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235 ou 500 milliards par an ? Où est la transparence sur la commande publique ?

Dans un rapport d’information qui a fait date, relatif à la commande publique publié par le Sénat le 14 octobre 2015, les sénateurs Martial BOURQUIN et Philippe BONNECARRERE pointaient du doigt un volume sans commune mesure avec les estimations connues mais partielles : près de 400 milliards d’euros/an. Malheureusement cette étude n’a pas été prolongée par un suivi précis et fiable permettant de l’actualiser. Ce manque de connaissance avait conduit la mission à conclure à l’existence d’un « trou noir » statistique. Depuis lors, la qualité de la collecte du recensement des marchés publics n’a pas été très sensiblement améliorée, pas plus que le recensement des concessions ni la comparabilité des données budgétaires et comptables avec celles de l’INSEE. En particulier, les chiffres publiés par l’INSEE ne comportent ni les concessions de service public, ni les achats des services publics hors administration obéissant aux règles de la commande public (utilities) ou des achats de grandes entreprises publiques (SNCF, EDF etc.) non soumises aux règles de la commande publique. Il existe donc une impasse maximale de 170 milliards d’euros par rapport aux chiffres publiés par l’INSEE. L’estimation qui en résulte oscille donc entre 235 milliards d’euros (INSEE) et 500 milliards d’euros (périmètre mission 2015 extrapolé), soit de plus du simple au double…

Par ailleurs au niveau micro, depuis 2016 suite à une jurisprudence plus dure du Conseil d’Etat, la transparence des marchés eux-mêmes régresse, ce qui peut déboucher sur un manque de contrôle sur la fiabilité et de transparence sur l’attribution de certains marchés publics.

Une commande publique estimée à 400 milliards d’euros… dès 2014

Ce rapport avait en effet identifié par estimation globale en reconstituant l’ensembles des catégories d’achats publics, en y ajoutant les concessions, un marché total de près de 390 milliards d’euros… en 2014[1] :

Ce chiffre « gigantesque » doit être mis en balance avec le montant identifié par l’INSEE sous la forme de l’ensemble des « achats publics » réalisés dans le cadre de marchés publics, soit 191,8 milliards d’euros en 2012, à comparer aux données fournies à la même date par l’OEAP (observatoire économique de la commande publique (OECP)), soit 90,3 milliards d’euros (TTC) mais à périmètre identique (hors « opérateurs de réseaux ») seulement 65,2 milliards d’euros.

A +2 ans près, le périmètre retenu par l’étude en comparaison des données comptabilisées par l’INSEE est de l’ordre de l’ordre de 2 (soit +100%) par rapport aux données publiées par l’OECP. Si l’on rafraîchit ces données, l’évolution des achats publics présente une augmentation de plus de 46 milliards sur la période :

Toutes APU201420152016201720182019202020212022
Consommation intermédiaire

109,6

111,4

111,8

115,0

116,9

120,4

121,5

129,7

137,1

Consommation de capital fixe

79,6

74,9

75,1

76,4

80,4

89,0

85,0

90,1

98,4

Total commande publique

189,2

186,2

186,9

191,5

197,3

209,4

206,5

219,7

235,5

 Source : INSEE, comptes nationaux, mai 2023.

La décomposition peut être faite par niveau d’administration, ce qui permet de rapprocher les données INSEE des données comptables collectées par l’OECP :

Toutes APU201420152016201720182019202020212022Var 22-14
APUC

55,9

59,1

61,3

62,4

63,6

65,9

69,5

72,5

78,9

23,0

Etat

29,1

31,6

34,1

34,3

35,0

35,9

38,8

40,8

46,0

16,9

ODAC

26,8

27,5

27,2

28,0

28,6

30,0

30,7

31,7

32,9

6,1

APUL

97,5

92,6

91,0

94,5

98,9

107,3

100,3

107,9

116,1

18,6

Collectivités territoriales

86,0

81,2

80,1

82,8

86,6

93,7

87,6

93,8

100,7

14,7

APUL

11,5

11,4

11,0

11,7

12,3

13,5

12,7

14,0

15,4

3,9

ASSO

35,8

34,6

34,6

34,6

34,8

36,3

36,7

39,3

40,5

4,7

Sécurité sociale

6,8

6,8

6,3

6,2

6,0

6,2

5,9

5,8

5,9

-0,9

ODASS

29,0

27,8

28,3

28,4

28,8

30,1

30,8

33,5

34,6

5,6

TOTAL - achats publics réalisés

189,2

186,2

186,9

191,5

197,3

209,4

206,5

219,7

235,5

46,3

Source : INSEE, comptes nationaux, mai 2023.

Avec pour précision que le seuil de recensement est passé à compter de 2016 de 90.000 euros HT à 25.000 euros HT pour l’OECP. Cette modification explique en partie le dynamisme de l’achat public entre les deux bornes.

 Milliards d’euros €20142015201620172018201920202021
Recensement effectué par l'OECP

83,4

85,2

83,9

89,3

100,8

110,8

111,4

151,8

Etat et secteur hospitalier

31,4

34,1

36,2

37,6

29,2

34,2

35,3

48,7

Collectivités territoriales

33,8

29,8

25,6

27,8

31,0

38,8

41,6

47,8

Autres

18,2

21,5

22,0

24,0

25,8

37,8

34,5

55,3

Source : OECP, 2022.

Entre 2014 et 2021 le recensement de la commande publique par l’Observatoire économique de Bercy augmente de 68,4 milliards d’euros, dont +17,2 milliards s’agissant de l’Etat et du secteur hospitalier, de 14 milliards attribuables aux collectivités territoriales et de 37,1 milliards issus d’autres pouvoirs adjudicateurs, dont les montants dépassent désormais ceux des deux autres secteurs.

Pour pouvoir mettre à jour le chiffre avancé par la mission sénatoriale, il faudrait pouvoir y ajouter une chronique actualisée des dépenses en matière de concessions de service public. Malheureusement l’IGD (Institut de la gestion déléguée) affiche toujours une estimation de 130 milliards d’euros, étant donné la difficulté de calcul du pourcentage de commande publique dans le chiffre d’affaires de ses membres. Un chiffre repris d’ailleurs également dans le rapport de la députée Sandra MOTIN relatif à l’outsourcing en juin 2022[2].

Ces données peuvent être comparées avec celles publiées par l’OCDE (Government at a glance 2021) qui reprennent la méthodologie adoptée par la Commission européenne dans ses publications en matière de public procurements jusqu’en 2018[3]. Cette approche est désormais normalisée en éliminant notamment les volumes de la commande publique attachés aux Utilities (services publics n’appartenant pas aux administrations publiques) ainsi que certaines concessions de services publics et depuis 2016, les transferts sociaux en nature.

Pour 2020 (dernières données publiées[4]), la France présente une commande publique représentant 15,61% du PIB, contre 14,3% en 2018[5], et sensiblement inférieure à celle de l’Allemagne (18,1%) ou des Pays-Bas (20,3% du PIB) dont les services sont beaucoup plus externalisés que ceux de notre pays. Le Royaume-Uni dépassant la France uniquement à compter de 2020 (16,1% du PIB).

Source : OCDE, Government at a glance (2021[6]).

Pour la France l’application de la méthodologie de mesure de la commission européenne qui exclut également les concessions de service public (mais pas toutes), ainsi que les entités publiques non soumises aux règles de la commande publique (EPIC, sociétés détenues majoritairement) ou les entités en dehors de la sphère publique mais investies d’une mission de service public et obéissant de droit aux règles de la commande publique, le montant total de la commande publique s’élèverait en 2020 à 361,8 milliards d’euros, soit 126,3 milliards de plus que les chiffres avancés par l’INSEE. Ni atteindre les niveaux globaux identifiés par la mission sénatoriale de 2015.

 

2007

2008

2009

2010

2011

2012

2013

2014

2015

2016

2017

2018

2019

2020

France Mds€

273,5

282,1

296,1

303,7

306,9

316,2

321,4

320,3

319,4

323,7

331,3

338,7

354,4

361,8

Source : OCDE (2021)

Il n’est donc pas possible de livrer une vision consolidée et actualisée de l’ensemble de la commande publique au format délimité en 2015. Pourtant il s’agit du premier objectif de transparence de la commande publique, pouvoir avoir un périmètre exhaustif des achats publics (biens et services, civils et militaires), afin de pouvoir apprécier son volume en y incluant les organismes associés (dépenses militaire, dépenses des opérateurs de l’Etat, des collectivités territoriales (y.c. les SPL et SEM) et des hôpitaux, de Pôle emploi et des administrations de sécurité sociale etc.) et l’ensemble des types de contrats utilisés (PPP, concessions de services publics etc.). 

Au niveau « micro » une commande publique moins transparente depuis l’arrêt Centre hospitalier de Perpignan du 30 mars 2016

Si la commande publique est difficile à estimer au niveau macro (sans doute près de 500 milliards d’euros courants aujourd’hui), la transparence n’est pas au rendez-vous non plus au niveau micro. Et il s’agit alors d’une difficulté supplémentaire pour les particuliers ou les entreprises qui répondent à des appels d’offre afin de vérifier si les marchés publics passés entre les pouvoirs adjudicateurs et les entreprises contractantes sont véritablement exempts de toute atteinte à la concurrence et passés « au plus juste prix ».

Or depuis l’arrêt CE, 30 mars 2016 Centre hospitalier de Perpignan, la situation est devenue opaque même au niveau « micro ». En effet, la décision prise par le Conseil d’Etat a renversé une jurisprudence de la CADA autrefois subtile mais constante, en relevant que « les éléments qui reflètent la stratégie commerciale d’une entreprise et dont la divulgation est susceptible de porter atteinte au secret commercial ne sont, en principe, pas communicable. Il en va ainsi du bordereau des prix unitaires. [7]» Or ce bordereau le BPU très utilisé dans les marchés à bon de commande notamment en association avec le DQE (document des quantités estimées) ; deux documents qui étaient jusque-là communicables de plein droit selon la jurisprudence de la CADA qui le rapporteur public avait d’ailleurs qualifiée de « doctrine toute en nuances[8] ». Cette doctrine permettait par exception aux professionnels non retenus par l’appel d’offre de comprendre les raisons de cette éviction, et de dénoncer éventuellement des pratiques contraires à l’intérêt général (favoritisme, intéressement etc.[9]) en accédant à l’offre détaillé de prix sans pour autant tomber dans les sous-détails de prix (heureusement toujours frappés par le secret des affaires). Elle permettait de donner corps à un contrôle concurrentiel « citoyen » matérialisant le principe posé par l’arrêt CE, 11 juillet 1990 Centre hospitalier général de Neufchâteau c/ Union syndicale des ambulanciers vosgiens, selon lequel « l’acte d’engagement de l’entreprise retenue et les conditions de prix constituent des documents administratifs communicables ». 

En somme, en interdisant définitivement tout accès depuis 2016 aux BPU et au DQE, il n’est plus possible de contrôler la régularité du prix global facturé à raison des prestations offertes et réalisées. Bref, les marchés publics sont depuis lors devenus beaucoup plus opaques pour les tiers. Une évolution qui devrait interroger jusqu’au législateur puisque la « sacralisation du secret commercial » pour un document biface qui a également la qualité de document administratif évite que le professionnel ou le particulier ne puisse interroger à bon fin la régularité de marchés publics spécifiques. 

Conclusion

La commande publique – qui ne peut que se développer sous l’effet d’un besoin d’externalisation croissant dans la sphère publique et des missions de service public – devrait être un laboratoire en matière de transparence à l’échelle macro (volumes financiers en jeu) pour des raisons budgétaires mais aussi micro s’agissant de la qualité de la dépense et du respect du droit de la concurrence. Or malheureusement la réponse est non à ces deux exigences : au niveau macro les lacunes statistiques débouchent sur un « trou noir » persistant de la commande public, au niveau micro, la jurisprudence du Conseil d’Etat de 2016 empêche tout contrôle des contrats conclus après appel d’offre (ou sans) par des tiers ou des concurrents éconduits. On se prive ici aussi d’un approfondissement de la concurrence, qui serait bénéfique aux contribuables comme à la puissance publique elle-même en contrôlant mieux ses coûts. 


[1] Rapport, op, cit, p.178 octobre 2015, https://www.senat.fr/rap/r15-082-1/r15-082-11.pdf

[2] https://www.assemblee-nationale.fr/dyn/15/rapports/cion_fin/l15b4928_rapport-information.pdf#page=11 

[3] Public procurement indicators, European Commission, 2018 https://ec.europa.eu/docsroom/documents/48156

[4] L’édition Governement at a glance 2023 n’ayant pas poursuivit la publication de cette série statistique. 

[5]https://achat-logistique.info/sourcing/le-poids-de-la-commande-publique-dans-lunion/

[6]https://stats.oecd.org/Index.aspx?QueryId=107598

[7]https://www.seban-associes.avocat.fr/caractere-non-communicable-du-bordereau-des-prix-unitaires-de-entreprise-attributaire-d-un-marche-d-assurance/, obligeant la CADA a restreindre sa politique d’accès aux documents administratifs, https://cada.data.gouv.fr/20162042/

[8] Voir les conclusions du rapporteur public, publiées également au recueil LEBON, https://www.conseil-etat.fr/fr/arianeweb/CRP/conclusion/2016-03-30/375529?download_pdf 

[9] Que la pratique de l’analyse de ces documents appels « prix poubelles » ou « impasse ».