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Santé au travail : comment font les Allemands ?

Sans remettre en cause la nécessité d’avoir une politique de santé au travail efficace, les chefs d’entreprises jugent, à 53%, la médecine du travail actuelle "inadaptée à la réalité de la vie en entreprise". 39% des salariés ont vu un médecin du travail sur les 12 derniers mois, un taux en baisse… mais qui reste au-dessus du travail allemand où seulement un quart des salariés ont eu une visite médicale d’entreprise l’année passée. L’Allemagne compte pourtant le double de médecins du travail que nous et la profession est, chez eux, en plein essor. La différence ? Dans le système allemand, le médecin du travail est un partenaire du chef d’entreprise, un conseiller et son travail concerne, avant tout, la prévention et non pas, des contrôles routiniers… comme ce qui est pratiqué en France. 

En France, un modèle en crise

Les médecins du travail relèvent ainsi du Ministère du Travail, et non de la Santé et la médecine du travail est une institution à part, détachée de l’inspection du travail ou de l’assurance maladie. Peu à peu, la médecine du travail se transforme en “santé au travail”, qui se veut plus préventive, et englobant d’autres missions que simplement les soins des salariés. Cette appellation prévaut depuis 2002.

Côté dépense, la visite médicale d’embauche coûte au moins 50 euros à l’employeur. Dans les faits, c’est souvent au-delà de 70 euros, voire jusqu’à 135 euros pour un service identique.

L’organisation de la santé au travail en France s’inscrit dans l’idée d’une médecine d’excellence, publique, et gratuite pour tous. Si notre modèle a été repris par la Belgique, il fait cependant figure d'exception en Europe. Notre système apparaît d'ailleurs en fin de course avec un âge moyen, des médecins du travail, supérieur à 50 ans. Le réseau santé au travail d'entreprises de Vendée estime que, sur leur territoire, l'âge moyen des médecins du travail est même supérieur à 60 ans et dans la commune des Herbiers (85), en 2021, on ne comptait qu'un seul médecin du travail pour 18 000 salariés.

Il y a dix ans, la France comptait 20% de médecins du travail en plus. Aujourd’hui, on en recense 4 812 en activité. Cela représente 7,2 médecins pour 100 000 habitants. Les médecins en général sont à 32% salariés hospitaliers, 44% en médecine libérale et à 24% en exercice libéral mixte. 10% des médecins du travail sont des salariés hospitaliers et 90% sont en exercice libéral mixte. Aucun n’est en médecine libérale. Cet exercice libéral mixte est pratiqué dans le cadre des services de prévention et de santé au travail (SPST), qui s’appelaient avant 2021 services de santé au travail (SST). Soit un SPST est compétent pour les salariés d’une seule entreprise (service de prévention et de santé au travail autonome, ou SPSTA), soit un service de santé est créé par plusieurs employeurs (service de prévention et de santé au travail interentreprises, ou SPSTI). Les entreprises de moins de 500 salariés sont obligées de choisir un SPSTI. Ces services sont des associations loi 1901, et leurs membres permanents sont des employeurs et des représentations d’organisations syndicales.

39% des salariés ont reçu la visite d’un médecin du travail au cours des 12 derniers mois. Ce chiffre est en baisse depuis quelques années (70% en 2005). Depuis, le ratio de patients/médecin a quasiment doublé. Les PME sont particulièrement touchées, car les médecins du travail sont souvent disponibles pour des grandes entreprises, et le phénomène de déserts médicaux est particulièrement visible pour cette spécialité : 14,7 médecins pour 100 000 habitants en Île-de-France contre 6,5 en Bourgogne, et 0,4 à Mayotte. D’ici 2030, le nombre aura vraisemblablement baissé de 7% au niveau national, et de 20% dans le Poitou-Charentes.

Pour répondre à ces problématiques, la loi El Khomri de 2016 a remplacé la première visite médicale par une visite d’information et de prévention et a fait passer de deux à cinq ans la fréquence des visites suivantes. En 2021, une réforme a autorisé les médecins de ville à pratiquer une consultation de santé au travail, et les infirmiers peuvent également administrer des soins lors de visites. La réforme a aussi imposé l’offre de services “socle”, qui détaille l’ensemble des obligations de cotisation pour les entreprises : prévention primaire des risques professionnels, suivi individuel de l’état de santé des salariés, prévention de la désinsertion professionnelle.

Cependant, la santé au travail affronte un problème structurel, à savoir le recrutement : la spécialité est l’une des moins choisies par les étudiants en médecine, qui passent depuis 2017 par l'internat pour obtenir leur diplôme pour cette spécialité. Une étape qui rallonge encore les études. Enfin, les internes en médecine du travail dépendent du ministère de la Santé, alors que les praticiens dépendent du ministère du Travail.

Répartition des médecins du travail et évolution des effectifs d'ici 2030

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Le système souffre aussi d’un certain manque de coordination. Pour la prévention primaire, par exemple, les SPST doivent mettre à disposition des équipes pluridisciplinaires solides et complètes (IPRP, ingénieurs, ergonomes, psychologues…), mais ces services sont souvent très différents, et les DREETS (Directions régionales de l’économie, de l’emploi, du travail et des solidarités) ne sont pas assez efficaces pour les coordonner. Ainsi, si la réforme de 2021 dispose que le DUERP (Document unique d’évaluation des risques professionnels) ne peut plus être signé par l’employeur exclusivement, mais par les SPST également… or, il apparait que ces derniers ne disposent pas toujours du personnel nécessaire pour évaluer correctement chaque situation.

Enfin, l’identification d’une situation à risque de désinsertion professionnelle pour un salarié est normalement une compétence des SPST et mobilise les médecins du travail qui coordonnent, en fonction de l’évaluation de la situation, les acteurs chargés de l’accompagnement du salarié au sein de “cellules PDP” (pour prévention de la désinsertion professionnelle) : infirmiers en santé au travail, les assistants de service social qui assurent les fonctions de conseiller en emploi, ergonomes, techniciens en hygiène, sécurité, environnement (HSE) des pôles Sécurité et Chimie, psychologues en santé au travail. En pratique, seulement une dizaine de SPSTI sur les deux cents du territoire national ont la capacité d’être activement engagés contre ces risques de désinsertion professionnelle.

En bref, la situation est critique : trop peu de médecins, une spécialité délaissée par les étudiants, des praticiens âgés, des soins de moins en moins qualitatifs mais toujours aussi chers pour les entreprises, qui sont responsables en cas de mauvais suivi de la santé d’un salarié. D'autant que la situation ne s’est pas améliorée pendant la pandémie de Covid-19 puisque la plupart des visites prévues pour la période avant mi-2022 ont dues être reportées massivement. La santé au travail a, d’ailleurs, été assez peu mobilisée sur la période et surtout très tardivement, ce n'est qu'en décembre 2021 que le gouvernement l'a chargé de contacter les 2 millions de salariés non vaccinés.

On le voit, la santé au travail semble assez peu adaptée aux mondes professionnel et médical d'aujourd'hui. En effet, si les chefs d'entreprises soutiennent majoritairement le principe de la médecine du travail (73% la considèrent "essentielle pour la prévention des risques et la protection de la santé des salariés"), ils sont 53% à la trouver "inadaptée à la réalité de la vie en entreprise" (sondage OpinionWay, mai 2021). Une autre modernisation de cette médecine existe pourtant en Europe, avec une approche beaucoup plus large.

L'exemple allemand

L’Allemagne a un modèle assez différent concernant la santé au travail. Premièrement, le fonctionnement est, comme dans beaucoup de domaines, fédéraliste : chaque Bundesland gère l’organisation de sa médecine du travail. Par exemple, le type formation d’un spécialiste en santé au travail dépend des Länder.

La santé au travail allemande cible principalement l’exposition du salarié à des matières toxiques, sa santé psychologique au travail et les conditions de travail dans chaque structure. Cette dernière doit respecter le “Betriebliches Gesundheitsmanagement” (la gestion de la santé en entreprise) qui conçoit le développement de structures et de processus d'entreprise afin de rendre le travail, l'organisation et le comportement sur le lieu de travail favorables à la santé, et qui doit profiter à la fois aux salariés et à l'entreprise. Le médecin du travail allemand a donc, plus qu’en France, un rôle de conseiller de l’employeur.

Le système de santé allemand est largement décentralisé même si les acteurs se réunissent au plus haut niveau dans le Comité mixte fédéral. Le système de santé outre-Rhin repose traditionnellement sur trois piliers : la médecine ambulatoire, la médecine hospitalière et le service public de santé. La santé au travail est devenue un quatrième pilier au cours des dernières décennies.

La santé au travail en Allemagne est largement confiée au privé. Certaines entreprises ont un médecin d’entreprise attitré (Betriebsarzt), d’autres font appel à des prestataires extérieurs.

En Allemagne, dans un rapport du gouvernement fédéral sur la sécurité et la santé au travail 2019, les organismes d'assurance pour les accidents du travail ont déclaré environ 33,9 millions de travailleurs à temps plein pour un total d'environ 3,4 millions d'entreprises en Allemagne, dont 30,1 millions par les organismes d'assurance privée et 3,8 millions par les organismes d'assurance publique. Il est intéressant de remarquer que dans cette spécialité, les Allemands se tournent majoritairement vers le privé. Certes, le système d’assurance maladie en général repose sur un partage entre le public (GKV) et le privé (PKV), mais seulement 10% de la population est affiliée à des assurances privées. Celles-ci sont réputées pour leur meilleure prise en charge du patient et permettent une meilleure rémunération de la médecine de ville.

Au niveau de la profession, l’Allemagne se porte bien mieux que la France. La Chambre fédérale des médecins recense en 2020, 9 100 médecins du travail (Arbeitsmediziner) ou d’entreprise (Betriebsarzt), ce qui représente plus de 10 médecins du travail pour 100 000 habitants. La Chambre avance même que le nombre de certifications de médecine du travail a grimpé de 70% entre 2009 et 2019. La formation est bien lotie car les académies de médecine forment 500 praticiens en 2021. De plus, la spécialité est de plus en plus demandée par les étudiants. Un renouvellement bienvenu car une bonne partie des praticiens a déjà 65 ans ou plus. Plus de 3 000 personnes supplémentaires ont également la certification de médecin du travail ou d’entreprise, mais ne sont plus en activité. Au niveau de la rémunération, le médecin du travail allemand gagne plus que son confrère français : 64 euros contre 49,45, en salaire horaire médian.

Au final, selon un sondage de 2020 repris par la Chambre fédérale des médecins, environ 62% des salariés allemands ont un médecin du travail dans leur entreprise, et environ un quart avait bénéficié d’une visite au cours des 12 derniers mois. Un rythme des visites inférieur à la France alors que le pays compte presque le double de médecins du travail mais qui repose sur une approche différente. En fait, plutôt que de contrôler si l’entreprise applique bien des standards de travail acceptables à la manière d’un inspecteur, le médecin du travail travaille en amont avec l’employeur et les salariés à améliorer la productivité, via de bonnes conditions de travail.

En toute logique alors, pendant la pandémie, les médecins du travail outre-Rhin ont eu un rôle de conseil appuyé auprès des employeurs, concernant les mesures sanitaires sur le lieu de travail, mais aussi auprès des salariés, en étant à leur disposition pour des entretiens en présentiel ou à distance, et en étant inclus dans la politique fédérale de vaccination. De manière générale, la pandémie a permis à la médecine d’entreprise de se développer en Allemagne car la demande a explosé sur cette période.