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Les droits de succession/transmission : le cas irlandais

A l’occasion d’un récent rapport remis par le Conseil d’Analyse économique sur les droits de succession/donation au Premier ministre en décembre 2021, celui-ci s’est prononcé pour une réforme systémique de ces droits de mutation à titre gratuit (DMTG) allant dans le sens d’un alourdissement de ces derniers au détriment des plus aisés, bien entendu. Pierre angulaire de cette réforme, une taxation mixte des donations et successions tout au long de la vie à l’instar du seul pays qui l’a mis en place (dixit l’OCDE) l’Irlande. Pourtant les faits restent têtus si on les considère avec précision : l’Irlande taxe les transmissions tout au long de la vie mais avec des abattements beaucoup plus généreux que les Français (335.000 euros en ligne directe par bénéficiaire), sur base auto-déclarative et, n’en déplaise aux auteurs, conserve de très importants abattements de 90% sur l’actif transmis en matière agricole et d’entreprises qui viennent s’y ajouter avant prélèvement (taux de 33%). Le résultat ne se fait pas attendre : les droits de succession/donation sont restés extrêmement faibles en Irlande, de l’ordre de 0,14% du PIB +/- 0,04 point de PIB. Or cette vérité rentre en large contradiction avec les conclusions du CAE.

L’exemple irlandais de taxation mixte des transmissions dans les rapports français

Ainsi que le confirme l’OCDE dans un récent rapport[1], seuls 24 des 36 pays qui composent l’OCDE imposent les transmissions de patrimoine, soit seulement les 2/3. Or si la plupart des pays taxent de façon séparée les donations et les successions du vivant de leurs bénéficiaires, « L’Irlande prélève un impôt mixte sur les successions et les donations (il s’agit d’un impôt sur l’ensemble des donations et legs reçus à l’échelle d’une vie) qui tient compte de toutes les transmissions de patrimoine reçues par les bénéficiaires au cours de leur vie. »

Cette caractéristique particulière avait déjà été relevée dans le cadre du rapport de la commission Tirole/Blanchard relatif aux grands défis économiques[2], de juin dernier. « La recommandation (…) selon laquelle les bénéficiaires devraient être imposés sur la totalité des sommes qu’ils reçoivent des donateurs au cours de leur vie est séduisante. Nous la reprenons à notre compte. » Tout en soulignant à cette occasion que « le seul pays européen à avoir adopté cette approche est l’Irlande, où le montant total des donations et héritages reçus au cours de la vie constitue la base imposable, après abattement de 335.000 euros pour les transmissions entre parents et enfants.[3] »

La commission recommandait en outre « de mieux taxer plutôt que de taxer davantage » - donc à niveau de pression fiscale inchangée – tout en indiquant « afin de tenir compte du souhait légitime de pouvoir transmettre un patrimoine « durement gagné », [que] le seuil à partir duquel celui-ci est imposé doit être élevé. »

La mise en place d’une imposition unifiée à l’irlandaise des successions et donations, régies par des règles communes (et pas seulement barémiques), « devrait avoir une assiette très large, incluant la plupart ou la totalité des actifs [et] (…) s’appliquer à partir de niveaux relativement élevés de transmissions et être progressifs.[4] »

Six mois plus tard, le CAE ne s’embarrasse pas de telles considérations[5] qui s’appuyaient au contraire sur l’analyse comparative du cas Irlandais (voir infra). Désormais, il est proposé de calculer les droits de successions/donations sur la base de la somme des flux successoraux perçus par les individus tout au long de la vie (recommandation n°2), ce qui d’après les auteurs ne rencontrerait pas de difficultés techniques majeures. L’Irlande pratiquant l’auto-déclaration (voir infra), mais nécessiterait tout de même « la mise au point d’un système d’information efficace pour suivre le flux successoral total par héritier. » (recommandation n°1) Et au passage d’élargir le plus possible l’assiette taxable en éliminant les principales niches qui la grèvent : assurance-vie, régime des démembrements de propriété, exemptions Dutreil à 75% s’agissant des parts d’entreprises, etc.[6]

Pas étonnant dans ces conditions que le candidat à la présidentielle Jean-Luc Mélenchon reprenne à son compte une telle proposition, avec à la clé une explosion des DMTG de près +11 milliards d’euros, soit +73%.

Les droits de succession/donation en Irlande

Le dispositif fiscal correspondant aux DMTG (droits de mutation à titre gratuit) en Irlande s’intitule la Capital Acquisitions Tax (CAT). Elle a été introduite en Irlande en 1976 en remplacement des droits du mutation qui existaient auparavant sur les successions. La CAT s’applique pour l’ensemble des dons effectués depuis le 28 février 1974 et aux successions ouvertes à compter du 1er avril 1975. Elle devient strictement auto-déclarative et liquidative à compter de 1989. L’Irlande ne semble pas avoir eu besoin de mettre en place un dispositif particulièrement important de contrôle. Elle trouve sa configuration unifiée actuelle à compter de 2003 et du CATCA (Capital Acquisitions Tax Consolidation Act[7]).

On constate qu’effectivement un barème à trois entrées s’applique en matière d’abattements :

 

Champ d'application de l'abattement (en 2019)

Montant €

Groupe A

Abattement pour les enfants ou les parents en cas de mort de l'enfant

335 000[8]

Groupe B

Abattement pour les frères et sœurs, nièces, neveux ou ancêtrs ou descendants du donateur/de cujus

32 500

Groupe C

Abattement pour l'ensemble des autres cas

16 250

Après abattement, s’applique un taux d’imposition de la CAT qui est de 33% pour les transmissions intervenues à compter du 6 décembre 2012. Cependant, comme nous l’indique l’OCDE « En Irlande, les variations importantes du taux marginal supérieur, qui est passé de 55% en 1984 à 20% en 2000 avant d’être porté à 33% en 2013, n’a pas eu d’impact sur la trajectoire des recettes, globalement stables tout au long de la période[9] ».

On constate en effet qu’entre 2007 et 2019, le produit de la CAT n’a augmenté que de 104 millions d’euros, passant de 391 millions à 495 millions d’euros[10].

Or ce que ne disent pas les auteurs des rapports en France, c’est que la CAT bénéficie d’un certain nombre de régimes d’imposition dérogatoires qui permettent de jouir d’abattements supplémentaires extrêmement conséquents notamment :

  • L’Agricultural relief : permettant d’opérer un abattement de 90% de la valeur de marché de l’actif agricole taxable ;
  • Le Business relief : qui lui aussi permet d’obtenir un abattement de 90% sur la valeur taxable de l’actif professionnel, pourvu que celui-ci ne soit pas affecté pour tout ou partie de son activité à la négociation de terrain, ou de prises de participations dans les fonds d’investissement.

Si l’on s’intéresse plus précisément au Business Relief, celui-ci[11] s’applique à l’ensemble des actifs transmis à l’exception des :

  • Actifs non utilisés pour les propos de l’activité ;
  • Des actifs acquis moins de 2 ans avant la transmission et non utilisés totalement ou partiellement dans le cadre de l’activité (professionnelle) exercée ;
  • Ou lorsque ces actifs relèvent d’une activité commerciale nouvelle inférieure à la durée légale de détention (minimum ownership period).

En effet le dispositif irlandais est assez proche de son homologue français, notamment s’agissant des entreprises de famille (justifiant l’existence des pactes Dutreil) où la participation active du bénéficiaire à la gestion de l’entreprise (cas des SARL de famille) est requise. En particulier, entrent dans la qualification des actifs professionnels transmissibles :

  • Si l’entreprise appartient à une seule personne ;
  • Si l’entreprise est transmise pour cause d’association ou de départ à la retraite ;
  • Si le bénéficiaire détient ainsi 25% des titres ou droits de votes ou contrôle l’entreprise ou contrôle d'au moins 10% des parts ou/et dettes de l’entreprise (minorité de blocage) et doit avoir travaillé à plein temps dans l’entreprise pour au moins 5 ans avant la date du don ou de l’héritage ;
  • Enfin il existe une modulation en fonction de l’âge du cédant (transmetteur de l’entreprise).

On observe alors une cascade de déductions : non seulement la base taxable de l’actif professionnel est réduite de 90% mais encore s’applique l’abattement initial en fonction de la proximité du bénéficiaire par rapport au transmetteur… et in fine le taux unique de 33% (flat tax).

Le résultat est évidemment très avantageux, ne serait-ce que pour sa simplicité par rapport aux dispositifs français s’agissant des entreprises familiales et des ETI (sans même envisager le différentiel d’abattement de 75% dans, le cas français avec le Dutreil contre 90% dans le cas Irlandais, les 100.000 euros pour les donations contre les 335.000 euros d’abattement, etc.) Plus besoin d’avoir recours à des pactes Dutreil croisés, plus besoin de créer des holdings animatrices de groupes, etc. comme dans le cas français.

Dans une étude récente du cabinet KPMG[12], qui effectue une modélisation sur les dispositifs de défiscalisation des transmissions d’entreprises en Europe en fonction d’une entreprise type possédant partout le même montant d’actif.

 

En cas de transmission/cession

En cas d'héritage

Valeur des actifs cédés en €

Pays de cession

Montant d'impôt avant abattements

Montant d'impôts après abattements

Montant d'impôt avant abattements

Montant d'impôts après abattements

10 000 000

France

4 262 394

887 394

4 262 394

887 394

Irlande

3 367 000

315 160

3 300 000

219 450

100 000 000

France

44 762 394

11 012 394

44 762 394

11 012 394

Irlande

33 670 000

4 155 460

33 000 000

3 189 450

Le paradoxe montré par le cas pratique d’une transmission familiale comportant une majorité d’actifs mobiliers, c’est que la France propose un niveau d’imposition avant ou après abattement significativement identique, contrairement au dispositif irlandais, qui en superposant deux types d’abattements différents, différentie l’imposition davantage en rendant la taxation plus légère pour la transmission par voie d’héritage par rapport à celle par voie de cession/donation.

 

En cas de transmission/cession

En cas d'héritage

Valeur des actifs cédés en €

Pays de cession

Taux d'impôt avant abattements

Taux d'impôts après abattements

Taux d'impôt avant abattements

Taux d'impôts après abattements

10 000 000

France

43%

9%

43%

9%

Irlande

34%

3%

33%

2%

100 000 000

France

45%

11%

45%

11%

Irlande

34%

4%

33%

3%

Source : KPMG 2020.

Le différentiel d’imposition après abattement est plus significatif pour les actifs de 100 millions d’euros que pour ceux de 10 millions d’euros entre la France et l’Irlande. Le différentiel atteint 8 points à 100 millions d’euros pour l’héritage, 7 points pour la cession/transmission, contre 7 et 6 points respectivement pour des actifs de 10 millions d’euros.

Conclusion

Le cas Irlandais de la CAT montre bien « l’instrumentalisation » qui peut être faite de la législation d’un pays étranger dont on veut s’inspirer pour la France. On passera sur la réorientation des préconisations entre le rapport de la commission Tirole/Blanchard qui supposait la mise en place d’un abattement élevé sur le modèle irlandais (souligné dans le rapport, soit 335.000 euros par enfant) qui disparaît dans le rapport du CAE[13]. Par ailleurs celui-ci préconise de supprimer le dispositif Dutreil, là où l’Irlande a créé deux dispositifs jumeaux agricole et professionnel permettant des abattements de 90% de la valeur des actifs transmis. C’est compréhensible puisque le CAE veut augmenter le rendement des DMTG en France alors que le rapport Tirole/Blanchard proposait lui, de travailler à rendements constants…

Encore une fois, l’essentiel est manqué : près d’1/3 des pays de l’OCDE n’ont pas introduit ou ont supprimé toute imposition sur les successions, et il ne s’agit pas de pays particulièrement inégalitaires. Certains ont décidé de conserver une imposition spécifique sur les donations (Autriche), d’autres des droits de timbres uniques sur les héritages (Portugal)… mais une chose est certaine, n’en déplaise à la France, la fiscalité sur les successions est partout à la baisse… sauf dans notre pays. Alors, pourquoi conserver un dispositif comme le Pacte Dutreil et ne pas le remplacer par un dispositif proche du Business Relief irlandais ? Une possibilité lisible et simple serait de marier les dispositifs de transmission d’entreprises irlandais, italien et allemand : abattement de 90% de l’actif transmissible (comme en Irlande), avec déductibilité totale des dettes industrielles (comme en Italie), accompagnés d’une obligation de conservation de 10 ans contre 6 ans avec le dispositif Dutreil et un plancher de masse salariale à date de transmission (Allemagne).

 Pourquoi vouloir unifier à toute force le régime des transmissions pour l’imposer tout au long de la vie ? Alors que le renforcement du capitalisme familial nécessaire pour faire croître notre tissu d’ETI devrait être notre priorité absolue quand tant de chefs d’entreprise (baby boomers) vont passer la main dans les années qui viennent.


[1] Impôt sur les successions dans les pays de l’OCDE, Etudes de politiques fiscales de l’OCDE, décembre 2021, p.83.  Voir également Taxation of Household Capital in EU Membre States, august 2020, https://ec.europa.eu/info/sites/default/files/economy-finance/dp130_en.pdf

[2] Rapport de la commission Tirole/Blanchard, 23 juin 2021, https://www.strategie.gouv.fr/publications/grands-defis-economiques-commission-internationale-blanchard-tirole

[3] Idem, p.83.

[4] Ibidem, p.228-229.

[5] https://www.contrepoints.org/2021/12/29/418202-heritage-larbitraire-du-conseil-danalyse-economique

[6] CAE, note d’analyse n°69, p.9-10, https://www.cae-eco.fr/repenser-lheritage

[7] Voir Irish Department of Finance, Tax Strategy Group – 19/11 july 2019, p.16, https://assets.gov.ie/19127/bf33c368730e4dc58cc7c7930c9b8487.pdf

[8] Depuis 2020 l’abattement en ligne directe passe de 320.000 à 335.000, voir KPMG infra, p.6.

[9] OCDE, op. cit, p.89.

[10] Quasi-fixité entre 2020 et 2014 à 0,14% du PIB, voir (ligne 127) National Tax List 2020 : https://ec.europa.eu/eurostat/statistics-explained/index.php?title=Tax_revenue_statistics, ainsi que https://ec.europa.eu/eurostat/databrowser/view/tec00001/default/table?lang=fr

[11] Voir la doctrine fiscale irlandaise sur le sujet, https://www.revenue.ie/en/gains-gifts-and-inheritance/cat-reliefs/business-relief/how-do-you-calculate-the-relief-amount.aspx

[12] Global family business tax monitor, KPMG, October 2020, https://assets.kpmg/content/dam/kpmg/xx/pdf/2020/10/global-family-business-tax-monitor.pdf

[13] Voir les développements en réponse au travail du CAE de Gilbert Cette et Héli Cohen sur Telos, https://www.telos-eu.com/fr/economie/faut-il-taxer-davantage-les-successions.html, voir également https://www.lopinion.fr/economie/taxer-plus-lheritage-une-paresse-intellectuelle-pour-eviter-de-reformer-lecole