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Défense : 54,6 milliards d'euros d'investissements non respectés depuis 2009

Les questions militaires très prégnantes aujourd’hui aux vues des opérations militaires russes en Ukraine conduisent naturellement à s’interroger sur l’état de nos forces armées et en particulier sur le volume de nos investissements militaires. Tout d’abord il convient de noter que le volume total des dépenses militaires votées en LFI 2022 s’élève à 56,8 milliards d’euros en autorisation d’engagement et à 49,56 milliards d’euros en crédits de paiement. Hors CAS pensions, le budget s’établit à 40,9 milliards d’euros en ligne avec la loi actuelle de programmation militaire 2019-2025. Ce qui est plus surprenant cependant, c'est qu'entre 2009 et 2020, alors que les investissements cumulés ont représenté près de 171,6 milliards d'euros (AE), ces derniers ont été sous-exécutés en engagement de près de 32%, soit un écart de 54,6 milliards d'euros cumulés. Ainsi ces reports de crédits successifs ont une traduction très concrète en matière d'équipement, des baisses capacitaires et des reports de livraisons de matériel vers le futur.

 

2018

2019

2020

2021

2022

2023

2024

2025

LPM 2019-2025 CP, hors CAS pensions

34,2

35,9

37,6

39,3

41

44

47

50

Sources : LPM 2019-2026.

Pour autant, ce respect de la programmation ne permet pas d’expliquer les divergences aujourd’hui croissantes entre les crédits voté et exécutés en autorisations d’engagement à partir de l’exercice 2009 :

Sources : documents budgétaires, RAP et PAP de la mission Défense.

Ces écarts, d’importance croissante, montrent d’abord un souci de « tenir » la budgétisation et de sous-exécuter systématiquement les crédits, ce qui pourrait s’apparenter à une bonne régulation budgétaire. En revanche leur caractère chronique et même croissant (en dehors des exercices 2014 et 2017) interroge. Il traduit nécessairement des arbitrages budgétaires plus larges qui doivent s’effectuer au détriment des dépenses d’investissement, par nature les dépenses les plus « flexibles ».

Si l’on se focalise sur les dépenses d’investissement, on constate que les écarts entre la LFI et l’exécution du budget de la Défense présentent depuis 2009 effectivement une sous-consommation constante en en restant au niveau des engagements prévisionnels. Cette sous-consommation représentant en moyenne -4,5 milliards par an entre 2009 et 2020.

Sources : documents budgétaires, RAP et PAP de la mission Défense.

Alors que cette sous-consommation n’existe quasiment pas en crédits de paiement (c’est-à-dire en matière de crédits dépensés (et non plus engagés) dans l’année). La moyenne de sous-exécution s’établissant à -0,8 milliard d’euros/an entre 2009 et 2020, ce qui peut être la démonstration d’un suivi budgétaire précis et efficace.

Sources : documents budgétaires, RAP et PAP de la mission Défense.

Ce décrochage s’explique en premier lieu par le coût des Opex, assumé par le ministère en « auto-assurance » c’est-à-dire sans bénéficier de redéploiements de crédits issus d’autres ministères. Comme le souligne le rapport du Sénat relatif à l’exécution 2012[1], « De fait, durant l’exercice écoulé, le niveau d’engagement d’AE a été particulièrement faible, s’établissant à 4,7 milliards d’euros, soit un écart de 5,3 milliards d’euros avec le montant prévu en LFI. » Ces crédits étant à rapprocher de ceux de 2011 où les sénateurs relevaient que « déjà, les engagements au titre des dépenses d’investissement s’étaient inscrits en retrait de 4,1 milliards d’euros par rapport à la LFI, soit un écart de plus de 34% [par rapport à la prévision]. »

Par ricochet ces sous-consommations d’AE « contaminaient » les CP (les crédits de paiement, soit les dépenses effectivement payées dans l’année), qui se sont révélés en 2012 « inférieurs de 745 millions d’euros à la prévision, principalement, des annulations effectuées pour financer les insuffisances du titre 2. » Via un abondement de la réserve de précaution interministérielle par le ministre des Armées lui-même (un recyclage qui permet de contourner le principe de fongibilité asymétrique[2]). La Cour des comptes dans sa note d’exécution budgétaire (NEB) relève d’ailleurs en 2012 le « caractère inconciliable entre la trajectoire des finances publiques et la trajectoire des CP des programmes d’armement majeurs issus de la précédente loi de programmation militaire. » Les arbitrages en matière d’armement devant intervenir en 2013 (1ère année du quinquennat de François Hollande). Les reste à payer représentaient en 2011 49,5 milliards d’euros contre 44,3 milliards d’euros en 2012.

En 2013, rebelotte. Le rapport sénatorial pointe une « cannibalisation des dépenses d’équipement et la dégradation des conditions d’entrée en programmation ». Une nouvelle fois, la « sous-budgétisation » des Opex (opérations extérieures) conduit à ce que sur 720 millions d’euros de crédits annulés, 640 millions (89%) soient prélevés sur le programme 146 « Equipement des forces ». Ce qui conduit à « décaler l’échéancier des paiements de certaines opérations d’armement » se traduisant par des reports de crédits de 3,5 milliards d’euros en 2013 sur 2014 après 3,2 milliards de report l’année précédente[3]. Les restes à payer s’élèvent à 44,85 milliards en 2013.

En 2014, la loi de programmation est « fictivement tenue » s’agissant des matériels via l’activation d’une clause de sauvegarde de 500 millions d’euros de CP ouverts au titre des PIA (programmes d’investissement d’avenir), permettant de financer le programme « Excellence technologique des industries de défense », mais le retard pris en 2013 par rapport à la loi de programmation n’est pas récupéré pour autant car 560 millions d’euros sont à nouveau soustraits des programmes d’investissement au titre du financement des OPEX[4]. Les restes à payer atteignent 47,03 milliards en 2014.

En 2015, les reports de charges pesant sur l’armement s’élèvent à 3,1 milliards d’euros, soit en baisse par rapport à l’année précédente. Cependant, ce résultat a été assuré via « des retards de notification des marchés et de recettes plus importantes que prévues ». Par ailleurs, des crédits d’investissement ont dû être annulés pour faire face aux surcoûts des Opex mais aussi des Opint (opération sentinelle) à la suite des attentats terroristes survenus en janvier 2015, mais aussi de la guerre en Crimée, ce qui a conduit à l’annulation des commandes de frégates « Mistral » par la Russie, aboutissant au versement d’une indemnité négociée de 949,7 millions d’euros dont une avance à la DCNS de 893 millions d’euros[5]. Les restes à payer atteignent 48,09 milliards en 2015.

 En 2016, l’actualisation de la trajectoire de déflation des effectifs est mise en place, sans modification de la loi de programmation en cours. Cependant, les retards en matière d’investissement commencent à porter sur la « disponibilité » des équipements[6]. S’agissant de l’armée de terre, la forte utilisation des équipements dans l’opération Barkhane (Mali) « continue d’éroder fortement les équipements de l’armée de terre, nécessitant une relève annuelle de 25% des matériels ». Il en ressort que le taux de disponibilité des hélicoptères de manœuvre tombe à 42%, 59% pour les hélicoptères d’attaque, 66% pour les AMX 10 RCR (chars). Pour la marine les frégates ont un taux de disponibilité de 51% et des hélicoptères de 59%. Idem pour l’armée de l’air dont « les taux de disponibilité des flottes de transport tactique, d’appui opérationnel et d’hélicoptères sont en-deçà des prévisions[7]. » Les restes à payer atteignent 50,39 milliards en 2016.

Pour 2017, un rattrapage est entamé notamment en matière d’investissements, soit +1,7 milliard d’euros, se traduisant par une augmentation des crédits de paiement en matière d’équipement de +0,556 millions d’euros. Cependant, le montant des « restes à payer » explose, atteignant 52,1 milliards d’euros, notamment parce que l’annulation de 850 millions d’euros en CP ne s’est pas traduite par des annulations symétriques en AE. L’opération « a pesé sur le calendrier de commandes et de livraisons d’équipements » : en particulier elle s’est traduite par « 230 millions d’euros de moindre versements sur les trésoreries de l’organisme conjoint de coopération en matière d’armement (OCCAR) et de la NATO helicopter management agency (NAHEMA). ». Par ailleurs, désormais la loi de programmation militaire 2019-2025 ne plafonne plus les reports de crédits militaires. Ils sont donc reportés d’exercice en exercice... La Cour explique dans sa NEB associée que les annulations de CP ont « un effet multiplicateur sur les reports de commandes (…) conduisant à des impacts physiques de réduction des équipements livrés aux forces, même si ces effets sont plus ou moins différés dans le temps en fonction des leviers mobilisés.[8] »

En 2018, premier budget du quinquennat d’Emmanuel Macron, les conséquences des restes à payer sans limitation accordés en 2017, conduit à ce que ces derniers atteignent 53,4 milliards d’euros. Cette « traduction de l’effort d’investissement de la mission » en ce qu’ils portent les investissements de la loi de programmation 2019-2025, se traduit pourtant mécaniquement par un taux de réalisation insuffisant de certains équipements majeurs : ainsi l’indicateur cible du taux de réalisation des principales opérations d’armement chute à 62% en 2018 contre un objectif de 85%. Idem pour le système de forces « Commandement et maîtrise de l’information » qui atteint 44,4% contre une cible de 80%. Pour le système de force « Protection et sauvegarde » le taux réalisation atteint 62,6% contre un objectif de 85%. Cela s’explique notamment par l’absence de livraison de l’installation SECOIA, de 12 missiles Aster 15 et de 25 missiles MDE et d’un B2M.

D’autres livraisons prennent du retard : en particulier s’agissant de 3 hélicoptères Tigre, de 3 Rafale, de 2 Rafale rétrofiltés, de 10 Mirages 2000D rénovés (sur une commande de 50 aéronefs) et de 50 chars Leclerc rénovés, « alors que ces derniers sont majeurs pour les armées.[9] »

En 2019, les restes à payer augmentent encore pour atteindre 59,93 milliards d’euros sur le compte général de l’Etat, soit +12% par rapport à 2018 et 50% de l’ensemble des restes à payer du budget de l’Etat : « ce qui est une conséquence immédiate de l’écart croissant entre l’augmentation des AE et celle des CP en entrée de gestion 2019. » Ainsi, et c’est sans doute assez inquiétant, le ratio de couverture des AE par les CP en 2019 baisse de 14 points.

Cela est dû à de nouvelles commandes d’armement, sous-marin nucléaire d’attaque « Barracuda », 4 bâtiments ravitailleurs de force (BRF), etc., par ailleurs une augmentation des budgets est attendue dans le cadre de la LPM de façon à ce que « si la trajectoire des restes à payer croît sans discontinuer [jusqu’en 2025], le nombre nécessaire d’années de ressources futures reste stable autour de 3 ans, ce qui est rendu possible grâce aux crédits supplémentaires prévus en LPM.[10] »

Cependant en 2020, même si la Défense n’est pas directement touchée par la crise sanitaire on constate qu’alors que le niveau des AE devait atteindre 25,5 milliards d’euros en raison des investissements importants réalisés au profit de la modernisation des équipements, 13,83 milliards d’euros seulement ont été engagés. « Cette situation s’explique à hauteur de 8,2 milliards d’euros par le décalage au premier trimestre 2021 de plusieurs programmes d’armement. » Et notamment à cause « du fait de négociations prolongées avec les partenaires européens ou les retards pris par ces derniers, sans lien avec la crise sanitaire. » Les restes à payer atteignent 64 milliards d’euros.

Conclusion

Malgré la mise en place d’une LPM 2019-2025 qui se voulait en rupture par rapport aux programmations budgétaires contraintes passées, on n’observe pas de « mise à niveau » en matière d’investissement à la mesure de la programmation proposée. Les restes à payer augmentent entre 2011 et 2020 de 14,5 milliards d’euros. Pourtant la somme des écarts entre les AE prévisionnelles (LFI) et les AE exécutées, s’élèvent à 50,6 milliards sur la même période (2011-2020). Entre 2009 et 2020 ils atteignent même 54,6 milliards d’euros.

Pour expliquer cette différence, plusieurs explications sont possibles :

  • La sincérisation de la budgétisation des Opex est incomplète, ce qui conduit à continuer de « cannibaliser » les dépenses d’investissement pour payer les dépenses de personnel ;
  • Les restes à payer et leur augmentation sont institutionnalisés et deviennent le reflet du volontarisme du gouvernement en étant toujours inférieurs à 4 années d’investissement… ce qui ne permet pas d’apurer véritablement leurs encours ;
  • Enfin, la chute du volume des matériels est patent, (voir la note associée sur les inventaires), ce qui ne permet pas une montée capacitaire suffisante sur courte période.

Il semble donc que le retard pris à compter de 2009 ne puisse être rattrapé, ce qui se traduit notamment par notre absence actuelle de permanence à la mer, notamment (1 seul porte-avion, etc.), mais aussi s’agissant de nos moyens aériens de transport lourd, etc.


[1] https://www.senat.fr/rap/l12-711-2/l12-711-2.pdf#page=109

[2] Selon ce principe, les dépenses de personnel (titre 2) non consommées peuvent être redéployées vers d’autres titres (intervention, investissement, fonctionnement), mais non l’inverse, afin de mieux piloter la masse salariale.

[3] https://www.senat.fr/rap/l13-716-2/l13-716-21.pdf#page=83

[4] https://www.senat.fr/rap/l14-604-2/l14-604-21.pdf#page=93

[5] http://www.senat.fr/rap/l15-759-2/l15-759-21.pdf#page=104

[6] https://www.senat.fr/rap/l16-645-2/l16-645-21.pdf#page=147

[7] https://www.senat.fr/rap/l16-645-2/l16-645-21.pdf#page=147

[8] https://www.senat.fr/rap/l17-628-2/l17-628-21.pdf#page=168

[9] https://www.senat.fr/rap/l18-625-2/l18-625-21.pdf#page=249

[10] https://www.senat.fr/rap/l19-528-2/l19-528-21.pdf#page=316