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Ponts de l’Etat : le Sénat tire la sonnette d’alarme

La dégradation des ponts possédés par l’Etat, les collectivités territoriales ou concédés dans le cadre de contrats publics (notamment aux concessionnaires d’autoroutes) s’est encore accélérée en 2020 par rapport aux années précédentes. C’est ce qu’il ressort d’un rapport d’information du Sénat réalisé dans le cadre du droit de suite de la commission de l’aménagement du territoire et du développement durable. Il apparaît notamment qu’au regard des données publiées par l’observatoire national des routes (ONR), les ponts présentant un mauvais état structurel augmentent de 1,4 point pour ceux non concédés par l’Etat (+171) et de +2,2 points pour ceux possédés par les départements (+562). Il faut dire que la puissance publique sous-investit en la matière depuis 2 ans, soit près de 89 millions d’euros cumulés qui manquent à l’appel… rien qu’au niveau de l’Etat, pour les communes il s’agit d’un retard cumulé de 350 millions d’euros alors que le besoin de réparation de la strate est compris entre 2,2 et 2,8 milliards d’euros.

Les ponts publics représentent entre 200.000 et 250.000 ouvrages d’art en France

Le rapport part d’abord d’une actualisation du parc de ponts publics en France. On trouve près de 80.000 à 100.000 ponts communaux et intercommunaux auxquels s’ajoutent 100.000 à 120.000 ponts départementaux. Au total, les ponts publics locaux représentent entre 200.000 et 220.000 ouvrages d’art, soit près de 90% de ces ouvrages d’art publics. A ceux-ci s’ajoutent près de 12.000 ponts sur le RRNNC (réseau routier national non concédé[1]), ainsi que 12.000 ponts relevant du réseau routier national concédé (RRNC).

Or il apparaît qu’un nombre croissant de ponts sont en « mauvais état structurel » c’est-à-dire « posant des problèmes de sécurité et de disponibilité pour les usagers. » Soit appartenant aux deux catégories les plus dégradées identifiées par l’ONR :

  • Ouvrages dont la structure est altérée et qui nécessite des travaux de réparation ;
  • Ouvrages dont l’altération de la structure peut conduire à une réduction de la capacité portante à court terme.

Le sous-investissement dans l’entretien des ouvrages d’art publics se poursuit

Le parc présente une dégradation plus rapide que les mesures de réfection qui lui sont apportées. Entre 2019 et 2022, le nombre de ponts présentant un mauvais état structurel a crû entre +20% et +40%. « En 2019, la commission avait estimé à plus de 25 000 le nombre de ponts en mauvais état structurel (…) trois ans plus tard, ce chiffre doit malheureusement être réévalué à la hausse : en réalité 30 000 à 35 000 ouvrages seraient en mauvais état structurel. »

Un manque de moyens au niveau de l’Etat de 89 millions d’euros

La mission d’information sur la qualité des ponts publics a rendu un premier rapport assorti de recommandations en 2019[2]. Celle-ci préconisait notamment pour le réseau routier national non concédé (RRNNC) que les crédits accordés à la réfection et à l’entretien des ouvrages d’art passent de 45 millions d’euros/an entre 2011 et 2018 à 120 millions d’euros/an à compter de 2020 et ce, pendant 10 ans. Mais cet objectif n’a été atteint et ce, rien que pour le niveau national, qu’en 2022, soit une montée en puissance bien inférieure à celle préconisée par le rapport. Il en résulte un retard d’investissement dans les moyens de rénovation (dépenses de fonctionnement) de 89 millions d’euros.

La figure graphique ci-contre montre bien que la montée en charge des moyens consacrés aux ouvrages d’art prévue dans le cadre du Plan de relance est insuffisante pour atteindre l’optimum permettant une véritable rénovation de ces derniers (et ce, juste au niveau de l’Etat et pour le réseau non concédé).

Dans le même temps le réseau des ouvrages d’art considérés s’est dégradé de près de +1,4 point à 7,7% du parc (entre 2019 et 2020) ce que la mission estime représenter 854 ouvrages.

  

2017

2018

2019

2020

Etat RRN NC

Mauvais état structurel

6,6%

6,6%

6,3%

7,7%

Travaux spécialisés

23,1%

24,0%

25,3%

26,4%

Total des ouvrages

12 204

12 204

12 204

12 204

Source : ONR rapport 2021.

Par ailleurs, 2,1% des ponts du RRNC (253) présentent les mêmes faiblesses. On peut relever que le réseau concédé est donc en bien meilleur état que le réseau non concédé.

Une dégradation des infrastructures sous contrôle des collectivités territoriales

S’agissant des collectivités territoriales l’ONR n’effectue qu’un simple « sondage » pour les données départementales : « les données concernent 24 départements ». Il faut donc effectuer des extrapolations ce que la commission sénatoriale a effectué.

  

2018

2019

2020

Départements

Mauvais état structurel

13,2%

12,6%

14,8%

Travaux spécialisés

28,3%

27,0%

26,3%

Total des ouvrages

27 913

23 868

25 560

Source : ONR rapport 2021.

On constate sur cet échantillon une dégradation de +2,2 points soit +562 ouvrages structurellement en mauvais état entre 2019 et 2020. Au plan national, la dégradation atteint 1,5 point, passant de 8,5% en 2019 à 10% en 2020 représentant environ 10.000 bâtiments d’art à entretenir d’urgence.

S’agissant des communes, l’accélération de la vétusté des ouvrages atteint entre +3 et +5 points passant de 18% à 20% en 2019 à 23% en 2020, soit à peu près le double des ponts départementaux (entre 18.400 et 23.000 ouvrages).

Les seules données financières actualisées disponibles relèvent des départements. On vérifie que s’agissant des grosses dépenses de réparation des ouvrages d’art, les dépenses sont en net recul en 2020 (-35%) par rapport à l’année précédente, alors même que les dépenses de voirie continuent de croître pour dépasser les 9.500 euros du km.

S’agissant des métropoles, la tendance est la même avec un ralentissement fort des dépenses d’ouvrage d’art : On constate que les dépenses de grosses réparations des ouvrages d’art au km continuent à baisser. Rapporté par habitant ils remontent à 15% du total des grosses réparations : « c’est une progression par rapport à l’année 2019 durant laquelle elles avaient fortement chuté, mais ce n’est pour autant pas un retour aux valeurs plus élevées de 2017 et 2018… » qui s’élevaient respectivement à 19% et 18% du total des dépenses de grosses réparations. Les métropoles privilégient donc l’entretien de la voirie sur celle des ponts.

Le « programme national pont » financé par NextGenerationEU

Afin de palier ce manque d’investissement des collectivités territoriales dans l’entretien lourd de leurs ponts, et spécifiquement les communes et EPCI, le PNP (programme national ponts) financé par le plan de relance européen (Next Generation EU) via le plan de relance national (France Relance), est doté de 40 millions d’euros visant le recensement et l’évaluation des ponts et murs communaux de 11.540 communes[3] s’étant portées à la connaissance des pouvoirs publics sur une cible de 28.000 communes. Cette mission est réalisée via l’utilisation d’un cabinet d’étude privé et la médiation de l’opérateur technique dédié à l’accompagnement des collectivités territoriales en matière d’études des infrastructures, le CEREMA[4].

Or comme le relève le sénateur Bruno Belin, « la mise en œuvre du Programme national ponts (PNP) piloté par le CEREMA, est une réelle avancée. Pour autant (…) les moyens déployés ne sont pas à la hauteur des enjeux pour enrayer la spirale de dégradation des ponts gérés par les collectivités territoriales. » En effet, les 40 millions doivent être dépensés entre 2021 et 2022 à raison de 24-27 millions d’euros pour la phase de recensement et de reconnaissance, 3 à 6 millions d’euros pour la phase d’analyse des ouvrages les plus sensibles, 6 millions pour les missions accomplies par le CEREMA et 8 millions répartis à parité entre les appels à projets « ponts connectés » et des cofinancements.

En réalité, les 40 millions d’euros dépensés depuis 2020 doivent être comparés aux retards par rapport aux recommandations du rapport sénatorial de 2019 de près de 350 millions d’euros cumulés. En effet la mission avait estimé que les moyens de l’Etat à consacrer auraient dû être de 390 millions d’euros sur 3 ans, soit 130 millions/an. Le rapport de suivi souligne que « Plus de 90 millions d’euros seraient nécessaires pour procéder à l’évaluation approfondie de tous les ouvrages soulevant des majeures » la mission n’ayant pour le moment recensé et étudié que 3% des ouvrages les plus dégradés sur le périmètre du PNP (donc pour 11.564 communes).

Enfin le rapport souligne que le besoin de financement en matière de travaux de réparation pour le seul bloc communal devrait représenter entre 2,2 et 2,8 milliards d’euros.

Conclusion

Assez conventionnellement le rapport de suivi propose l’implication de l’Agence chargée du soutien en ingénierie, l’ANCT (agence nationale de cohésion du territoire créé en 2019[5]), de confier par l’intermédiaire des dispositions de la loi 3DS le transfert de la maîtrise d’ouvrages des communes sur leurs ponts aux départements, afin de mieux piloter les projets et de créer un schéma départemental permettant l’identification des ponts à fort enjeu.

Au-delà de ces préconisations actualisées, le rapporteur reprend une proposition du rapport de 2019 s’agissant de « intégrer les dépenses de maintenance des ouvrages d’art dans la section « investissement » des budgets des collectivités pendant une période de 10 ans à compter du 1er janvier 2023 » de façon à « faire sortir » cette dépense exceptionnelle de la section de fonctionnement et de pouvoir ainsi les financer par endettement.

En réalité le problème vient de beaucoup plus loin s’agissant des collectivités territoriales. En effet des normes comptables autorisent les collectivités locales à neutraliser budgétairement les dotations aux amortissements des subventions d’équipement versées. Une extension a d’ailleurs été accordée à l’ensemble des collectivités locales par les décrets 2015-1848 et 2015-1846 du 29 décembre 2015[6]. Concrètement ces écritures pour « ordre » permettent in concreto aux collectivités territoriales d’apporter de façon facultative de la souplesse dans le financement de l’amortissement des subventions d’équipement versées qui constituent de droit des dépenses de fonctionnement obligatoires qui doivent être inscrites au budget général de toutes les collectivités. Ces amortissements doivent en théorie venir alimenter en recettes la section d’investissement. La neutralisation budgétaire permet de respecter à la fois l’obligation comptable d’amortir sans dégrader pour autant la section de fonctionnement.

Mais ce faisant, les collectivités qui utilisent cette technique se procurent une aisance budgétaire à bon compte car elles ne réalisent plus alors les efforts nécessaires permettant de reconstituer leur capacité d’investissement. Elles ont ensuite tendance à ne plus se préoccuper outre mesure des dépenses d’entretien des infrastructures dont elles ont la charge en réutilisant ces crédits à d’autres fins. Plutôt que de « faire sortir » uniquement ces dépenses exceptionnelles de la section de fonctionnement, il vaudrait mieux dans le même temps interdire la neutralisation des dépenses d’amortissement sus-visées de façon à augmenter la capacité naturelle d’investissement des collectivités puis à flécher prioritairement ces recettes d’investissement à titre exceptionnel vers ces dépenses d’entretien lourd, ce que propose la mission.

D’une façon générale, l’entretien des ouvrages d’art n’a pas fait partie du périmètre de contractualisation des contrats de Cahors de 1ère génération. Il serait bon de les y inclure dans la prochaine vague de contractualisation[7] en tant que sous-objectifs prioritaires.


[1] 12.204 d’après les chiffres livrés par l’Observatoire national des routes : rapport 2021, https://www.idrrim.com/ressources/documents/12/9164-IDRRIM_Rapport_ONR-2021.pdf

[2] Le suivi de ce rapport est disponible sur deux pages dédiées du Sénat : http://www.senat.fr/commission/dvpt_durable/mission_dinformation_sur_la_securite_des_ponts.html, ainsi que le rapport d’actualisation dont pour le moment seule la synthèse est disponible : https://www.senat.fr/notice-rapport/2021/r21-669-notice.html

[3] https://www.economie.gouv.fr/plan-de-relance/mesures/programme-national-ponts#:~:text=Le%20programme%20national%20pont%20consacre,d'ouvrages%20d'art.

[4] Issu de la fusion de 11 services d’expertise technique territoriale, https://www.snefsu.org/?CEREMA-un-nouvel-etablissement-issu-de-la-fusion-de-11-services, mission de préfiguration 2012, http://equipementcgt.fr/IMG/pdf/Projet_Lettre_prefigurateur_12_11_13.pdf, concertation avec les OS sur la création du CEREMA, https://snefsu.org/IMG/pdf/lettre_de_mission_du_prefigurateur.pdf

[5] https://www.cohesion-territoires.gouv.fr/sites/default/files/2019-12/ANCT-plaquette_2019.12.pdf, voir également le rapport Bernard-Gély/Ricard, Développement des capacités de réalisation de la restauration des ouvrages d’art routiers, CGEDD, janvier 2021, https://www.vie-publique.fr/sites/default/files/rapport/pdf/280459.pdf

[6] Voir https://www.salviadeveloppement.fr/neutralisation-des-amortissements-de-subventions-dequipements-versees/#:~:text=La%20possibilit%C3%A9%20de%20neutraliser%20budg%C3%A9tairement,%C3%A9tablissements%20publics%20de%20coop%C3%A9ration%20intercommunale, ainsi que http://medias.amf.asso.fr/docs/DOCUMENTS/AMF_14229_NOTE.pdf

[7] Voir par exemple, Jean-René Cazeneuve, Bilan des 5 ans – Finances locales, https://jrcazeneuve.fr/wp-content/uploads/2022/02/Fin-CollTerr-Note-bilan-des-5-ans-2.pdf, mais aussi, https://acteurspublics.fr/articles/johanna-rolland-il-est-urgent-de-definir-un-nouveau-contrat-entre-etat-et-collectivites?