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Carte d'identité, passeport : pourquoi les délais explosent ?

Vous serez heureux d’apprendre que si vous êtes parisiens et que vous souhaitez refaire votre carte d’identité, il vous faudra attendre le 9 novembre pour un rendez-vous en mairie. Marseillais ? Ce sera le 30 octobre ! Et si vous avez la chance d’habiter à Brest, le premier créneau sera le 15 décembre !

Depuis maintenant plusieurs mois, renouveler ses papiers d’identité est un parcours du combattant, mettant en péril les vacances de nombre de nos concitoyens, mais que se passe-t-il ? Il est expliqué aux français qu’il faut prendre leur mal en patience, les délais sont dus à la situation exceptionnelle du COVID, mais la pandémie a bon dos, qu’en est-il vraiment ?

Panorama de la situation actuelle

Sources : Croisement d’articles de presse régionale des derniers mois & le site vitemonpasseport.fr

Comme nous pouvons le voir sur cette carte, les délais sont très disparates en fonction de la région. La Corse est l’élève modèle avec notamment des rendez-vous disponibles la même semaine. A contrario, la Bretagne atteint des délais surréalistes, 7 mois pour un passeport ou une carte d’identité !

Source : Anne-Laure Mignon, « Passeport et carte d’identité : quels délais pour les obtenir ? », Le Figaro, 20 Juin 2022.

Au niveau national, la différence de délais pré et post COVID est donc de 3 ! Il faut garder à l’esprit que ce sont des moyennes, elles peuvent cacher des situations opposées. Dans tous les cas, l’exaspération est telle, qu’une initiative citoyenne a été nécessaire pour pallier les manquements de l’administration publique. En effet, Ludovic Diligeart a développé le site Vitemonpasseport.fr qui recense l’ensemble des rendez-vous disponibles en mairie et permet à l’utilisateur d’en trouver un proche de lui. Il est incroyable que le service public n’ait pas été en mesure de développer cette solution plus tôt, ce qui aurait sûrement éviter des stress de dernière minute chez nombre de français.

Le processus et ses failles

Pour bien comprendre où les problèmes ont pu advenir, ci-après un résumé du processus de délivrance de nouveaux titres.

La prise de rendez-vous en mairie

Le rapport de la Cour des comptes de 2020 portant sur les gains de productivité en délivrance des titres[1] nous éclaire quant au fait qu’il existait déjà, avant le COVID, des disparités substantielles entre les mairies en termes de délais de prise de rendez-vous. Ainsi, la Cour note que « selon l’enquête de mars 2019, dans onze départements, plus des trois quarts des communes donnaient des rendez-vous à moins de 15 jours, alors que dans cinq départements, plus des trois quarts des communes donnaient des rendez-vous à plus de 30 jours. Dans les trois quarts des départements, le délai moyen pour obtenir un rendez-vous est supérieur au délai nécessaire, ensuite, pour obtenir le titre (15 jours). ». De même, elle prenait acte que les dispositifs de recueil d’identité (DR) installés en mairies étaient « sous-utilisés, puisque la moyenne nationale de recueil effectués par DR ne représentait, en 2018, que 58 % de la capacité optimale ». Enfin, la mauvaise allocation géographique des DR a pu créer des goulots d’étranglements : l’Île-de-France « est dotée de 827 DR pour 12 millions d’habitants (un pour 14 600 habitants environ) alors que la région Hauts-de-France ne dispose, par exemple, que de 295 DR pour six millions d’habitants (un pour 20 400 habitants). ». Dès lors, la Cour conclut « Les modalités d’organisation sont à la libre initiative des communes, ce qui entraîne une très grande disparité dans l’accessibilité des services ». Les problèmes étaient donc connus des pouvoirs publics bien avant le début de la pandémie, rien n’a pourtant été fait.

Validation par les CERT (Centre d’expertise et ressources titres) en préfectures

L’étape suivante de la procédure est la validation en préfecture du dossier de renouvellement de titre. Là aussi, la Cour des comptes avait alerté les pouvoirs publics quant aux sous-effectifs chroniques de ces services qui sont surchargés. En effet, la dématérialisation des démarches a entraîné des réductions d’effectifs, mais pas dans les bons services, les magistrats de la rue Cambon notaient « ce plan volontariste de dématérialisation s’est inscrit dans un calendrier extrêmement serré, ce qui explique les insuffisances de sa préparation », ironiquement « le projet ne formulait initialement aucun objectif précis d’amélioration de la qualité du service rendu aux usagers ».

De ce fait, en 2021, dans certains CERT nous pouvions compter plus de 15 000 dossiers de renouvellement de titres d’identité par agent[2].   

De manière générale, le service titres d’identités des CERT compte environ 550 agents pour plusieurs millions de dossiers de renouvellement[3] par an.

Il est donc aisé de comprendre qu’avec un rythme de renouvellement plus élevé que la moyenne, ce qui est le cas aujourd’hui, ces services soient dépassés.

L’agence nationale des titres sécurisés (ANTS)

Une fois les dossiers validés par la préfecture, l’ANTS les réceptionne et commence la fabrication du ou des titres via ses sous-traitants. Il est à noter que l’agence publique ne publie plus de rapport d’activité depuis 2 ans (dernier rapport en 2020), ce qui est fort dommage puisque nous aurions pu évaluer sa performance pré et post COVID. La Fondation iFRAP a donc fait des estimations en croisant plusieurs articles de presse ce qui donne le tableau ci-après.

Selon nos estimations et les derniers chiffres communiqués par l’ANTS, celle-ci, après plus de 2 ans n’aurait toujours pas retrouvé son rythme de production pré-COVID alors même que la demande de renouvellement s’est intensifiée, ce qui expliquerait en grande partie les retards subits par nos concitoyens. Il faut aussi prendre en compte le fait que depuis la mise en circulation de la nouvelle carte d’identité début août 2021, sa fabrication a été transférée du ministère de l’Intérieur à l’Imprimerie Nationale[4] qui produisait déjà les passeports, celle-ci est donc aussi surchargée avec le double de titres à produire.

Accélérer les téléprocédures via FranceConnect

Retenons par ailleurs que l’accélération de la procédure pourrait venir d’un renforcement du déploiement et des « briques internes » de FranceConnect. On connait l’échec du déploiement de la brique de reconnaissance faciale ALICEM[5], remplacée depuis par France Identité Numérique[6], mais qui reste en cours de déploiement. On peut également renforcer la performance du dispositif de pré-justification de domicile, via l’accès de la plateforme aux factures des clients auprès de grands opérateurs historiques (EDF/GDF/La Poste/Orange, etc.) Mais une démarche partenariale pourrait être développée auprès d’entreprises privées sur ce segment et avec l’autorisation des demandeurs de titres (purs players alternatifs de l’énergie, des télécommunications à l’instar de ce qui se déploie actuellement dans certains pays étrangers, de services financiers, etc.) Enfin, des justificatifs de domiciles pourraient également être initiés via FranceConnect et AMELI (Assurance maladie) ou les CAF. D’ailleurs une application commune Connect.caf.fr existe d’ores-et-déjà[7]. Enfin, il existe également une inégalité entre les communes qui ont entièrement digitalisé leur état civil et celles qui ne l’ont pas fait. Pour finir, on peut estimer que même pour les passeports, la délivrance en serait grandement accélérée s’il y avait fusion entre la CNIe biométrique et la Carte vitale en un document unique physique et dématérialisé. Les processus de renouvellement devenant mutualisés, le renouvellement du passeport pourrait se fonder sur la comparaison des informations biométriques déjà conservées pour ces titres et celles fournies par le demandeur lors de son rendez-vous physique en mairie (DR voir supra). Il serait alors possible de supprimer l’échelon des CERT en préfecture, au moins pour les demandes les moins complexes. 

Ce qu’il faut en retenir

Les délais actuels s’expliquent par plusieurs problèmes au sein d'une même procédure. La majorité des services s’occupant du renouvellement des titres ayant déjà été évalués par le Cour des comptes qui avaient démontré soit des sous-effectifs pour les uns ou un manque d’efficacité pour d’autres, bien avant le COVID, les problèmes étaient donc connus et rien n’a été fait entre temps. Les services tenaient déjà sur une ligne de crête en temps en normal, l’augmentation des demandes de renouvellement à la suite des levées de restrictions sanitaires et la reprise des voyages internationaux, a eu raison de leur capacité à tenir des délais raisonnables. Lors d’une question à l’Assemblée Nationale, la ministre chargée de la citoyenneté, Sonia Backès, a annoncé que 150 DR supplémentaires seront installés en mairie entre juillet et fin octobre 2022 et soulignait l’engagement du ministère de l’Intérieur qui a recruté 160 nouveaux agents au sein des CERT depuis mai 2022[8]. Enfin, il a été mis en avant que les délais de recueil auraient été réduits de 17 %, une assertion qui convaincra peu de nos concitoyens qui attendent toujours leurs titres ou un rendez-vous en mairie.


[1] Cour des comptes, « Gains de productivité et qualité des services : la dématérialisation de la délivrance de titres par les préfectures », février 2020, URL : https://www.ccomptes.fr/system/files/2020-02/20200225-01-TomeII-gains-de-productivite-qualite-de-services.pdf

[2] Cour des comptes, « Les effectifs de l’administration territoriale de l’État », avril 2022, URL :

https://www.ccomptes.fr/system/files/2022-05/20220531-S2022-0494-Effectifs-Etat-territorial.pdf

[3] Ministère de l’Intérieur, Communiqué de Presse, 4 Mai 2022.

[4] Étienne Jacob, « Nouvelle carte d’identité : manœuvres secrètes au cœur de l’État français », Le Figaro (Abonnés), URL : https://www.lefigaro.fr/actualite-france/nouvelle-carte-d-identite-manoeuvres-secretes-au-coeur-de-l-etat-francais-20211206

[5] https://www.ifrap.org/etat-et-collectivites/identite-numerique-la-france-toujours-la-traine

[6] https://www.zdnet.fr/actualites/france-identite-numerique-veut-faire-oublier-alicem-39941353.htm

[7] https://connect.caf.fr/connexionappli/dist/?forceReload=20211220&contexteAppel=caffr&urlredirect=%2Fwps%2Fmyportal%2Fcaffr#/login

[8] Question du député Jean-Louis Thiérot à la ministre Sonia Backès, Assemblée Nationale, 12 Juillet 2022, URL :

https://www.youtube.com/watch?v=KjQ3soqWFvo