imposition annulée. Comme on l’a indiqué ci-dessus, il s’agirait de 250.000 contribuables, tandis que 650.000 autres retraités, pourtant potentiellement aussi lourdement impactés par l’augmentation de ces taxes, mais qui n’en étaient pas totalement exonérés en 2014, ne bénéficieraient d’aucune mesure d’exonération ou de dégrèvement partiel.

Ceci pose un évident problème d’égalité devant la loi, dans la mesure où l’on ne conçoit pas de motif valable pour établir une différenciation de situation entre les uns et les autres, comme le requiert le Conseil constitutionnel. Il faut donc attendre la décision que le Conseil sera certainement amené à prendre, mais on ne peut exclure que le gouvernement s’attende à une annulation de cette mesure, mais l’ait néanmoins prise pour démontrer sa bonne volonté, tout en se réservant de prendre ultérieurement d’autres mesures compensatoires… La pratique est fréquente !

Il faut revoir la fiscalité et particulièrement la répartition entre impôt sur le revenu et les autres taxes

Le couac magistral auquel nous venons d’assister avec une annulation rétroactive d’une imposition légale, et la demande faite par le directeur du Budget de ne pas payer les avis pourtant déjà mis en recouvrement, une grande première, constitue en fait la révélation de ce que la complexité de la fiscalité est telle que même gouvernement et administration ne peuvent s’empêcher de se prendre les pieds dans le tapis.

Un bon impôt, dit-on, doit avoir un taux faible et une assiette large. L’évolution présente est exactement inverse. Il n’est qu’à voir le mitage de l’impôt sur le revenu, celui qui symbolise le plus la solidarité des Français et auquel tous devraient être assujettis en proportion de leurs facultés contributives. Or Seuls 46% des ménages sont assujettis à l’IR - alors que tous vont payer l’une des deux taxes locales, ou les deux à la fois. Et le rendement des taxes locales a atteint 49 milliards d’euros, environ les deux tiers du rendement de l’IR en 2015. Ce que cet épisode met en lumière, c’est donc le changement considérable intervenant dans le rapport entre impôt sur le revenu et taxes. La France est le seul pays européen où seule une minorité de ménages est assujettie à l’IR.

 En ce qui concerne l’imposition des retraités, elle est émiettée par l’obsession poussée jusqu’à l’absurde d’assurer une prétendue justice fiscale. Ainsi, une majoration de 10% des pensions est accordée pour les retraités ayant élevé au moins trois enfants, puis on décide de fiscaliser cette majoration (ce qu'il faut d'ailleurs approuver, mais il faudrait généraliser cette fiscalisation). On a supprimé la demi-part des veufs, sauf si le parent, âgé d’au moins 60 ans, peut prouver qu’il a élevé seul un enfant pendant au moins cinq ans (dans les faits, c’est encore beaucoup plus compliqué). On a gelé le barème des pensions, mais on a pris immédiatement la mesure inverse en la compensant pour les plus modestes par une prestation forfaitaire de 40 euros. Pour la fiscalité locale, les exonérations ou dégrèvements partiels obéissent à des règles nombreuses, et des conditions d’âge différentes – 60 ou 75 ans -  s’appliquent suivant les cas… Résultat, une réglementation illisible, qui ressemble d’ailleurs à celle concernant l’application des minima sociaux et des droits connexes, et un maquis créant des effets de seuil insupportables et en fin de compte une impression d’injustice encore plus grande que si l’on s’était contenté de mesures générales ayant au moins l’avantage d’être claires et prévisibles.

Paradoxe suprême, la suppression de la demi-part des veufs, qui est une véritable mesure de simplification, est au contraire regardée comme ajoutant à l’injustice et nécessitant une contre-mesure, au point cette fois d’être contraint de rompre l’égalité devant la loi !

Il faut renverser cette tendance et revenir à la conception d’une fiscalité simple, d’assiette large et de taux bas, reposant sur un nombre beaucoup plus limité d’impôts et surtout de taxes diverses. Car la multiplication des taxes non corrélées au revenu aboutit à des impositions insupportables. Il est nécessaire de mettre en oeuvre un bouclier fiscal permettant de limiter les prélèvements globaux au titre des impôts directs (hors ISF qui dispose de son propre plafonnement).