Actualité

Réforme des retraites : un âge pivot peut en cacher un autre

Le Premier ministre a dévoilé mercredi 11 décembre l'architecture de la réforme qui devrait être discutée au Parlement début 2020, après une semaine de grèves essentiellement dans le secteur des transports publics (RATP et SNCF) et de l'éducation nationale et des manifestations nationales contre le projet de réforme. Les annonces n'auront pas suffi à stopper les grèves alors même que le projet de réforme comporte un certain nombre de concessions faites aux syndicats. A ce stade, les mesures d'accompagnement pour les enseignants, les aides-soignants et les policiers représenteront des dépenses supplémentaires. Tout l'enjeu réside donc dans la fixation des mesures d'âge et la mise en œuvre différenciée selon les catégories professionnelles pour combler le déficit du régime estimé par le Conseil d'orientation des retraites à environ 12 milliards d'euros en 2025.

Ce mercredi, le Premier ministre a dévoilé son projet, synthèse des propositions du rapport Delevoye, de la consultation organisée avec les Français et de la concertation menée avec les partenaires sociaux. Mais, entre mesures d'économies et dépenses nouvelles, cette réforme risque bien de faire déraper les comptes des régimes de retraite si l'âge pivot n'est pas suffisamment incitatif.

Des mesures d'économies qui reposent essentiellement sur l'introduction d'un "âge d'équilibre"

La responsabilité que le Premier ministre appelle de ses vœux consiste à revenir à l'équilibre des régimes de retraite comme l'avait souhaité le président de la République dans son allocution fin août à Biarritz"En 2025, quand le régime entrera en vigueur, il sera équilibré financièrement", interview sur France 2, 26 août 2019.

Si l'objectif est de rétablir les comptes dans les proportions calculées par le Conseil d'orientation des retraites (COR), cela signifie combler un déficit estimé entre 8 et 17 milliards d'euros selon les scénarios et conventions, soit une douzaine de milliards d'euros d'ici 2025.

Le gouvernement a bien expliqué qu'il ne souhaitait pas une baisse des pensions, l'expérience du relèvement de la CSG et de la fronde des gilets jaunes étant passée par là. Il ne reste que deux solutions : augmenter le taux de cotisation ou augmenter l'âge. Sur le niveau de cotisations, cette piste n'a même pas été évoquée étant donné le record que détient la France avec le taux de cotisation le plus élevé des pays de l'OCDE, taux de cotisation qui ne sera pas baissé par la réforme actuelle.

Reste l'âge, mais sur ce point toutes les mesures ne se valent pas. Le COR a donné des ordres de grandeur : le relèvement de 2 ans de l'âge légal conduit à augmenter l'âge effectif moyen de départ à la retraite de 9 mois. Le relèvement de l'âge d'annulation de la décote a à peu près le même effet. Tandis que le relèvement de la durée de cotisation d'un an et demi (41 à 42,5) augmente de seulement 3 mois l'âge effectif"Les réformes des retraites depuis 1993 augmentent à terme l'âge moyen de départ de deux ans et demi", DREES, avril 2015.. La référence à une durée de cotisation n'étant plus possible dans un système à points, le gouvernement propose d'introduire un "âge d'équilibre" au-dessus de l'âge légal de 62 ans (pour ne pas revenir sur l'engagement présidentiel) avec introduction d'un bonus-malus.

Si c'est le système qui a été mis en place à l'Agirc-Arrco à partir de 2019 suite à l'accord signé par les partenaires sociaux, y compris la CFDT (mais pas la CGT) en 2015, il semble pour l'instant que ses effets soient insuffisants. Les actifs préfèrent partir avec une décote plutôt que de reculer leur âge de départ. Si on se fie aux résultats Arrco-Agirc, et que l'on projette sur les 708.000 départs par an en retraite (tous régimes confondus), 513.000 actifs seraient concernés. Et sur ces 513.000 actifs, 280.000 feraient le choix d'être décotés de 10%. La raison en est simple : l'application de la décote dans le système actuel est temporaire, pendant 3 ans, avant un retour à une pension pleine et entière.

Pour que l'âge d'équilibre permette des économies, il faut donc que le bonus-malus s'applique sur toute la retraite. Ce qui rapprocherait l'âge pivot de l'âge du taux plein. Ainsi avec une montée en charge progressive à partir de 2022 et un report de l'âge d'équilibre d'un quadrimestre par an, l'âge pivot atteindrait 64 ans en 2027, conformément au discours d'Edouard Philippe. Les économies à attendre sont inférieures à un relèvement de l'âge légal mais devraient quand même se situer à environ 7 milliards d'euros d'ici 2027, "10 milliards à terme" selon Bercy"Les coûts et les économies générés par la réforme des retraites demeurent très flous", Le Figaro, 13 décembre 2019.

L'équité en question

La publication des pyramides des âges selon les différentes professions permet de calculer combien de personnes seront concernées par les propositions du gouvernement. La mise en œuvre pour les générations nées à partir de 1975 chez les salariés du privé représente actuellement 51% des effectifs de cotisants impactés par le nouveau régime. Dans la fonction publique, les pourcentages varient de 40% dans la fonction publique d'Etat, 32% dans la fonction publique territoriale et 44% dans la fonction publique hospitalière. Ce qui signifie qu'une majorité de fonctionnaires ne seraient donc pas concernés par la réforme.

Idem pour la SNCF : selon Les Échos, seuls 30.000 cheminots seraient concernés si on appliquait la réforme à partir de la génération 1985. Selon le Monde citant l'UNSA ferroviaire, 52.000 agents seraient concerné à la SNCF et 17.000 à la RATP. Ce qui n'empêche pas les syndicats de cheminots de s'accrocher à la mise en place de la clause du grand-père : Didier Mathis, Unsa Ferroviaire : "Si c'est ça, on va aller en grève jusqu'à Noël pour 30.000 cheminots ! (…) Nous voulons conserver la règle du calcul des retraites sur six mois pour tous les agents au statut"."Retraites : la réforme pourrait être décalée à la génération née en 1975", Les Echos, 10 décembre 2019

On mesure donc que l'effort ne sera pas porté par toutes les professions de la même façon.

Le coût des mesures de compensation

Les enseignants

Avec l’intégration des primes des fonctionnaires dans le calcul de leurs retraites, les professeurs pourraient en effet se voir pénalisés en raison de la faible part de ces dernières dans leurs salaires (9% en moyenne contre 23% en moyenne pour l’ensemble de la fonction publique). 

Avant même les déclarations du Premier ministre, Jean-Michel Blanquer avait assuré que serait écrit dans la loi le fait que les pensions des enseignants seraient "du même ordre que celles des fonctionnaires de catégorie A comparables".Retraites : Blanquer promet des mesures « inédites » aux enseignants en colère, Les Echos, 8 décembre 2019 La revalorisation passerait par des primes "mutation" ou "mobilité", une solution qui ne satisfait pas les syndicats qui estiment que ces primes seraient versées aux seuls enseignants "acceptant de changer régulièrement d'établissement durant leur carrière". Autre piste : des "primes d'installation dans des établissements urbains ou ruraux, où la stabilité des effectifs est difficile". La FSU réclame le doublement de l'Indemnité de suivi et d'orientation des élèves (Isoe) dans le 2nd degré et de l'Indemnité de suivi et d'accompagnement des élèves (ISae) dans le primaire, chacune représentant 1.200 euros brut par an. Des réflexions sont également en cours "pour une amélioration du cadre indemnitaire général" des chefs d'établissement de collèges et lycées. Une réévaluation de l'indemnité de fonctions, de responsabilités et de résultats (IF2R) des chefs d'établissement est aussi en discussion. Ces primes, aujourd'hui de 300 à 500 euros net par mois, pourraient être augmentées de 200 à 500 euros. La hausse pourrait être étalée sur les budgets 2021 et 2022Primes des enseignants : ce que pourrait faire le gouvernement, Les Echos, 10 décembre 2019.

A terme, "10 milliards seront nécessaires", avait déclaré Emmanuel Macron en octobre. C'est environ "400 à 500 millions d’euros par an" a précisé Gérald Darmanin, ministre du Budget. Le secrétaire d’État Gabriel Attal a précisé que ces revalorisations "concerneront les enseignants qui auront vocation à basculer dans le nouveau système" de retraitesFrancetv info, le 6 décembre 2019. Toute la question reste donc de savoir combien d’enseignants basculeront dans le nouveau système.

Selon nos estimations, il y a 24.320 départs à la retraite d'enseignants en 2017. Leur niveau moyen de retraite est de 2.600 euros pour les titulaires (85% des retraités). Or selon le document budgétaire retraçant la situation des pensions des fonctionnaires (jaunes pensions), la retraite moyenne des nouveaux retraités 2017 de catégorie A est de 2.700 euros. Si on considère que la moitié des enseignants seront concernés par cette revalorisation de retraite cela représente effectivement les sommes évoquées par Gérald Darmanin, une mesure cumulative qui atteindra vite plusieurs milliards d'euros et qui sera portée par le budget général c'est-à-dire financée par l'impôt.

Sans compter que les promesses salariales faites aux enseignants risquent très vite de faire des envieux.

La fonction publique hospitalière

La mise en place du compte pénibilité à l'hôpital est l'autre élément qui devrait chiffrer dans les concessions accordées. Ils sont près de 460.000 à occuper des postes classés en catégorie active dans la fonction publique hospitalière au 31 décembre 2017, soit 56% de l’ensemble des agents de l'hospitalièreRAPPORT SUR L’ÉTAT DE LA FONCTION PUBLIQUE ET LES RÉMUNÉRATIONS, annexe au PLF 2020.

La part des 50 ans et plus est plus importante chez les infirmières de la catégorie activeEn effet, les infirmières classées en catégorie B ont eu le choix de passer en catégorie A en perdant le bénéfice de la catégorie active ou de rester dans leur statut. Logiquement celles qui étaient le plus près du départ à la retraite sont restées en catégorie active., cette catégorie ne devrait donc pas être trop impactée par le changement de régime. Mais cette disposition ne concernait pas les aides-soignants qui constituent le gros des troupes (300.000). Ces personnels pourront bénéficier du compte pénibilité existant dans le privé : il permet de partir au plus tôt à 60 ans, au lieu de 62. Mais tel qu’il est calibré – il a été conçu pour l’industrie –, le dispositif ne prend pas correctement en compte la pénibilité des métiers de l’hôpital. Le gouvernement a promis des négociations pour l’adapter.

Rappelons que le bénéfice du compte pénibilité est possible grâce au financement assuré dans le privé par les organismes nationaux de la branche accidents du travail et maladies professionnelles de la sécurité sociale, en clair les cotisations AT-MP acquittées par les entreprises et la majoration spécifique "pénibilité". Or ces cotisations n'ont pas d'équivalent dans le secteur public hospitalier. Il faudra donc prévoir sur les budgets des hôpitaux publics un financement spécifique, à moins que cette dépense ne soit là aussi financée directement par le budget de l'État.

Il y a aujourd'hui 14.000 départs en catégorie active dans la fonction publique hospitalière, avec une retraite moyenne de 1.500 euros mensuels. Si, comme le propose le gouvernement, un quart d'entre elles pourront continuer à partir plus tôt, c'est 65 millions d'euros de dépenses supplémentaires qu'il faut prévoir.

A ces compensations s'ajouteront celles que sont déjà en train de négocier les policiers (maintien de la reconnaissance de la spécificité de leur profession pour tous les effectifs sans distinction, agent de terrain/agent de bureau), la baisse de la CSG accordée aux professions libérales.

Bien sûr il faudra également ajouter le financement des mesures de solidarité apportées par le nouveau régime.

Conclusion

A l'issue de cette présentation par le Premier ministre, on sait déjà que les concessions accordées à certaines catégories d'actifs vont coûter cher (au moins 500 millions € par an pour les enseignants et les aides-soignants). S'ajouteront également les revendications catégorielles qui sont déjà en négociation dans les entreprises publiques SNCF et RATP.

Tout repose donc sur les mesures d'économies que le gouvernement sera capable d'introduire. Si, comme la présentation au Conseil économique et social le laisse entendre, il s'agit d'un véritable âge d'équilibre avec un bonus-malus applicable sur toute la retraite, l'effet pourrait être puissant et une minorité d'actifs choisiront de partir avec une décote (on estime à 5 à 10% ceux qui choisiraient de partir avec une décote ou malus). Les économies pourraient alors représenter 7 milliards d'euros d'ici 2027.

Si en revanche, on se rapproche d'une solution telle que celle mise en place à l'Agirc-Arrco en 2019, l'effet sera beaucoup moins incitatif. La négociation qui va s'ouvrir principalement avec la CFDT portera probablement sur ce point. Certains proposent que le gouvernement reprenne les recettes de la CRDS (entre 17 et 24 milliards d'euros par an) pour combler le déficit"Le système de retraites a-t-il 150 milliards d’euros en réserve ?", Le Monde, 7 décembre 2019. Mais cette contribution devait initalement être flechée vers le financement de la dépendance.