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Abus du droit de préemption urbain pour contrôler les prix

Depuis quelques années, la mairie de Saint-Ouen use de son droit de préemption en évoquant les motifs les plus farfelus : lutte contre les marchands de sommeil, maintien d'une composition sociologique diversifiée. Elle n'est d'ailleurs pas la seule à adopter une telle pratique puisque la mairie PS de Pantin est également sur la sellette, ainsi que celle de Montreuil. Que cache un tel engouement de ces villes pour leur droit de préemption ? Rien de moins qu'une tactique pour contrôler les prix du foncier urbain.

La palme en matière d'annulation systématique des préemptions urbaines décidées, semble remportée actuellement par la mairie communiste de Saint-Ouen. Celle-ci évoque en effet depuis 2005 les motifs les plus farfelus (lutte contre les marchands de sommeil, maintien d'une composition sociologique diversifiée) pour éviter que des acquéreurs plus fortunés que la moyenne de sa population actuelle, ne viennent habiter dans la ville. Elle n'est d'ailleurs pas la seule à adopter une telle pratique puisque la mairie PS de Pantin est également sur la sellette, ainsi que celle de Montreuil, dont les statistiques disponibles montrent une baisse significative des opérations de préemption devant leur annulation quasi-systématique au tribunal administratif. Résultat, à Montreuil en 2007 on recensait 101 procédures de préemption dont seulement 9 ont abouti, en 2008, plus que 45 procédures...

Des annulations en série, la mairie de Saint-Ouen n'en a cure et poursuit sa politique de préemption systématique lorsque les prix demandés dépassent sa propre évaluation du prix du foncier. Pourtant cet activisme a un coût, celui des dommages et intérêts payés systématiquement par les services municipaux aux vendeurs ou aux acheteurs potentiels qui ont introduit le recours. Pourtant la mairie ne recule devant rien et n'hésite pas parfois même à préempter les lots en dessous de l'évaluation de l'administration des Domaines (quand ces derniers ne sont pas saisis a posteriori, ce qui est parfaitement illégal). Les services municipaux espérant ainsi faire « pression » sur les vendeurs afin de les conduire à céder leurs biens à bas prix.

Il existe également des droits de préemption spécifiques pour les zones de protections en matière sanitaire, en matière écologique (avec le concours du Conservatoire du Littoral) en matière agricole avec les SAFER etc… Il existe par ailleurs un droit de préemption local et un droit de préemption étatique, ainsi que le chevauchement éventuel de différents droits de préemption sur les mêmes zones.

Heureusement, cette technique de préemption systématique ne parvient pas à s'appuyer sur un projet suffisamment défini et donc susceptible de s'intégrer dans l'un des cas limitatifs visés par l'article L300-1 du Code de l'urbanisme [1], en effet l'élaboration d'un vrai projet d'intérêt public nécessite la fourniture d'études préalables, d'appels à projets, de documents suffisamment aboutis que la mairie ne parvient bien évidemment jamais à produire en justice. La seule référence à un PLU (plan local d'urbanisme) ne suffisant pas suivant la jurisprudence à mettre en évidence l'existence de tels projets [2].

Ces pratiques induisent nombre d'effets pervers : à commencer par le développement des paiements de dessous de tables en complément du prix, afin d'afficher des offres conformes en apparence aux desiderata municipaux. Les victimes sont alors le fisc… et les finances locales qui s'appuient en partie sur le dynamisme des DMTO (droits de mutation à titre onéreux) pour équilibrer leurs comptes… sans même parler des parties à la transaction qui rentrent dans l'illégalité.

Aux motivations initiales insérées dans le code de l'urbanisme (article L300-1), ayant trait à la politique de développement territorial et de police administrative (santé publique, risques stratégiques, protection de la faune et de la flore), se sont ainsi ajoutées des « pratiques » ne rentrant pas dans le cadre prévu par la loi : filtrage des acquéreurs, choix de contractants « amis » pour les opérations de remembrement urbain, renforcement du contrôle social. Résultat : un rapport du Conseil d'Etat révèle que pas moins de 40% des préemptions attaquées en justice sont aujourd'hui annulées, le défaut de motivation représentant 44% des annulations prononcées.

Un débat devait avoir lieu au Sénat début 2011 sur ce sujet sensible du droit de préemption suite à une proposition de loi de Jean-Luc Warsmann déposée en 2009 à l'Assemblée nationale qui proposait une simplification du droit de préemption, le bien étant acquis toujours au prix du vendeur [3]. Ce projet n'aura finalement pas lieu dans la mesure où l'article 83 de la proposition de loi a été finalement supprimé par le Sénat. Les citoyens ne peuvent en être rassurés car une proposition de loi alternative a été proposée par le sénateur Maurey. Ce texte s'oriente, lui, vers une modification du droit de préemption actuel plutôt au bénéfice des collectivités territoriales. Avec, semble-t-il, une obligation de motivation sensiblement allégée. Pire, le bien affecté à un usage visé [4] « peut être différent de celui mentionné dans la décision de préemption. » En clair, si la collectivité ne parvient pas à affecter le bien à l'usage avancé dans sa décision de préemption, elle pourra en changer en cours de route pendant un délai de cinq ans.

Enfin, toute automaticité dans le complément de prix livré au bénéficiaire de la rétrocession passé le délai de cinq ans prévu dans la proposition de loi Warsmann est écartée au profit d'une évaluation par le juge, du préjudice subi, « qui ne peut être supérieur au prix acquitté lors de la cession (initiale) ». On ne voit pas dans ces conditions ce que les propriétaires auront à gagner de cette réforme.

Par ailleurs, il serait bienvenu que le législateur en profite pour renforcer la collecte des renseignements statistiques en matière de droits de préemption. Actuellement en effet, il n'est pas possible de connaître avec précision pour chaque commune ou intercommunalité le nombre de préemptions décidées. En effet, l'article L 213-13 du Code de l'urbanisme qui introduit un registre des préemptions conduit à ne renseigner que celles qui aboutissent, et non celles qui sont décidées et il n'y est pas fait mention des cas d'annulation, ni du stade de la procédure contentieuse auquel cette annulation intervient. En dépit des diverses possibilités pour des entités publiques de préempter les propriétés il n'existe aucun chiffre consolidé du nombre d'hectares ou de mètres carrés préemptés chaque année en France.

[1] Projet urbain, politique locale de l'habitat, organisation du maintien, de l'extension ou de l'accueil d'activités économiques, de développement des loisirs et du tourisme, de réalisation d'équipements collectifs et de locaux de recherche ou d'enseignement supérieur, de lutte contre l'insalubrité, de renouvellement urbain, de sauvegarde ou de mise en valeur du patrimoine bâti ou non bâti et des espaces naturels.

[2] On se reportera efficacement aux ouvrages de Benoît Jorion, Droits de préemption, Questions/Réponses, Berger-Levrault, mars 2009 pour les personnes privées, ainsi que Jean-François Joye, Pratique des droits de préemption, Le Moniteur, 2010, pour les collectivités territoriales.

[3] En réalité il s'agissait plus précisément de l'élaboration de deux droits remplaçant le droit de préemption urbain DPU et le droit de préemption des ZAD : d'une part un simple droit de priorité sans motivation mais avec obligation de payer le prix du vendeur et un droit de préemption plus classique mais avec une motivation précisée et une contestation du prix devant le juge judiciaire de l'expropriation.

[4] Par l'article L210-1 du Code de l'urbanisme (qui renvoie à la liste de l'article L300-1).