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Compte pénibilité : l'impossible application

Le compte pénibilité a fait ces derniers temps la une des journaux : la concertation organisée autour de M. de Virville [1] à peine rendue publique le 10 juin dernier, le gouvernement a rapidement préparé les décrets en vue d'une application du compte pénibilité dès le 1er janvier 2015 (dont la création date de la réforme des retraites adoptée en janvier 2014). Une réforme menée tambour battant, contre laquelle le patronat est monté au créneau menaçant de boycotter la conférence sociale si le gouvernement n'en assouplissait pas la mise en œuvre. Le Premier ministre a, en partie, accédé à leur demande en proposant de ne prendre en compte en 2015 que 4 des 10 facteurs de pénibilité retenus (à savoir le travail de nuit, le travail répétitif, le travail posté et le travail en milieu hyperbare). Décision qui a provoqué alors la colère et le boycott des syndicats de salariés. Ce compte pénibilité fait l'objet de nombreuses critiques :

Les différents critères tout d'abord

La liste des 10 facteurs (manutention manuelle de charges, postures pénibles, vibrations mécaniques, agents chimiques dangereux, activités exercées en milieu hyperbare, température extrêmes, bruit, travail de nuit, travail en équipes alternées) et reprise dans le rapport de Michel de Virville repose sur une évaluation statistique de la DREES de 2012 citée dans le projet de loi sur les retraites. Mais elle laisse supposer que le nombre de salariés concernés serait bien supérieur au chiffre retenu dans l'étude d'impact. Par ailleurs, cette liste est, de l'avis de tous, susceptible d'être modifiée, compte tenu des revendications nombreuses sur le stress au travail. Enfin, cette liste, qui ne s'applique qu'au seul secteur privé, aurait pu être l'occasion de remettre à plat la définition des catégories actives dans la fonction publique.

Le financement ensuite

L'étude d'impact estime le coût de cette mesure à 2 milliards d'euros, coût qui semble sous évalué. Par ailleurs, son financement sera assuré par :

  • une cotisation due par l'ensemble des entreprises (salariés entrant dans le champ d'application du compte) sur les rémunérations ou gains des salariés (pourcentage qui sera fixé par décret dans la limite de 0,2%) ;
  • une cotisation additionnelle due par les employeurs ayant exposé au moins un de leurs salariés à la pénibilité. Pourcentage qui sera fixé par décret sur les rémunérations et gains perçus par les salariés exposés (entre 0,3 et 0,8%). Un taux spécifique peut être appliqué au titre des salariés ayant été exposés simultanément à plusieurs facteurs de pénibilité (entre 0,6 et 1,6%).

Cette sur-cotisation est un motif de mécontentement et un non-sens pour les entreprises concernées qui seront doublement pénalisées : 1/ identifiées comme proposant des métiers pénibles, elles auront plus de mal à recruter, 2/ elles devront payer plus de taxes.

La cotisation accident du travail (AT) prévoit déjà un taux moyen de cotisation de 2,44% donc une majoration de 0,2 point revient à une augmentation importante (près de 8%). Par ailleurs les taux complémentaires d'AT par secteur représentent en moyenne 3,30% de cotisation, ce qui signifie que la cotisation additionnelle représente elle aussi une forte majoration pour les entreprises exposées aux facteurs de pénibilité. De telles contraintes ne vont certainement pas permettre aux entreprises de majorer les salaires, ce qui serait pourtant la meilleure façon d'indemniser la pénibilité du travail.

L'application enfin

Le rapport de Virville revient sur un point qui inquiète particulièrement les entreprises, à savoir le dénombrement et le suivi de l'exposition à la pénibilité. Pour chacun des facteurs, le rapport précise que des seuils seront définis en tenant compte de l'intensité et de la temporalité de l'exposition. Les entreprises seront notamment tenues à un suivi annuel de l'exposition du salarié dans des conditions habituelles de travail décrites forfaitairement par une moyenne annuelle. Au départ, il était prévu un suivi et une déclaration trimestriels, ce qui aurait représenté un énorme travail.

Là où le rapport est particulièrement optimiste, c'est sur l'adaptation du système de paye "afin de permettre la saisie par l'employeur des expositions ainsi définies, y compris l'identification des facteurs de pénibilité en cause. Ces logiciels organiseront de manière automatisée le versement de la cotisation générale et en fonction de cette déclaration, le versement de la cotisation spécifique, la transmission en fin d'année à la Caisse compétente des informations nécessaires pour l'ouverture ou l'incrémentation des comptes, enfin l'édition de la fiche de prévention des expositions qui sera transmise annuellement aux salariés et tenue à leur disposition, et transmis au service de santé au travail". Tout cela, à partir du 1er janvier 2015 avec, comme seule marge de manœuvre, la possibilité que les fiches puissent être formalisées à partir du 1er juin 2015.

Imagine-t-on la charge de travail que l'on reporte sur les entreprises et leurs prestataires de paye et de comptabilité ainsi que son coût ? Par ailleurs, une mise en œuvre aussi rapide aurait assurément entraîné de nombreux contentieux. C'est d'ailleurs ce qu'avaient souligné les syndicats patronaux, réclamant que les branches puissent négocier et proposer des "modes d'emploi" utiles tout autant aux entrepreneurs qu'aux salariés.

Dans le cadre d'une enquête menée auprès d'un échantillon de chefs d'entreprises, la société Alma Consulting Group, cabinet de conseil spécialisé sur les questions RH, montre que la principale difficulté redoutée par les chefs d'entreprise est la lourdeur administrative et le manque de temps pour remplir dans les délais impartis les nouvelles obligations imposées aux entreprises, avant même l'augmentation des cotisations. Ces chefs d'entreprises soulignent également que dans le cadre du précédent dispositif de prévention de la pénibilité négocié suite à la réforme Sarkozy des retraites de 2010, c'est la mise à jour des outils permettant le suivi de la pénibilité et la cartographie de la pénibilité au sein de l'entreprise qui avaient représenté les difficultés les plus sérieuses, bien plus que la transformation des postes de travail pénibles et/ou le reclassement des salariés exposés.

Cette enquête est intéressante car elle rappelle que "l'impôt-papier" ou le poids de la réglementation est un vrai frein au développement des entreprises et pèse au quotidien sur leur gestion et leur développement. A l'inverse, les élus qui écrivent et votent des lois ont tendance à considérer que "l'intendance suivra". Or, les coûts induits dans l'administration pour le suivi et la gestion de ces nouvelles tâches n'ont même pas été chiffrés par l'étude d'impact. Tout ceci reflète une vision assez simpliste du fonctionnement des entreprises de la part des décideurs, fondée sur les grandes entreprises, de préférence publiques.

Enfin, il aurait été utile de profiter de cette concertation pour faire la promotion du Fonds national de soutien à la pénibilité mis en place dans la réforme de 2010 et d'en simplifier les conditions d'accès, surtout pour les PME.

[1] Spécialiste des ressources humaines‚ haut fonctionnaire puis responsable d'entreprise‚ directeur de Cabinet de Jean-Pierre Soisson alors ministre du Travail‚ puis pendant quinze ans directeur des ressources humaines du groupe Renault ; conseiller maître à la Cour des Comptes‚ il dirige depuis son ouverture en 2008 le Collège des Bernardins.