Actualité

La population clandestine aurait doublé en France depuis 2015

Interrogé en 2021 par Le Parisien, Gérald Darmanin ministre de l’Intérieur avait estimé que la population en situation illégale (ESI : étrangers en situation irrégulière) en France représentait entre 600.000 et 700.000 individus quand le Royaume-Uni en affichait entre 1 et 1,5 millions. Mais des statistiques suivies sur le stock d’illégaux en France ne sont pas tenues par le ministère de l’intérieur ou ne sont pas rendues publiques, contrairement à ce qui se pratique au Royaume-Uni et en Allemagne notamment. Nous tenterons d’appréhender le phénomène à partir des statistiques disponibles. Il s’agit bien évidemment d’une estimation perfectible mais qui tente de recouper les éléments fournis à l’époque par les pouvoirs publics. A l’issue de ce travail, nous estimons le stock d’immigration illégale en France compris entre 780.000 et 900.000 personnes dont un accroissement net d’environ 400.000 sur la période 2015-2022 soit un quasi-doublement. 

L’estimation en « flux » de l’immigration illégale – cinétique des ESI - 2015-2022

Il est tout d’abord possible d’évaluer annuellement les entrées illégales nettes des sorties « documentées », puis de la comparer à la population « immigrée légale » ou à la population « étrangère et/ou naturalisée ». Attention cependant, ces flux n’intègrent pas les départs « illégaux » eux-aussi qui vont se retrouver dans les statistiques des autres pays membres. On a donc un flux d’entrée relativement solide (hors illégaux non détectés et non demandeurs d’un statut (asile etc.)), mais des sorties qui restent « minorées » par rapport aux « sorties réelles ». Nous utilisons pour cela les données fournies annuellement par le service statistique du ministère de l’intérieur[1] :

Identification des individus en situation irrégulière

Source : SSMSI

A l’ensemble de ces décisions administratives sont retranchées un certain nombre de flux sortants qui sont essentiellement de deux natures :

  • Les éloignements (forcés ou non) enregistrés ;

  • Les admissions exceptionnelles au séjours (AES) qui peuvent intervenir pour divers motifs et constituent autant de « régularisations » faisant sortir les ESI de l’illégalité (raisons familiales, économiques (via la circulaire Valls etc.).

Eloignements et départs d'étrangers en situation irrégulière

Source : SSMSI

Motifs détaillés des AES (admission exceptionnelle au séjour)

Source : SSMSI

On en déduit ainsi un flux des ESI net des régularisations et des éloignements, en cumulé :

Evidemment ce montant devrait être diminué des flux illégaux sortant non renseignés. On peut en avoir un aperçu en consultant par exemple les données du Royaume-Uni s’agissant des entrées illégales sur son territoire via des embarcations de toutes natures, qui tentent de traverser la Manche[2].

Sources : Home Office, National Statistics.

Il apparaît donc qu’entre 2015 et 2022, les flux entrants nettes illégaux en France représenteraient environ 670.000 individus, dont un certain nombre sont partis hors de France, dont sans doute entre 80.000 et 100.000 vers le Royaume-Uni, et sans doute entre 50.000 et 80.000 en direction de l’Allemagne[3] sur la période considérée. Ce qui pourrait minorer les flux pour ces seuls deux grands voisins, de l’ordre de 130.000 à 200.000 ESI. Le flux net pourrait alors ne représenter un accroissement des ESI en France de 450.000 individus environ et compte tenu de l’ensemble des autres pays frontaliers sans doute plus proche des 400.000.

L’estimation à partir du non-recours à l’AME

Il est également possible d’extrapoler le nombre d’illégaux à partir des statistiques de l’AME (aide médicale d’Etat). Celle-ci est en effet accordée aux illégaux présents sur le sol français depuis plus de 3 mois et disposant de revenus inférieurs au plafond de la C2S (complémentaire santé solidaire) soit 809,9 euros/mois en 2023. 

Ces statistiques sont cependant à manier avec prudence car les bénéficiaires de l’AME ne sont pas tous illégaux. En effet l’AME est également ouverte aux conjoints/PACSE/concubins ainsi qu’aux enfants voir aux affins des personnes des ESI considérés comme assurés. L’AME ne recouvre donc pas l’ensemble des ESI, ceux qui ne remplissent pas les conditions ou ceux qui n’en demandent pas le bénéfice (non-recours), mais seulement les assurés, auxquels s’ajoutent des « ayants-droits » qui ne sont pas nécessairement en situation irrégulière.

Le rapport récemment publié par Patrick Stefanini et Claude Evin, relatif à l’AME (décembre 2023), livre des éléments complémentaires importants[4] :

 

Assurés

Ayants-droit

Total bénéficiaires

% d'assurés

Fin 2015

239 155

77 159

316 314

75,6%

mi-2023

315 236

123 770

439 006

71,8%

Source : CNAM, mission.

On relèvera que le nombre d’assuré tend à baisser entre 2015 et la mi-2023 en France, passant de 75,6% à 71,8%, révélant une montée en puissance symétrique des ayants-droits (donc des personnes rattachées et bénéficiaires de l’AME).

Source : Mission (décembre 2023)

Sur la base des travaux de l’IRDES (2019[5]), le taux de non-recours atteindrait d’après la mission 49%, ce qui aux approximations près pourrait représenter une population illégale proche d’une fourchette comprise entre 780.000 et 900.000 personnes (si l’on considère que ce taux serait valable inter-temporellement au moins sur moyenne période (2015-2023)). 

Des estimations qu’il faut rapprocher des statistiques légales sur l’immigration (INSEE)

Les statistiques démographiques de l’INSEE permettent une comparaison entre l’immigration légale et l’immigration illégale estimée sur le territoire. Entre 2015 et 2022 la population considérée comme statistiquement immigrée composée des étrangers nés hors de France et des français par acquisition nés hors de France s’est accrue de 800.000 personnes, passant de 6,2 millions d’individus à 7 millions. Toutefois la population qui croit la plus rapidement est celle des étrangers nés hors de France, qui s’accroît de 700.000 individus présents légalement sur le sol national sur la période. Un niveau finalement proche de celui des ESI que nous évaluons entre 600 et 900.000 individus en stock et sans doute en forte croissance entre 2015 et 2022 (+400.000).

Si l’on y ajoute la population des étrangers nés en France (et qui n'est pas considérée comme immigrée), la variation atteint +900.000 individus, soit 7,8 millions de personnes recensées en 2022.

La France pèche par l’absence de toute évaluation robuste de l’immigration illégale

S’agissant du stock d’immigrant illégaux la France ne propose pas d’évaluation consolidée. Or celle-ci existe par exemple au Royaume-Uni ou en Allemagne.

Au Royaume-Uni, cette évaluation a lieu périodiquement et selon des méthodes diverses, ce qui permet de se faire une idée du stock résident sur le territoire. C’est en particulier ce que fournit le Migration Observatory,[6] dont les dernières estimations datent de 2020. Le stock d’illégaux représenterait au Royaume-Uni entre 594.000 et 745.000 ESI, avec une évaluation centrale de 674.000. 

En Allemagne, les statistiques fédérales montrent un important effort de diminution du stock d’illégaux après des afflux massifs en provenance de Syrie en 2015 (via notamment des régularisations de travail massives). Les chiffres fournis parlent d’eux-mêmes[7] (soit 111.151 en 2021[8]) :


[1] Consulter, pour les séries démographiques https://www.immigration.interieur.gouv.fr/fr/Info-ressources/Etudes-et-statistiques/Chiffres-cles-population-emploi/Tableaux-des-annees-precedentes, ainsi que les rapports annuels dont celui de 2022 https://www.immigration.interieur.gouv.fr/Info-ressources/Etudes-et-statistiques/Chiffres-cles-sejour-visas-eloignements-asile-acces-a-la-nationalite/Les-chiffres-2022-publication-annuelle-parue-le-22-juin-2023

[2]https://www.gov.uk/government/statistics/statistics-relating-to-the-illegal-migration-bill

[3] Voir en particulier les rapports relatifs aux migrations publiés par l’administration fédérale allemande, Migrationsberichte (2021 et années antérieures) : https://www.bamf.de/SharedDocs/ProjekteReportagen/DE/Forschung/Migration/migrationsbericht.html?nn=404516 Notre extrapolation est réalisée à partir du dernier rapport p.139 in Irreguläre Migration

[4]https://www.interieur.gouv.fr/actualites/communiques-de-presse/rapport-sur-laide-medicale-de-letat

[5]https://www.irdes.fr/recherche/2019/qes-245-le-recours-a-l-aide-medicale-de-l-etat-des-personnes-en-situation-irreguliere-en-france-enquete-premiers-pas.html

[6]https://migrationobservatory.ox.ac.uk/resources/briefings/irregular-migration-in-the-uk/

[7]https://www.bamf.de/SharedDocs/Anlagen/DE/Forschung/Migrationsberichte/migrationsbericht-2021.pdf?__blob=publicationFile&v=15#page=140

[8] Derniers chiffres disponibles. Les suivants pour 2022 le seront en 2024.