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Régionaliser la République

Pour Jean-Charles Manrique, la nouvelle organisation territoriale de la République (NOTRe) risque de se traduire par un bond en arrière de la décentralisation avec une remise en selle des sous-préfets et des préfets dans la gouvernance des territoires. Pour le directeur général des services du conseil général du Loiret, la clé de la réforme territoriale réside dans le choix, toujours retardé, de la réforme institutionnelle de l'État unitaire vers un modèle régionalisé. Selon l'auteur, suivant le principe d'un ordonnancement synonyme de cohérence et de lisibilité pour les citoyens, l'émergence d'une France régionalisée est possible.

La version complète de cette tribune a été publiée dans le numéro de janvier 2015 de la revue Pouvoirs Locaux.

La gouvernance des territoires est certainement un enjeu plus important que sa dimension. Malheureusement la nouvelle organisation territoriale de la République résulte plutôt d'un exercice de cartographie mal entamé, au cours duquel l'apparence de la « modernité » l'aura emporté sur la rigueur dans les raisonnements. Si nos territoires n'ignorent pas la marche de l'Europe et du monde, avec des systèmes territoriaux complexes, ils ne peuvent s'apparenter à un bien mobilier ou à une installation de production : les territoires ne se localisent et ne se délocalisent pas, ils sont. Les habitants qui les peuplent doivent plus que jamais prendre conscience du positionnement de leur territoire, et par voie de conséquence le préparer, l'adapter en continu, sans être obnubilés par la superficie de celui-ci.

Un bond en arrière de la décentralisation

Et puis, des grandes régions pour quoi faire ? Là encore la question peut paraître étonnante. Mais la démocratie française, décidément atypique, a souvent comme coutume de « mettre la charrue avant les boeufs ». En effet, la représentation est appelée à se prononcer sur un nouveau découpage régional, non seulement avant même de connaître les compétences définitivement dévolues aux régions, mais, mieux encore, avant même de connaître et donc d'intégrer dans ses réflexions, le travail sur les missions de l'État confié à M. Thierry Mandon, secrétaire d'État en charge de la réforme de l'État. Le Premier ministre ajoute : « Et même si nous ne sommes pas dans un État fédéral, avec demain des régions puissantes, […] nous pourrons bâtir, sur une relation de confiance, des politiques publiques partagées dans tous les domaines, à l'instar de ce qui se passe dans d'autres pays. » Curieuse façon de construire une « relation de confiance » quand le projet de loi NOTRe ne prévoit pas de pouvoir réglementaire au profit des régions, et s'attache à encadrer tout ce qui peut l'être. Les présidents de régions l'ont clairement exprimé et répété, sans que la position du gouvernement n'ait à ce jour varié, conseillé en cela par une administration d'État parfaitement consciente de ce que signifierait pour elle un accord donnant plus de latitude et de souplesse aux régions. Les élus locaux restent attachés dans leur écrasante majorité à l'unité de la République ; ils attendent simplement de la souplesse, de la réactivité, et un droit réel à expérimenter pour tenir compte des réalités locales, et agir en responsabilité. Une perspective qui semble perturber celles et ceux qui y voient peut-être une résurgence du droit de remontrance de l'Ancien régime.

C'est là que se situe le verrou qui empêche l'évolution de la France vers la régionalisation. Quand certains jugent que toute avancée dans ce sens conduira, à terme, à une fédération, d'autres, parmi lesquels je me range, estiment que la régionalisation constituerait l'acte fondateur de la véritable décentralisation de la France. Car, soyons lucides, avec une organisation préfectorale maintenue et l'effacement recherché des élus cantonaux – et peut-être d'une partie des élus municipaux –, comment le gouvernement peut-il sérieusement avancer que son projet de réforme va dans le sens d'une décentralisation accrue ?

Dans les faits, la « nouvelle organisation territoriale de la République » se traduira par un bond en arrière de la décentralisation avec une remise en selle des sous-préfets et des préfets dans la gouvernance des territoires. Le Premier ministre n'en fait d'ailleurs pas mystère. Il suffit pour s'en convaincre de lire avec attention son discours d'investiture du 8 avril 2014 dans lequel il s'attachait à rassurer les agents de l'État, qui « sont le visage du service public », oubliant que les agents territoriaux sont désormais bien plus visibles dans les services publics de proximité qui font le quotidien des citoyens. Le maillage territorial des préfectures serait donc maintenu, et celui des sous-préfectures « adapté » à la « nouvelle donne territoriale ». Les observateurs avisés comprendront donc la raison pour laquelle le projet de réforme du gouvernement ne suscite aucune réticence ou crainte dans les rangs des administrations de l'État, qui ont parfaitement saisi l'opportunité offerte de réinvestir le champ local avec habileté et efficacité, la suppression des conseils généraux constituant pour elles une aubaine politique inespérée. Elles sont conscientes que les intercommunalités ne disposeront pas avant un certain temps de la masse critique suffisante pour « occuper » le terrain. Elles chercheront fort logiquement à se repositionner dans des espaces interstitiels, les régions agrandies ne pouvant aisément « communiquer » avec plusieurs dizaines au mieux, plusieurs centaines, au pire, d'intercommunalités, par ailleurs occupées à gérer une intégration rendue aussi nécessaire que douloureuse à cause de la rigueur budgétaire. Un traité de sciences politiques ne sera pas nécessaire pour deviner la tournure des événements, d'autant plus que les présidents de région, privés de mandat de parlementaire, auront un « poids » politique très relatif. Or, sans levier national, et limités qu'ils seront dans leurs marges de manœuvre locales, ils apparaîtront tels des géants aux pieds d'argile.

Comment bâtir un destin économique pour les régions à partir de ressources aussi « décalées » ?

Pour enfoncer le clou, évoquons enfin la question des finances locales. Bâtir un destin économique pour les régions à partir de ressources aussi « décalées » par rapport aux objectifs fixés paraît pour le moins singulier. Citons la fraction de TICPE14, ou plus pittoresque encore la taxe sur les certificats d'immatriculation des véhicules : deux ressources accordées aux régions alors que celles-ci ont pour mission de mener des politiques en faveur des économies d'énergie et des mobilités durables, au point de refuser catégoriquement le financement des réseaux routiers, sur lesquels circulent les automobiles et camions honnis, qui de par leur nature même, et leurs consommations en carburant les alimentent… en recettes. Les conseils généraux ont pour ce qui les concerne la chance extraordinaire de pouvoir compter sur les droits de mutation, ressource éminemment pro-cyclique, pour financer le RSA. Résultat : entre le coût croissant de la dépendance – accentué par une absence de décision sur la création d'une branche d'assurance sociale et/ou de produits financiers dédiés spécifiquement à cet enjeu –, et les effets de la crise économique sur une courbe du chômage toujours ascendante, les conseils généraux seront bientôt dans leur presque totalité en cessation de paiement (hors augmentation insoutenable des impôts locaux).

Le ministère de l'Économie et des Finances est ainsi parvenu à imposer un mécanisme d'auto-asphyxie jamais remis en cause depuis son instauration : la courbe des prix des énergies masque encore les effets pernicieux de ce dispositif pour les régions. Mais, tôt ou tard, faute de nouvelles recettes, moins procycliques, la réalité s'imposera, et elle sera douloureuse pour les finances régionales déjà éprouvées.

L'administration de Bercy a fait du refus un art de la négociation, poussé à un tel niveau que les interlocuteurs se sont résignés à s'autocensurer. Pourtant, des pays ont mis en place des systèmes de financement des collectivités territoriales prévoyant le versement d'une fraction d'impôts dynamiques, dont l'impôt sur le revenu. Compte tenu des compétences confiées aux collectivités en France, il serait logique de leur attribuer des fractions de l'impôt sur les sociétés, de la TVA, ou de la CSG pour les conseils généraux. Une telle hypothèse ne mettrait pas en péril le budget de l'État, à la condition qu'il revoie de fond en comble ses missions et le niveau de service public qu'il est en mesure d'honorer sans atteindre le point de rupture du consentement à l'impôt. De même, les mécanismes de péréquation restent axés sur les caractéristiques socio-économiques, et ne s'intéressent pas aux résultats de gestion ou à l'efficacité dans la mise en œuvre des politiques publiques. Un mécanisme de redistribution de la fiscalité locale s'est donc lentement installé puisque les collectivités contributrices nettes ne peuvent éviter le recours à l'impôt local, en partie pour payer les appels de fonds résultant des péréquations verticales et horizontales.

Une France régionalisée… si l'État se réforme

La France a besoin de la respiration de ses territoires, de la reconnaissance des initiatives et des talents. L'intelligence des territoires constitue une opportunité et une chance au service de la République, dans une Union Européenne en construction politique, et dans une économie mondialisée qui ne s'embarrasse plus des processus législatifs délivrant leurs effets à 18 ou 24 mois dans le meilleur des cas. C'est pourquoi résumer la réforme territoriale à la réduction de la dépense publique, tel un axiome qui ne souffrirait aucun débat, met en péril la réussite de la marche de la France vers une forme politique de l'État mieux adaptée à son époque, dans le respect d'un héritage riche d'enseignements sur les éléments de la cohésion nationale. La maîtrise de la dépense publique locale n'exige pas une réforme institutionnelle.

Des économies substantielles sont atteignables, à la condition que différents leviers soient actionnés avec courage et détermination, aussi bien dans les collectivités territoriales que dans l'État. En effet, dénoncer régulièrement la seule dérive des effectifs des collectivités locales, et proposer au projet de loi de finances de l'État pour 2015 une réduction de 0,045% de ses effectifs – estimés à 2,5 millions d'agents contre 1,8 million dans les collectivités locales –, ne saurait que minorer « l'audace » du gouvernement quant à ses efforts au service du redressement des comptes publics. L'urgence du redressement des comptes publics exige une responsabilisation de l'ensemble des acteurs publics, et non une succession de décisions unilatérales qui débouchera au mieux sur des stratégies d'évitement, ou au pire sur des luttes politiques, éloignant ainsi le point d'optimalité qui aurait pu être atteint si le diagnostic était partagé, et les efforts répartis selon un sens, une méthode et un calendrier, fruits d'une recherche permanente d'un consensus le plus large possible. Avoir couplé cette urgence comptable, placée sous la surveillance renforcée de l'Union européenne, à une réforme bouleversant l'équilibre territorial, équivalait à allumer simultanément deux incendies, avec les résultats que nous connaissons aujourd'hui.

Ce qu'il manque : une réforme de l'État, c'est-à-dire de ses missions, mais également de sa gouvernance et de son positionnement vis-à-vis des collectivités territoriales, est nécessaire. La culture administrative de l'État est devenue un des enjeux de la réforme du management public en France. Nul ne conteste l'État de droit. Cependant, et à titre d'exemple, on observe au quotidien la mutation de l'État en un État du droit, qui, faute de crédits d'intervention, s'est placé dans une dimension principalement normative. Les collectivités territoriales subissent donc les conséquences des mécanismes décisionnels de l'État, et ne perçoivent qu'à de rares occasions son rôle de facilitateur [1].

Dès lors que les missions de l'État auront été recentrées sur ses véritables missions régaliennes, une répartition des compétences entre les niveaux de collectivités territoriales pourrait être effectuée, dans le respect de deux principes :

  • l'unicité des politiques publiques, c'est-à-dire « une collectivité publique pour une politique publique », afin d'éviter les conséquences néfastes de la clause générale de compétence ou des « compétences partagées » envisagées par le gouvernement dans le projet NOTRe à l'encontre de toute logique ;
  • le principe de subsidiarité, qui place chacune des politiques publiques au niveau optimal de sa mise en œuvre, selon les critères admis (la proximité, le rapport qualité-coût, etc.).

[1] cf. les projets complexes, à l'image des implantations d'entreprises industrielles, fréquemment sujettes à toutes les tracasseries administratives, lorsque les recours devant le juge administratif ne les remettent pas purement et simplement en cause au détriment de l'emploi.