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Narcotrafic : la croissance préoccupante des réseaux de trafic de stupéfiants en France

L’assassinat de Mehdi Kessaci, frère de l’activiste antidrogue Amine Kessaci, le 13 novembre 2025, a relancé le débat sur le trafic de stupéfiants en France. Bien que l’économie informelle dans son ensemble et donc l’activité du trafic de drogues soient difficilement mesurables, les estimations du chiffre d’affaires réalisé par le marché des stupéfiants montent jusqu'à 9,7 Mds€ ! Le trafic de drogues est un marché très lucratif, notamment pour les plus jeunes qui sont particulièrement attirés par les rémunérations exceptionnelles proposées par les narcotrafiquants. Les réseaux de trafic de stupéfiants sont très bien implantés et organisés en France, avec environ 3 000 points de vente répartis sur l’ensemble du territoire. D’un autre côté, l’explosion de la consommation de drogues par les Français alimente le développement du marché des stupéfiants. En 2023, la moitié des Français avaient déjà consommé au moins une fois du cannabis dans leur vie. Mais la consommation de drogues dures s’est elle aussi envolée : 1 adulte sur 10 avait déjà consommé de la cocaïne et 1 sur 12 de l’ecstasy ! Les conséquences sur l’insécurité et la violence sont directes : 110 personnes ont perdu la vie à cause du narcotrafic en 2024, et 341 ont été blessées. Alors comment lutter efficacement contre le fléau du narcotrafic et contenir le développement du marché des stupéfiants ?

L’économie informelle : un segment difficilement mesurable

L’économie informelle, par définition, est difficile à mesurer puisqu’elle n’est pas déclarée. Il existe toutefois des estimations grâce à des modélisations basées sur les niveaux des prix, les volumes saisis, les observations sur le terrain, etc. Mais ces estimations varient énormément selon les sources. L’Insee mesure l’économie non observée à un niveau très faible de 3,4 % du PIB en 2010. Le Réseau des collectivités Territoriales pour une Economie Solidaire et Solidaire (RTES) estime cette part à 11 % du PIB. De son côté, la Banque de France considère que le poids de l’économie souterraine était de 11,6 % du PIB entre 2005 et 2017. Le Conseil d’Orientation pour l’Emploi (COE) évalue l’économie informelle à 12,6 % du PIB, et l’OCDE considère que ce chiffre est surestimé et qu’il est en réalité de 6,7 % du PIB en 2012. Il est donc difficile d’avoir une vision claire sur l’importance du segment informel dans l’économie française, d’autant plus que la partie informelle intégrée au PIB (obligatoire dans le cadre du Système européen des comptes) semble arbitraire et peu sourcée. 

L’économie dissimulée se décompose en deux parties : une partie légale composée d’entreprises légales qui ne déclarent pas leur activité, et d’une partie illégale composée d’activités interdites par la loi, dont le trafic de stupéfiants. Le trafic de stupéfiants fait d’ailleurs partie des facteurs qui influencent significativement l’importance de l’économie informelle selon la Banque de France.

Le marché lucratif du trafic de stupéfiants

La difficulté à mesurer l’activité informelle devrait être d’autant plus forte pour le narcotrafic, qui est illégal. Il est donc impossible de connaître exactement les volumes vendus, les marges réelles ou la destination finale des profits, puisque si on les connaissait, on saurait éradiquer le trafic. Pourtant, malgré l’imprécision des chiffres, ceux-ci semblent plus consensuels que pour l’économie informelle en général. D’après les chiffres de l’Office anti-stupéfiants (OFAST) la vente de drogue en France en 2023 aurait engendré un chiffre d’affaires d’environ 3 Mds€. 240 000 personnes vivraient directement ou indirectement de ces trafics, dont 21 000 à temps plein. Une commission d’enquête du Sénat de 2024 conclut que le CA minimum est de 3,5 Mds€ par an et que la fourchette haute est de 6 Mds €[1]. Le marché se développe rapidement. Une note de l'Observatoire français des drogues et des tendances addictives (OFDT) de septembre 2025 estime que le CA global du marché français des drogues illicites hors Outre-mer aurait été multiplié par 3 entre 2010 et 2023 ! Le CA est évalué à 6,8 Mds€ (fourchette comprise entre 3,8 et 9,7 Mds€) en 2023, contre 2,3 Mds€ en 2010 et 4,4 Mds€ en 2017.[2]

La commission d’enquête du Sénat affirme qu’une journée en un seul point de vente peut rapporter jusqu’à 90 000€, et que plusieurs points de vente dans un quartier de Marseille peuvent atteindre 1,5 M€ chaque jour. Ces profits font du marché des stupéfiants un secteur économiquement très attractif. Roberto Saviano, un journaliste et expert des milieux mafieux, assure qu’un investissement de 1 000 € dans le marché de la cocaïne peut rapporter jusqu’à 180 000 € !

Il est difficile d'avoir un aperçu clair de l'évolution du CA du marché de trafic de drogues mais celui-ci est en plein essor car les dépenses des Français dans les stupéfiants explose depuis le début des années 2000. Les Français dépensaient 48 M€ dans les stupéfiants en 1959 selon l'Insee, contre 1,1 Md€ en 2000 et 5,4 Mds€ en 2024 !

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Source : Insee

Une consommation de drogues en forte hausse depuis les années 1990

La France est championne d’Europe de consommation de drogue : premier consommateur de cannabis, troisième d’héroïne et sixième de cocaïne. Les chiffres de la consommation de stupéfiants atteignent des niveaux inédits. En 2020, on comptait 5 millions de consommateurs réguliers de cannabis (multiplié par trois en 20 ans) et 650 000 de cocaïne (multiplié par quatre en 20 ans). En 2023, le nombre de consommateurs réguliers de cocaïne grimpait encore à 1,1 million d’après l’OFDT ! Un adulte sur 10 aurait déjà consommé de la cocaïne en poudre au moins une fois dans sa vie (9,8 %), et 1 sur 12 de l’ecstasy (8,2 %). Ces chiffres étaient respectivement de 5,6 % et 5 % en 2017… Cette progression rapide est constatée pour toutes les drogues : les champignons hallucinogènes (8 %, contre 5,3 % en 2017), le LSD (4,6 % contre 2,7 % en 2017), les amphétamines (4,3 % contre 2,2 % en 2017).

Plus inquiétant encore, le nombre de Français ayant consommé des stupéfiants dans les 12 derniers mois explose également, même pour les drogues dures. Ce taux a été multiplié par 4 pour le cannabis entre 1992 et 2023 et par 9 pour la cocaïne. Le taux de consommation de drogues illicites autres que le cannabis dans les 12 derniers mois a été multiplié par 3,5 entre 2005 et 2023[3].

Un trafic de stupéfiants organisé et en développement

En France, le trafic de stupéfiants s’organise autour de trois acteurs principaux identifiés par l’OFDT :

  • Les réseaux « de cités » dans les quartiers périphériques des grandes villes, qui vendent des stupéfiants en gros comme en détail. Les trafiquants « du haut du spectre » sont généralement basés à l’étranger depuis où ils contrôlent l’ensemble de la chaîne du trafic dans plusieurs zones géographiques. Les trafiquants locaux, eux, gèrent les points de vente. 

  • Les acteurs de la criminalité organisée, qui gagnent en importance selon l’OFAST. Il existe des alliances stratégiques entre ces acteurs et les réseaux « de cités ».

  • Les usagers-revendeurs, qui agissent au sein de micro-réseaux et se fournissent en Espagne ou aux Pays-Bas. 

Cette organisation du trafic de stupéfiants s’étend sur tout le territoire et ne se limite plus aux grandes agglomérations seulement. En 2016, le trafic couvrait 54 % des communes françaises. Ce chiffre est monté à 79 % en 2022. La DZ mafia, par exemple, est née dans les quartiers nord de Marseille mais a aujourd’hui étendu son activité dans de nombreuses villes en France : Lyon, Dijon, Clermont-Ferrand, Nantes, etc. 

La hausse du trafic de drogues n’est pas une particularité française mais une tendance générale en Europe. Cela s’explique en partie par la saturation du marché américain, qui incite les organisations de narcotrafic internationales à se tourner vers le marché européen. En 2024, 110,8 tonnes de stupéfiants ont été interceptées, dont 21 tonnes de cocaïne. Il existerait environ 3 000 points de deals sur le territoire.

Le nombre d’infractions liées au stupéfiants (détention, consommation ou trafic) explose depuis les dernières années : de 230 000 en 2017 à 350 000 en 2023, soit une hausse de +52 % en 6 ans. Certes, une partie de cette augmentation des infractions recensées s’explique par le durcissement de la loi et des contrôles, mais pas seulement puisque la consommation progresse également, ce qui stimule le trafic de drogues.   


Nombre d’infractions liées au trafic, à la détention ou à la consommation de stupéfiants

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Source : Eurostat

L’un des facteurs qui rend difficile la contention du déploiement à grande échelle du trafic de stupéfiants est la corruption. La corruption est un outil essentiel utilisé par les réseaux criminels pour organiser le trafic de drogues en France. Le rapport sénatorial de 2024 s’en inquiète, la corruption liée au narcotrafic touche des agents du public comme du privé. Des pêcheurs en Normandie, par exemple, ont été approchés pour récupérer des livraisons de cocaïne en mer. Certains avouent avoir hésité à accepter l’offre étant donné les montants proposés de plusieurs centaines de milliers d’euros. D’autres ont très probablement accepté…Des écoutes à la suite de la découverte de ce scandale ont même révélé la corruption potentielle d’un policier qui aurait été payé 15 000 € pour fournir des renseignements aux trafiquants. La police a mis en place un numéro pour dénoncer les comportements suspects et a tenté de rassurer les travailleurs des ports en promettant de ne pas divulguer leur identité. Mais les pêcheurs, par crainte des représailles, ne l’utilisent pas : aucun message n’a été reçu sur ce numéro mis à disposition par la police. Les trafiquants comptent sur la peur des citoyens pour ne pas être dénoncés. Ils entretiennent cette peur à travers des crimes ciblés comme le récent assassinat de Mehdi Kessaci, frère d’un militant antidrogue. On pourrait presque parler de narcoterrorisme.

La violence comme conséquence du trafic de stupéfiants

L’explosion du trafic de drogue en France n’est pas sans conséquence sur la violence et la criminalité sur le territoire. Entre 80 et 90 % des règlements de comptes entre délinquants sont liés au trafic de stupéfiants. Le nombre d’assassinats et tentatives d’assassinats entre délinquants était de 367 en 2024, en baisse par rapport à 2023 (418) mais en hausse par rapport à 2022 (303) et 2021 (275). Les violences liées au narcotrafic ont fait 110 morts et 341 blessés en 2024 dans l'Hexagone selon le ministère de l’Intérieur. Ces violences sont rendues possibles par la circulation d’armes sur le territoire. En 2023, 8 000 armes ont été saisies par la police, dont environ 300 étaient des armes de guerre. Ces chiffres montrent bien l’ampleur de la violence liée au trafic de drogue et l’impuissance des pouvoirs publics face au narcotrafic. Cette impuissance se constate aussi dans les prisons : 27 sur une trentaine de dirigeants de la DZ mafia sont détenus en prison mais cela ne semble pas empêcher l’organisation du trafic. 

La violence liée au trafic de stupéfiants touche énormément les jeunes. Sur 176 individus incarcérés pour assassinats et tentatives d’assassinats liés au trafic de drogue en 2022, 26 % avaient moins de 20 ans, dont 16 mineurs. Les jeunes sont recrutés facilement par les narcotrafiquants avec une communication via les réseaux sociaux et des rémunérations très intéressantes. 

Le narcotrafic et la violence qu'il engendre menacent même l'économie locale et la survie des commerçants. Dans le 3ème arrondissement de Marseille, Orange a décidé de fermer temporairement son site technique pour protéger ses salariés des affrontements violents (et parfois armés) entre bandes rivales dans le quartier. Les bandes se disputent violemment des points de deals au détriment des habitants et des commerçants. 

La France est loin d’être le seul pays européen confronté à la violence liée au narcotrafic. En 2022, la « Mocro Maffia », une organisation criminelle basée aux Pays-Bas et en Belgique, avait menacé le premier ministre et la princesse héritière des Pays-Bas, entraînant leur placement sous protection. Ce mois-ci, un attentat en lien avec le narcotrafic contre le procureur du Roi à Bruxelles a été déjoué. Chez nos voisins européens, les narcotrafiquants n’hésitent donc pas à menacer directement les pouvoirs publics. Ces actes violents à l’égard des représentants de l’Etat sont des exemples de ce qui pourrait bientôt arriver en France. L’assassinat de Mehdi Kessaci, frère de l’activiste antidrogue Amine Kessaci est déjà un avertissement pour les acteurs publics. Laurent Nunez a même reconnu que ce crime « vise à atteindre l’État ». Il est donc urgent d’agir.

Comment combattre efficacement le narcotrafic ?

Pour lutter contre le narcotrafic et la violence qu’il engendre sur le territoire, nous proposons plusieurs mesures :

  • Cibler davantage les contrôles plutôt que d’effectuer des contrôles aléatoires, coûteux et inefficaces. Pour cela, améliorer l’exploitation des informations issues d’autres administrations et organismes de contrôle.

  • Exploiter l’intelligence artificielle pour repérer rapidement et efficacement les ventes de drogue et remonter aux points de deal, notamment via les réseaux sociaux.

  • Améliorer la coopération internationale, et notamment européenne, pour démanteler les réseaux de trafic internationaux.

  • S’attaquer à la consommation en investissant massivement dans la prévention et la réinsertion sociale (traitement des personnes souffrant d’une dépendance à la drogue et réinsertion professionnelle pour éviter un retour à l’addiction).

  • Améliorer le système pénitentiaire français qui est à bout de souffle en créant un système d’incarcération spécifique pour les narcotrafiquants, mais pas seulement. Il faut adapter le système d’incarcération à toutes les formes de crime organisé qui financent ou alimentent le narcotrafic : blanchiment d’argent, trafic d’arme, etc. Aujourd’hui, la France s’inspire déjà du modèle italien avec des conditions de détention plus strictes pour les narcotrafiquants, mais pas pour les crimes parallèles et complémentaires. 

  • Protéger et éloigner les proches (enfants et mères) des familles liées au crime organisé. Punir les trafiquants est essentiel mais prévenir en parallèle la bascule dans la délinquance des jeunes est nécessaire. En Italie, le système associatif anti-mafia joue un rôle central dans la lutte contre le crime organisé. La France pourrait s’inspirer du projet de loi « liberi di scegliere » (liberté de choisir) en Italie qui a été déposé en novembre (voir encadré) et qui fait ses preuves en Sicile.

  • Réduire l’importance du cash. L’espèce est un moyen d’effectuer des transactions marchandes de façon anonyme mais est utilisée par les organisations criminelles et les acteurs de l’économie informelle en général pour dissimuler leurs activités illicites. Cela implique la transparence des acteurs économiques vis-à-vis de l’Etat, ce qui est difficile à accepter en France. Mais il faut faire un choix : plus de transparence pour diminuer l’informel, ou laisser ceux qui s’affranchissent des règles communes bénéficier des services publics, financés par ceux qui les respectent.

Le projet de loi Colosimo-Rando en Italie

Le projet de loi transpartisan Colosimo-Rando, s’inspirant du projet associatif « liberi di scegliere » (liberté de choisir), a été déposé en novembre en Italie. L’objectif de celui-ci est de créer un cadre légal pour « offrir une alternative aux enfants des familles mafieuses », en permettant leur éloignement et leur protection des milieux criminels. Les mères peuvent également bénéficier de l’éloignement avec leur enfant si elles le souhaitent. La loi prévoit aussi de lutter contre la pauvreté éducative et la délinquance des jeunes en impliquant les écoles pour détruire la culture de la mafia et promouvoir celle de la légalité. Cette proposition de loi est proposée comme un complément à la politique répressive à l’encontre des organisations mafieuses criminelles. 

Concrètement, ce projet de loi de douze articles permet de mettre fin à la responsabilité parentale ou de la limiter « en confiant l’enfant aux services sociaux, à des structures communautaires ou à des familles résidant dans d’autres régions ». La protection s’étend donc aux mères qui veulent protéger leur enfant et s’éloigner des milieux criminels, en adoptant une nouvelle identité. Cette protection s’étend aussi aux jeunes adultes de moins de 25 ans qui étaient éligibles aux mesures prévues par le texte lorsqu’ils étaient mineurs. 

Aujourd’hui la loi ne prévoit pas de dispositions efficaces pour l'exécution des décisions de justice civiles. Les services sociaux municipaux, « confrontés à un climat d'intimidation dans le quartier d'origine du mineur », ont aujourd’hui la charge de la protection des mineurs. 

Une loi similaire est déjà appliquée en Sicile depuis cette année, et a permis de libérer des centaines d’enfants des griffes de la mafia. La loi de protection rend aussi possible la protection de jeunes « femmes de la mafia » dont le sort était scellé par des mariages arrangés par les familles mafieuses. Outre les mesures concrètes, la loi crée un environnement plus rassurant pour les personnes exposées aux crimes mafieux, et permet de libérer la parole des témoins pour dénoncer ces crimes. 


[1] https://www.senat.fr/rap/r23-588-1/r23-588-1-syn.pdf

[2] https://www.drogues.gouv.fr/estimation-de-levolution-des-marches-des-drogues-illicites-en-france-en-volume-et-en-valeur

[3] https://www.ofdt.fr/sites/ofdt/files/2024-06/tendances_164_eropp.pdf