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Justice : des délais de jugement 3 fois plus longs par rapport à l’Allemagne

Lorsqu’est évoquée la question de la justice dans l’arène politique, c’est la matière pénale qui occupe la première place. La matière civile est ainsi délaissée dans le débat public. Or, cela est une erreur, car la justice civile souffre elle-aussi de nombreux maux, parmi lesquels la longueur des délais de jugement est prépondérante. En matière civile, les délais pour obtenir un jugement en 1re ou 2e instance en France sont ainsi près de 3 fois plus longs qu’en Allemagne.

L’article 6§1 de la Convention Européenne de Sauvegarde des Droits de l’Homme dispose : « Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement, publiquement et dans un délai raisonnable ». Cette exigence de délai raisonnable n’est plus respectée aujourd’hui en France. Un récent rapport publié par la Commission Européenne pour l’Efficacité de la Justice (CEPEJ) début octobre met en lumière les délais à rallonge que l’on observe au sein de la justice civile française. Le rapport d’évaluation de la CEPEJ compile et compare les données relatives à la justice en 2020 dans 49 pays membres du Conseil de l’Europe. Parmi les données étudiées, la CEPEJ indique donc pour chaque pays la durée d’écoulement du stock d’affaires pendantes (Disposition Time (DT)). Cette durée correspond au temps théorique nécessaire pour qu’une affaire pendante soit résolue devant les tribunaux, en tenant compte du rythme de travail actuel des tribunaux. Elle est calculée de la manière suivante : DT = (Affaires terminées/Affaires nouvelles) *365.

En France, le DT au civil est de 637 jours en 1re instance (tribunal judiciaire, conseil de prud’hommes, tribunal de commerce, tribunal paritaire des baux ruraux), 607 jours en 2e instance (Cours d’appel), et 485 jours devant la « Cour suprême » (Cour de cassation). A titre de comparaison, la durée médiane au sein des pays du Conseil de l’Europe est de 237 jours en 1re instance, 177 jours en 2e instance, et 172 jours devant la Cour suprême. La justice française présente donc des délais plus longs que les délais médians de respectivement 169%, 243%, et 182% pour les procédures portées en 1re instance, 2e instance, et devant la Cour suprême. Ces différences entre délais français et délais médians du Conseil de l’Europe sont particulièrement importants en matière de justice civile. Les branches pénale et administrative sont légèrement plus épargnées par le phénomène.

Les justiciables français souffrent grandement de ces délais de jugement infinis, notamment dans le cas de procédures classiques qui devraient théoriquement être rapidement réglées. On peut citer le cas d’un couple de retraités ayant été évacués de leur maison menacée par un glissement de terrain en 2017 à cause de travaux effectués par leur voisin. Aujourd’hui les dates d’audience ne cessent d’être reportées et la femme n’a donc toujours pas touché d’indemnisation (le mari est décédé entre temps).[1] Mêmes délais à rallonge pour les divorces : l’avocate Lise-Marie Michaud explique à France Info qu’il faut aujourd’hui en moyenne  « deux ans pour divorcer, contre un an à un an et demi il y a dix ans ».[2] Autre exemple : les membres de la Conférence régionale des barreaux d’Ile-de-France affirment qu'il faut en moyenne 7 à 12 mois pour obtenir une décision fixant la pension alimentaire ou le droit de visite pour un enfant à Créteil, Nanterre, Versailles et Pontoise. Enfin, on peut citer le cas d'une vieille dame propriétaire d'un studio, dont le loyer de 600 euros était quasiment le seul revenu. Le locataire ne payant plus depuis 15 mois, il y a eu assignation en justice en juin 2021. Seulement en avril 2022 le dossier est-il arrivé devant un juge, qui a dû expédier le dossier faute de temps.[3] Si les délais sont trop longs partout en France, certains endroits sont par ailleurs particulièrement touchés par ce phénomène. On peut citer la ville de Nantes, dans laquelle le procureur Renaud Gaudeul considère que « la situation de la justice est un des plus dégradées en France ». Ainsi, il faut en moyenne 15 mois à Nantes pour décider d’une pension alimentaire ou d’une garde d’enfant.[4]

Ces délais à rallonge révèlent l’incapacité de la justice civile française à traiter efficacement le stock d’affaires qui lui est soumis. Comme expliqué, cela entraîne des conséquences néfastes sur les justiciables, mais pas seulement. En effet, les magistrats français pâtissent eux-aussi beaucoup de l’état actuel des choses. Présentés devant un nombre bien trop important d’affaires, ils doivent travailler à un rythme effréné. Cela donne parfois lieu à des catastrophes, le suicide de la jeune magistrate Charlotte en août 2021 en fut une illustration particulièrement violente. Unique juge d’un tribunal d’instance, Charlotte était soumise à des conditions de travail particulièrement difficiles, auxquels s’ajoutaient des injonctions d’aller toujours plus vite et de « faire du chiffre ». Suite à cette tragédie, 3.288 magistrats avaient signé une tribune, dans laquelle ils expliquaient notamment : « Nous, juges civils de proximité, devons présider des audiences de 9 heures à 15 heures, sans pause, pour juger 50 dossiers ; après avoir fait attendre des heures des personnes qui ne parviennent plus à payer leur loyer ou qui sont surendettées, nous n’avons que sept minutes pour écouter et apprécier leur situation dramatique. ».[5] Le fait que les magistrats soient contraints d’expédier de la sorte les affaires qui leur sont présentées, nuit forcément à la qualité des jugements rendus, et le service public de la justice s’en retrouve nécessairement dégradé.

Mais pourquoi donc de tels délais ? Simplement, la justice française manque cruellement de moyens. En 2020, la France a consacré 4.889.157.842 € au budget exécuté du système judiciaire, ou 72,5€ par habitant et seulement 0,21% du PIB. A titre de comparaison, l’Allemagne a inscrit pour sa part 12.176.683.899 € au budget de la justice en 2020, soit 0,35% du PIB, ou encore 146 € par habitant. Cette différence d’investissement entre la France et l’Allemagne se traduit par une différence dans les effectifs du personnel judiciaire. Ainsi, là où la France comptait 11,16 juges professionnels et 35,70 professionnels non-juges (greffiers, assesseurs, etc.) pour 100.000 habitants en 2020, l’Allemagne était dotée quant à elle de 25,01 juges et 65,07 personnels non-juges. Corollaire, ces différences d’investissement et de personnel, l’Allemagne présente des délais de procédure en matière civile bien moins longs que la France en 2020 : 237 jours en 1re instance, et 265 jours en 2e instance. Au-delà de l’exemple allemand, à l’exception de l’Italie et de l’Espagne, les grandes économies européennes qui investissent plus par habitant que la France dans la justice présentent des délais de jugement moins longs en matière civile (voir tableau).

L’Etat français a néanmoins fourni des efforts ces dernières années en investissant d’importantes sommes dans la justice. En effet, une augmentation de 8% du budget de la justice a été décidée dans le cadre du projet de loi de finances 2023, après deux précédentes hausses de 8% (correspondant respectivement à des sommes de 607M et 660M€) déjà accordées en 2021 et 2022. Mais la situation ne s’est pour l’instant toujours pas améliorée. Une des raisons à cela est que le stock d’affaires non traitées a tellement enflé, que même avec des budgets importants et de la bonne volonté, désengorger véritablement les tribunaux devrait prendre bien longtemps. Aussi, il convient de préciser que la justice civile française ne souffre pas que de problèmes budgétaires. En effet, la Conférence Régionale des Barreaux d’Ile-de-France explique que la dégradation des délais est aggravée par la succession de réformes de procédure incessantes au motif de « simplifier l’accès à la justice » et d’ « accélérer le traitement judiciaire ». Insuffisamment préparées, ces réformes créent par ailleurs des adaptations impératives alourdissant la charge de travail.[6]

Tableau présentant les budgets, personnels, et délais en matière de justice au sein de différents pays du Conseil de l’Europe :

Pays

Délais devant :

  • La Cour Suprême
  • Les juridictions de 2e instance
  • Les juridictions de 1re instance

Budget :

  • Montant investi
  • % du PIB
  • Dépense par habitant

Nombre de juges professionnels (pour 100.000 habitants)

Nombre de personnels non-juges (pour 100.000 habitants)

Médiane des pays du Conseil de l’Europe

  • 172 jours
  • 177 jours
  • 237 jours
  • Non renseigné
  • 0,30 % du PIB
  • 64,5 € par habitant

17,60

56,13

France

  • 485 jours
  • 607 jours
  • 637 jours
  • 4.889.157.842 €
  • 0,21% du PIB
  • 72,5 € par habitant

11,16

35,70

Allemagne

  • Non renseigné
  • 265 jours
  • 237 jours
  • 12.176.638.899 €
  • 0,35% du PIB
  • 146 € par habitant

25,01

65,07

Pays-Bas

  • 427 jours
  • Non renseigné
  • 127 jours
  • 2.189.797.000 €
  • 0,27% du PIB
  • 126,3 € par habitant

14,86

42,55

Suisse

  • 130 jours
  • 111 jours
  • 126 jours
  • 1.886.877.968 €
  • 0,29% du PIB
  • 217,3 € par habitant

15,01

48,54

Danemark

  • 257 jours
  • 180 jours
  • 190 jours
  • Non renseigné
  • 0,17% du PIB
  • 92,4 € par habitant

6,64

31,10

Suède

  • 127 jours
  • 128 jours
  • 161 jours
  • 1.325.508.911 €
  • 0,27% du PIB
  • 127,71 € par habitant

11,56

48,13

Italie

  • 1526 jours
  • 1026 jours
  • 674 jours
  • 4.868.256.466 €
  • 0,30% du PIB
  • 82,15 € par habitant

11,86

35,76

Espagne

  • 888 jours
  • 227 jours
  • 468 jours
  • 4.161.696.850 €
  • 0,37% du PIB
  • 87,9 € par habitant

11,24

102,69

En conclusion, malgré d’importants efforts budgétaires ces trois dernières années, la justice en France manque cruellement de moyens. Ce manque de moyens dégrade de façon significative la qualité du service public de la justice en venant imposer des délais de jugement particulièrement longs aux justiciables. Afin de résoudre cette situation, la France doit augmenter ses dépenses par habitant dans la justice et se doter d’un personnel judiciaire plus nombreux. En parallèle, le législateur doit faciliter la tâche du magistrat, notamment en arrêtant de promulguer incessamment des réformes de procédure.


[1] https://www.francetvinfo.fr/economie/emploi/metiers/droit-et-justice/on-a-beau-crier-au-secours-personne-ne-nous-entend-comment-la-vie-des-justiciables-patit-de-l-allongement-des-delais-de-procedure_5490822.html

[2] Ibid.

[3] https://www.francetvinfo.fr/replay-radio/le-choix-franceinfo/jamais-je-n-aurais-pu-imaginer-de-tels-delais-d-attente-malgre-une-mobilisation-sans-precedent-des-magistrats-les-tribunaux-restent-submerges_5062729.html

[4] https://france3-regions.francetvinfo.fr/pays-de-la-loire/loire-atlantique/nantes/a-nantes-la-situation-de-la-justice-est-une-des-plus-degradees-de-france-estime-le-procureur-renaud-gaudeul-2478190.html

[5] https://www.lemonde.fr/idees/article/2021/11/23/l-appel-de-3-000-magistrats-et-d-une-centaine-de-greffiers-nous-ne-voulons-plus-d-une-justice-qui-n-ecoute-pas-et-qui-chronometre-tout_6103309_3232.html

[6] https://www.lemondedudroit.fr/institutions/82044-la-conference-regionale-des-barreaux-d-ile-de-france-s-inquiete-de-la-degradation-alarmante-des-conditions-de-la-justice-familiale-dans-de-trop-nombreuses-juridictions-du-departement.html