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Retraites : la suspension va coûter des milliards

Le Premier ministre vient d'annoncer qu'il va suspendre à l'automne la réforme des retraites de 2023 jusqu'aux élections présidentielles. La suspension aura lieu à la fois sur le décalage de la mesure d'âge qui restera à 62 ans et 9 mois, et sur l'augmentation du nombre de trimestres, qui restera à 170 trimestres. Alors que le dernier rapport du COR a chiffré que, même avec la réforme adoptée en 2023, notre système de retraite file vers 15 Mds € (en € 2024) de déficit en 2035 et 30 Mds € en 2045. Cela représente près de 75 Mds € de déficit cumulé d'ici 2030 même avec la réforme. Quant aux pistes pour financer les renoncements attendus, elles sont irréalistes, sauf à pénaliser durablement le pouvoir d'achat et la compétitivité. C'est donc un gel prolongé des retraites qui est envisagé dans le projet de budget pour la Sécurité sociale.

Le débat sur un possible retour en arrière a démarré la semaine dernière : les élus socialistes posant sur la table leurs conditions en écho aux revendications syndicales, les responsables politiques venant rappeler le coût des renoncements.

Le ministre de l'Économie démissionnaire Roland Lescure estimait que "modifier la réforme des retraites" allait "coûter des centaines de millions en 2026 et des milliards en 2027" (France Inter). En réponse, Marylise Léon demandait "la transparence sur les chiffres". Et ajoutait que comparé au "prix d'une dissolution estimé par l'OFCE à 15 milliards, je pense que c'est un coût tout à fait accessible pour avoir une stabilité politique". "On peut se permettre" cette suspension, pour ouvrir "un vrai débat de qualité" sur cette réforme des retraites, qui "n'a jamais été débattue à l'Assemblée nationale"[1].

Première affirmation : une réforme des retraites adoptée sans débat en 2023

Rappelons, comme le dit Olivier Dussopt, ministre du Travail, qui était en charge de discuter la réforme au Parlement, que la loi qui a été adoptée après le rejet des deux motions de censure (une déposée par la Nupes, une déposée par le RN) avait fait l’objet, dans un premier temps, de quatre mois de concertation puis de 175 heures de débat à l’Assemblée et au Sénat[2].

Deuxième affirmation : mettre sur pause la réforme des retraites ne coûterait « que » 3 milliards d’euros

Ce chiffre de 3 Mds € a été repris par M. Lecornu lors de son intervention télévisée. Il s’agirait du coût pour 2027 d’une suspension de la réforme des retraites pour l'ensemble des régimes.

1/ Il faut d’abord remettre les choses dans leur contexte. Selon le dernier rapport du COR, même avec la réforme adoptée en 2023, notre système de retraite file vers un déficit de 0,4% du PIB en 2035, et même 0,8% du PIB en 2045. Cela veut dire 15 Mds € (en € 2024) de déficit en 2035, et 30 Mds € 2024 en 2045. Cela représente 476 Mds € de déficit cumulé d’ici 2045[3]. Rien que d’ici 2030, c’est près de 75 Mds € de déficit cumulé même avec la réforme. Sans la réforme c'est probablement 25 Mds € qu'il faudrait ajouter.

 

2/ Voici l’évolution qui était prévue par la réforme de 2023 des deux principaux paramètres de l’âge[4] :

Nouvel âge de la retraite

AnnéeAge GénérationAge légalTrimestres exigés
2022196062 ans167
20231/1 au 31/8 196162 ans168
2023 62 ans et 3 mois169
2024 62 ans et 6 mois169
2025 62 ans et 9 mois170
2027 63 ans171
2028 63 ans et 3 mois172
2029 63 ans et 6 mois172
2030 63 ans et 9 mois172
2031 64 ans172

La proposition retenue est de mettre sur pause l’âge d’ouverture des droits, qui serait stoppé à 62 ans et 9 mois, et la durée de cotisation à 170 trimestres.

La Cour des comptes, dans son rapport sur la situation du système de retraites, a évalué le coût d’ici 2035 à la fois pour le système de retraites et pour l’ensemble des finances publiques de la modification des principaux paramètres[5] :

Cette évaluation souligne le poids des paramètres de l’âge sur l’évolution de la population active et donc sur le potentiel de croissance du pays. Ainsi, le coût pour l’ensemble des finances publiques est presque le double du coût pour le seul système de retraites.

L’autre volet c’est la durée de cotisation : stopper l’allongement de la durée de cotisation reviendra à geler à 170 trimestres la durée de cotisation requise. On peut estimer que cela représente environ la moitié des effets calculés par la Cour qui prend une hypothèse plus forte (retour aux 168 trimestres), soit 2 Mds € pour le système de retraites et 3,5 milliards pour l’ensemble des finances publiques d’ici 2035.

Au total, c'est 5,8 Mds € d’économies pour le système de retraites, et à 16,5 Mds € pour l’ensemble des finances publiques 2035 auxquels on s'apprêt à renoncer.

Attention, les chiffres exprimés ici sont en euros constants 2024, soit des chiffres supérieurs en euros courants. 

Comment financer ce renoncement ?

La commission des comptes de la Sécurité sociale a publié en 2024 le rendement d’un point de cotisation vieillesse : les cotisations vieillesse sont pour l’essentiel calculées dans la limite d’un plafond. La valeur d’un point de cotisation vieillesse plafonnée s’est établie en 2024 à 6,2 Mds €, lorsque celle d’un point de cotisation vieillesse déplafonnée a atteint 7,1 Mds €[6].

Autrement dit, pour compenser le rendement de la réforme des retraites, il faudrait majorer au minimum de 2 points les cotisations vieillesse déplafonnées, soit, pour un salaire brut moyen français, un surcoût de 400 € par an (probablement plus en € courants)[7]. Cet effort pèsera soit sur le pouvoir d’achat (cotisations salariales), soit sur la compétitivité des entreprises (cotisations employeurs). 

Il est en tout cas évident qu’une telle mesure est incompatible avec des mesures de relance par la consommation et de soutien à la réindustrialisation (rappelons que les salaires dans l’industrie étant plus élevés que dans l’économie en général, les emplois industriels sont moins bénéficiaires des exonérations de charges).

Seule alternative qui est en réalité ce que les défenseurs de cette mesure envisagent sans toutefois oser le dire, des mesures de gel sur les retraites. Rien que pour financer le retour en arrière réclamé par une partie de la représentation nationale, c’est environ 4 ans de désindexation totale (jusqu’en 2029) de l’ensemble des retraites qu’il faudrait adopter.

Et encore - faut-il le rappeler - l’effort ne servirait qu’à financer un retour en arrière sur la réforme 2023, et non le déficit projeté par le COR ou la Cour des comptes (15 Mds € en 2035), soit 3 fois le montant des économies liées à la réforme. 

Une autre solution a bien été évoquée mais semble peu solide : ponctionner les réserves du FRR. Celles-ci représentent 20 Mds € mais 13 Mds sont d’ores et déjà promis à la CADES pour amortir la dette sociale cumulée reprise par celle-ci, essentiellement liée aux régimes de retraite d’ailleurs (reprise en 2010 et en 2020)[8].

Et pendant ce temps, on ne parle pas non plus des comptes de la branche maladie : déficit anticipé par la Commission des comptes de la Sécurité sociale à 16 Mds € pour 2025 (perspectives plus sombres attendues dans le rapport d’octobre vu la mise à l’arrêt de l’économie).


[1] https://www.radiofrance.fr/franceinter/podcasts/l-info-de-france-inter/l-info-de-france-inter-4152847

[2] https://questions.assemblee-nationale.fr/q16/16-687QG.htm

[3] https://www.ifrap.org/retraite/retraites-les-chiffres-qui-ne-mentent-pas

[4] https://www.xn--cfdt-retraits-mhb.fr/Comprendre-la-reforme-des-retraites

[5] Situation financière et perspectives du système de retraites, Communication au Premier ministre, Février 2025 ; Cour des comptes

[6] https://evaluation.securite-sociale.fr/home/financement/1-4-1-valeur-du-point-de-csg-et.html#:~:text=La%20valeur%20d'un%20point%20de%20cotisation%20vieillesse%20plafonn%C3%A9e%20s,atteint%207%2C1%20Md%E2%82%AC.

[7] https://www.urssaf.org/accueil/statistiques/nos-etudes-et-analyses/employeurs/nationale/employeurs-2025/effectifs-salaires-aout2025.html#:~:text=La%20masse%20salariale%20soumise%20%C3%A0,%25%2C%20comme%20au%20trimestre%20pr%C3%A9c%C3%A9dent.

[8] Rapport à la Commission des comptes de la Sécurité sociale ; Résultats 2024 • Prévisions 2025, Juin 2025.