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Trois pistes pour réformer le syndicalisme français

La polémique sur le financement des organisations syndicales qui entoure la non-publication du rapport Perruchot ne manque pas d'étonner. En signant la Position Commune du 9 avril 2008 sur la représentativité et le financement syndical, la CGT et la CFDT s'étaient en effet mis d'accord sur des mesures fortes : recensement exhaustif des sources de financement par les Pouvoirs Publics et seuil de cotisations dans les ressources totales des organisations syndicales. La loi du 20 août 2008 n'a pas transposé ces points d'accord et s'est montrée beaucoup plus timide. Elle s'est contentée d'imposer la publication des comptes certifiés pour les confédérations et fédérations à compter de l'exercice 2010. Pourquoi les parlementaires ont-ils si fortement attiédi une réforme qui aurait gagné à rester ambitieuse ? Et pourquoi ces mêmes parlementaires, de la même législature, font-ils mine aujourd'hui de découvrir une réalité qu'ils ont soigneusement évité de réformer quand ils en avaient l'occasion ?

L'enjeu du financement syndical

Il serait en tout cas malheureux de limiter la question de la transparence syndicale à une simple indignation sur d'éventuelles pratiques contraires à la loi. Bien entendu, personne ne peut raisonnablement défendre des dérives, notamment dans la gestion des comités d'entreprise. Mais convenons que ces épiphénomènes ne peuvent tenir lieu de vision sociale, et ne peuvent conduire à occulter le problème de fond : quelle place doit occuper le syndicalisme dans le monde du travail ?

Eric Verhaeghe

Eric Verhaeghe est l'ancien Président de l'APEC (l'Association pour l'emploi des cadres) et auteur de Jusqu'ici tout va bien (éditions Jacob-Duvernet, 2011). Diplômé de l'ENA (promotion Copernic) et titulaire d'une maîtrise de philosophie et d'un DEA d'histoire à l'université Paris-I, il est né à Liège en 1968. Son dernier livre : Au cœur du MEDEF : Chronique d'une fin annoncée (Jacob-Duvernet, septembre 2011)

Sur ce point, les enjeux français sont colossaux. Depuis 1945, la France, au sens large, a en effet choisi un modèle de construction sociale relativement original, mais de moins en moins adapté à la compétitivité de nos entreprises.

Comme en Allemagne, le modèle français a cherché à rapprocher syndicats de salariés et employeurs dans la gestion paritaire de la sécurité sociale et de ses dérivés. L'objectif assumé était d'affadir la lutte des classes, en mettant « le travail et le capital » en contact quotidien.

C'est pourquoi nos grandes institutions de protection sociale sont au moins en partie gouvernées par les partenaires sociaux : sécurité sociale proprement dite, mais aussi retraites complémentaires, assurance chômage, et quelques autres. Ce mode de gouvernance fut découvert en France lors de l'annexion de l'Alsace et de la Moselle, et adopté en 1945 pour ramener une paix sociale compromise durant l'Occupation, et surtout à la Libération. Ce fut alors un choix délibéré de financer les syndicats, qu'ils soient salariaux ou patronaux, par ce système garant d'un équilibre dans les rapports sociaux.

À la différence de l'Allemagne, la France s'est beaucoup appuyée sur la gouvernance paritaire de la sécurité sociale pour tenir les représentants syndicaux à l'écart de l'entreprise. Alors que le modèle rhénan est essentiellement fondé sur la négociation en entreprise, avec un syndicalisme de salariés puissant (mais sans étiquette politique) et réellement intégré au processus de décision, le modèle français a misé sur le seul paritarisme pour préserver la paix sociale et ne s'est que tardivement rallié à la négociation d'entreprise comme méthode de management. Il faut attendre les lois Auroux pour qu'une négociation d'entreprise soit obligatoire.

Nous payons aujourd'hui le prix de ce choix stratégique. Notre modèle de protection sociale est difficile à réformer parce qu'il assure des ressources importantes à nos organisations syndicales, y compris patronales. Et comme tout a été fait pour décourager le syndicalisme d'entreprise, les organisations syndicales de salariés n'ont guère d'autre choix que de défendre farouchement le système qui assure leur survie, même s'il constitue une entrave à la compétitivité de notre économie.

Il devient donc urgent d'imaginer un autre système de financement.

Première piste : le budget notionnel

L'urgence consiste à dissocier le financement du syndicalisme et l'organisation de la protection sociale. Sur ce point, l'idée suggérée par le rapport Hadas-Lebel mérite d'être étudiée de près.

Il s'agissait de constituer un fonds public proche de ce qui existe pour les partis politiques. Ce fonds financerait les organisations syndicales de façon transparente et sur une base acceptable par tous. Le mécanisme pourrait être constitué assez simplement :

  1. Le fonds aurait pour vocation d'indemniser les organisations syndicales pour l'ensemble des missions que la loi leur confie en dehors de la représentation des salariés dans l'entreprise. Autant il semble normal que les salariés consacrent une partie de leur salaire à la défense de leurs intérêts dans l'entreprise par l'intermédiaire d'un syndicat, autant leur demander de financer directement l'administration de la sécurité sociale ou d'autres structures paritaires paraît illégitime. Il reviendrait donc à la puissance publique, par l'intermédiaire d'une minuscule cotisation prélevée sur les entreprises, de défrayer les organisations syndicales pour les missions qu'elle leur confie au-delà de l'entreprise.
  2. Ce financement représente aujourd'hui une somme annuelle d'environ 85 millions d'euros, soit environ 4 euros par salarié du secteur privé. Le montant est modeste. Il serait préservé dans ce dispositif, qui pourrait utiliser deux circuits de financement possibles. Soit cette somme serait collectée entreprise par entreprise par le réseau des URSSAF et reversée par l'ACOSS au Fonds dont la gestion serait paritaire. L'intérêt de ce système est de répartir justement la cotisation selon le nombre de salariés dans l'entreprise. L'autre système, plus conservateur, consiste à continuer la mécanique de versement par les organismes paritaires. Ceux-ci abonderaient le Fonds à hauteur des montants actuellement versés. Cette solution présente l'avantage de la simplicité, et l'inconvénient de ne pas dissocier financement syndical et sécurité sociale.
  3. Les moyens ainsi collectés seraient répartis entre organisations syndicales au vu de leur audience nationale, telle qu'elle doit être calculée selon la loi du 20 août 2008. Ainsi, une organisation syndicale recueillant 25% des voix au niveau national bénéficierait de 25% des moyens. Les syndicats non représentatifs seraient exclus de cette distribution. Le conseil d'administration paritaire du Fonds vérifierait la conformité des versements.
  4. La technique utilisée serait ici celle du budget notionnel. Cette expression abstraite recouvre une réalité très simple. Les syndicats n'auraient plus le droit de recevoir des mises à disposition gratuites de main-d'œuvre ou de moyens, comme cela existe vraisemblablement notamment de la part des administrations de l'État ou territoriales. Ils devraient donc rembourser l'ensemble de ces actifs dont ils bénéficient probablement de façon occulte aujourd'hui. Les ressources apportées par le fonds public de financement serviraient notamment à ce remboursement. Dès que l'organisation syndicale concernée aurait atteint la limite de son budget, elle renoncerait à toute mise à disposition excédant ses ressources ou tout moyen nouveau qu'elle ne pourrait rembourser.

Deuxième piste : la séparation obligatoire entre syndicats du public et syndicats du privé

L'un des principaux problèmes rencontrés par les organisations syndicales tient à la place exorbitante que les fédérations de fonctionnaires y occupent. Ce déséquilibre constitue un danger fort pour notre compétitivité. En effet, les fonctionnaires jouent un rôle prépondérant dans le processus de décision au sein des organisations syndicales. Pourtant, celles-ci ont un rôle bien plus important à jouer dans l'économie privée que dans le secteur public, où l'État se montre assez peu ouvert à l'esprit de négociation et de concertation.

Cette particularité française explique une grande partie du conservatisme que les salariés reprochent à leur organisation syndicale. De grandes confédérations comme la CFDT ou la CGT ne peuvent s'engager pour le secteur privé sans consulter des fédérations étrangères à ce monde. Qu'il s'agisse des syndicats de la santé, des entreprises publiques, ou du secteur social, les voix qui s'expriment alors sont souvent très éloignées des attentes des salariés ordinaires des entreprises.

Il serait salutaire que des mesures pratiques fortes interviennent pour mettre un terme à cette anomalie. Le principe général d'une séparation légale entre syndicats du public et syndicats du privé constitue probablement le remède le plus simple à ce handicap.

Troisième piste : le chèque syndical

Pour remédier à l'insuffisance des cotisants, notamment en entreprise, la généralisation du système de chèque syndical déjà pratiqué dans des entreprises comme Axa paraît la solution la plus pragmatique.

Ce mécanisme consiste à attribuer chaque année à chaque salarié une somme qu'il peut anonymement et librement affecter à l'organisation syndicale de son choix. Cette somme pourrait d'ailleurs être fixée à un plancher par la loi (50 euros par exemple), et augmentée par accord d'entreprise. Cette méthode simple permet de garantir un financement raisonnable aux syndicats dans les entreprises, à condition que ceux-ci démontrent auprès des salariés une véritable envie de les défendre et de les représenter. Le salarié reste en effet toujours libre de ne pas dépasser son chèque.

Un mécanisme identique peut être mis en place pour la négociation de branche. Rappelons que certaines d'entre elles, comme l'assurance, ont d'ores et déjà mis en œuvre des systèmes de ce genre, où le financement est clarifié et géré collectivement, afin de dissiper tout soupçon sur les éventuels biais dont l'une ou l'autre organisation pourrait bénéficier.

Que faire pour le monde patronal ?

Bien entendu, ces dispositifs d'encadrement et d'accompagnement ne seraient pas applicables aux organisations patronales. Rien ne légitime véritablement une intervention financière externe pour financer le syndicalisme des employeurs. Il paraît assez logique que celui-ci ne vive que des cotisations de ses membres, et se voie interdire toute ressource externe.

La CGPME vit essentiellement des subventions du paritarisme, formation professionnelle comprise. Quoique signataire de la Position Commune du 9 avril 2008 qui avait posé le principe d'un financement par la cotisation comme source de l'indépendance, la CGPME cultive ici une profonde contradiction.

Sur le fond, la question du financement des organisations patronales est indissociable de la question de la représentativité patronale. Qui la CGPME représente-t-elle, quand elle ne draine même pas 2 millions d'euros de cotisations ?

Moderniser la loi Waldeck-Rousseau

Ces grandes propositions permettent de donner un nouveau contour à la loi de 1884 fondant les organisations syndicales en France. L'économie française a besoin d'organisations syndicales puissantes, bien informées et bien formées, au fait des réalités économiques et financières. À l'image de l'Allemagne, ce syndicalisme moderne et dynamique est un apport à la compétitivité des entreprises.

Rénover la loi Waldeck-Rousseau devient peu à peu un impératif de premier plan. Le bon sens serait de signer avec les organisations syndicales les plus mûres un accord en ce sens. L'enjeu est de taille : il s'agit de simplifier le paysage syndical en ne préservant qu'au maximum trois organisations (CGT, CFDT, CGC) de salariés et deux organisations patronales (MEDEF, éventuellement fusionnée avec l'AFEP, et UPA). Ce sujet n'est pas seulement un problème d'appareil. Il donnera enfin une autre vision et une autre expression de nos entreprises et de notre économie, en supprimant des organisations syndicales groupusculaires et peu représentatives, et en consolidant l'assise des grandes organisations existantes.

L'essentiel dans ce dossier reste de ne pas remettre en cause un acquis majeur pour la compétitivité des entreprises : la faculté de négocier librement entre partenaires sociaux. La polémique autour des modes de financement a conduit certains commentateurs à prôner des mesures dangereuses pour cette liberté, notamment en limitant les niveaux de financement des comités d'entreprise par accord entre employeurs et salariés.

Le remède serait ici pire que le mal. La compétitivité des entreprises françaises dépendra de plus en plus de leur capacité à adapter les normes sociales à leurs besoins par accord entre partenaires. C'est la forme la plus intelligente de flexibilité. Celle-ci obéit à un principe économique général : employeurs et salariés doivent pouvoir négocier librement une vision globale de l'entreprise, qui définit la place et les droits de chacun au besoin en s'éloignant fortement de la loi. Il serait contre-productif d'utiliser les questions de comité d'entreprise pour brimer cette liberté dont les partenaires sociaux ont besoin. La route est longue pour que la France se dépouille de ses vieux réflexes centralisateurs et reconnaisse enfin les bienfaits économiques de la négociation sociale.