Emprunt forcé : une proposition qui n'a pas de sens
Proposée par les sénateurs PS dans le cadre de leur examen en séance publique du PLF 2026, l’idée d’un emprunt forcé demandé aux Français les plus fortunés réapparait (amendement N°I-2451 rect.bis). Il s’agirait d’un emprunt obligatoire touchant les 20 000 foyers fiscaux les plus aisés, touchant des revenus annuels supérieurs à 1 million d’euros et des patrimoines à partir de 10 millions d’euros. Cet emprunt serait non rémunéré et pour une maturité de 3 à 5 ans (donc à horizon 2029-2030). Le rendement espéré est estimé entre 6 et 15 Mds€ selon les critères retenus. Le Gouvernement s’est dit très défavorable à une mesure qui s’apparente ni plus ni moins à un squat de capitaux… Sans écarter pour autant toute contribution exceptionnelle sur les plus aisés. Mais le pire serait que du point de vue de la comptabilité nationale, la mesure n’aurait aucun effet, ni sur la réduction du déficit, ni sur celui de l’endettement public.
Un dispositif qui s’inspirerait de l’emprunt forcé sous Pierre Mauroy en 1983
Les sénateurs socialistes justifient leur proposition d’emprunt forcé non rémunéré par deux considérations principales, un besoin de rendement et une appréciation très subjective de l’équité fiscale :
« En premier lieu nous pouvons unanimement constater l’insuffisance des financements publics actuels qui se traduisent par une incapacité à conduire efficacement les politiques publiques dont nos concitoyens ont besoin et par une aggravation chaque année toujours plus conséquente du déficit et de la dette publique ». En conséquence de quoi « les Socialistes considèrent qu’[il] (…) nous faut aussi de manière sans doute temporaire accroître significativement nos recettes».
En second lieu « le sentiment croissant d’injustice fiscale exprimé par les Françaises et les Français qui considèrent que les plus fortunés d’entre nous contribuent proportionnellement moins au pacte social et au financement de la nation que les plus modestes ».
En réalité, les sénateurs s’appuient sur le précédent de l’emprunt forcé Moroy de 1983 lors du « tournant » de la rigueur pour justifier la mise en place d’un tel dispositif. Cependant, alors que celui-ci (13,4 Mds Fr soit ≈ 5,02 Mds€ 2024) représentait près de 20 % du Plan de rigueur de l’époque pour un endettement public de 26,2 % en 1982, cet outil ne semble pas adapté pour la situation actuelle, 6 Mds€ quand l’endettement atteint 116 % du PIB.
L’emprunt Mauroy de 1983, contexte et enjeux1983 marque la fin des illusions du « socialisme à la française » et l’entrée dans le réalisme de la gestion économique caractérisé sous le fameux vocable de « tournant de la rigueur ». En effet la politique keynésienne de relance de 1981-1982 (augmentation des salaires, embauche de fonctionnaires) se traduit par un creusement des comptes publics : le déficit public qui représentait 0,4 % du PIB en 1980 atteint en 1982 les 2,9 % (+2,5 points), tandis que la dette publique passe de 21,3 % du PIB à 26,2 % sur la même période (+4,9 points). Le déficit de la balance commerciale (biens et services) double passant de 7 à 14 milliards de francs. Le franc est chahuté sur les marchés après deux dévaluations en 1981 et 1982 rendant une troisième inévitable. Jacques Delors (Ministre de l’Economie) menace de démissionner si un plan drastique n’est pas mis en place. Aussi un « plan de rigueur » est adopté le 25 mars 1983 visant à retirer 65 Mds de francs de liquidités de l’économie pour casser la consommation des ménages et réduire l’inflation. L’emprunt forcé (dont le rendement sera de 14 milliards de francs et représentera environ 20 % de l’effort total) est institué par l’ordonnance n°83-354 du 30 avril 1983. Il cible les classes moyennes et aisées tout en épargnant les bases populaires de l’électorat socialiste. Sont visés les contribuables ayant payé plus de 5000 francs d’impôts sur le revenu en 1981, qui subissent une majoration de 10 % du montant de cet impôt et de leur IGF (impôt sur les grandes fortunes) s’ils le paient. Au total 7 millions de contribuables sont touchés. L’emprunt porte intérêt à 11 %, quand l’inflation elle sera proche de 9,6 %. Il est remboursable sous 3 ans. L’avantage pour le Trésor public est de lui procurer une rentrée de cash rapide sans avoir à émettre de dette sur les marchés internationaux où les taux d’intérêts étaient élevés pour la France. Cette ponction a permis de ralentir la consommation de concert avec la hausse des tarifs publics et du forfait hospitalier ce qui va réduire le déficit commercial dès la fin 1983. L’opération aboutit à un lissage de la dette en repoussant la charge budgétaire sur les années 1985-1986, pariant sur un retour de la croissance et une baisse de l’inflation (pari partiellement gagné). La France montrait ainsi qu’elle pouvait prendre des mesures impopulaires et rester dans le SME (serpent monétaire européen), ce qu’attendait l’Allemagne. Il a surtout cristallisé un ras-le-bol fiscal qui a été vécu comme une trahison par les classes moyennes, collant à la gauche l’étiquette de « gestionnaire fiscaliste » et contribuant à la chute de popularité de Pierre Mauroy (remplacé par Laurent Fabius en 1984), à la défaite aux législatives de 1986 et à la Ière cohabitation[1]. |
Un tableau comparatif permettra de bien mettre en exergue les caractéristiques du projet d’emprunt de 2026 avec celui de 1983 :
| Critère | Emprunt Mauroy 1983 | Amendement I-2451 (PLF 2026) |
|---|---|---|
| Durée nominale | 3 ans | 5 ans |
| Durée effective de remboursement | 2 ans (remboursement anticipé) | 3 ans minimum (remboursement possible dès 3 ans) |
| Taux d'intérêt | 11 % l'an (taux actuariel brut) | 0 % l'an |
| Base de calcul | • 10 % de l'IR >5.000 F (1981) • 10 % de l'IGF (1983) | • 30 % de l'IFI (2026) • 30 % de la CEHR (2025) • 30 % de la CDHR (2025) • 20 % de l'IR aux taux 41% et 45% (2025) |
| Assiette fiscale | IR + IGF (2 impôts) | IFI + CEHR + CDHR + IR (4 contributions cumulatives) |
| Seuil d'assujettissement | IR > 5.000 francs | Multiples seuils selon les contributions |
| Population concernée | Environ 7 millions de contribuables | Environ 20.000 contribuables (0,05% des foyers fiscaux) |
| Cessibilité | Certificats incessibles | Certificats incessibles |
| Date limite souscription | 15 avril 1983 (IR) 15 juin 1983 (IGF) | 1er juillet 2026 |
| Sanction défaut paiement | • Déchéance du droit au remboursement • Recouvrement forcé • Majoration 10% après 1 mois | • Déchéance du droit au remboursement • Recouvrement forcé • Majoration art. 1761 CGI après 1 mois |
| Contexte économique | Tournant de la rigueur, inflation 9,6%, dévaluations successives du franc | Déficit public important, débat sur la justice fiscale |
| Montant estimé | 13,4 milliards de francs (≈ 5,02 Mds € 2024) | Entre 6 et 15 milliards d'euros |
| Dispenses | Contribuables décédés et conditions de ressources | Ayants droit d'un contribuable décédé |
| Finalité affichée | Rétablir l'équilibre budgétaire et limiter déficit public | Financer les politiques publiques et corriger l'injustice fiscale |
| Caractère politique | Symbole du tournant de la rigueur socialiste | Alternative à la taxation directe des hauts patrimoines |
Les deux dispositifs partagent bien entendu un certain nombre de points de convergence mais sont dans leur philosophie assez éloignés l’un de l’autre :
Les points de convergence : leur caractère obligatoire (sous peine de recouvrement forcé), l’incessibilité des certificats (afin de se protéger contre la spéculation et le maintien du caractère personnel de l’obligation), les modalités de recouvrement (utilisation des procédures fiscales existantes à l’occasion du paiement des impôts servant de sous-jacents).
Les points de divergence : le ciblage de l’emprunt 2026 est beaucoup plus étroit que celui de 1983, soit 0,05 % des foyers fiscaux contre 7 millions de contribuables, soit une concentration exclusive sur les plus hauts revenus ; une absence de rémunération dans la proposition de 2026 contre 11 % en 1983 (mais avec une inflation alors de 9,6 %) ; une assiette fiscale complexe et cumulative, puisque les prélèvements s’effectueraient sur des fractions équivalentes à 30 % de l’IFI (2026) payé, de 30 % de la CDHR de 2025, de 30 % de la CEHR de 2025 et de 20% sur l’IR collecté aux taux de 41 % et de 45 % alors que l’emprunt Mauroy appliquait un taux d’imposition équivalent à 10 % de l’IR et de l’IGF d’alors. Enfin les durées de remboursement, 3 ans en 1983 contre 5 ans en 2026, mais avec possibilité de remboursement anticipé sous 3 ans.
Un dispositif symbolique sans conséquence ni sur l’endettement ni sur le déficit public
L’usage d’un emprunt forcé en 2026 n’aurait pas du tout les mêmes conséquences sur les finances publiques que celui de 1983, dans la mesure où le pays est intégré à la zone euro (et donc ne peut pas dévaluer) et où l’endettement et les déficits sont tels que l’effet « trésorerie » (bien que non rémunéré) serait minime[2]. En revanche, en comptabilité maastrichtienne, l’effet sur les comptes publics serait inexistant car il serait assimilé sous toute vraisemblance à une opération financière pure (emprunt classique) sans effet sur le déficit public mais avec un léger impact à la hausse sur la dette publique au sens de Maastricht[3]. Il serait donc traité comme un prêt à taux zéro forcé. L’opération viserait donc un objectif purement symbolique de communication politique, avec un modeste effet en trésorerie et aucun effet sur un éventuel désendettement.
Le risque que cet emprunt forcé soit requalifié en prélèvement obligatoireEurostat pourrait éventuellement requalifier l’emprunt en recettes fiscales dans trois occurrences :
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En revanche ses risques d’inconstitutionnalité seraient non nuls :
Si la qualification d’emprunt serait retenue sous toute vraisemblance en comptabilité nationale, elle ne le serait peut-être pas du point de vue juridique par le Conseil constitutionnel. En effet bien que présenté comme un emprunt, le mécanisme proposé pourrait s’apparenter à un prélèvement obligatoire temporaire. Le taux zéro retenu transforme substantiellement la nature de l’opération, qui peut s’apparenter à une immobilisation forcée de liquidités sans contrepartie (et même avec une perte de pouvoir d’achat en raison de l’inflation). Le Conseil constitutionnel pourrait considérer que ce prélèvement temporaire doit s’ajouter aux impositions existantes dans l’appréciation globale de la capacité contributive des contribuables.
En effet le principe d’égalité devant les charges publiques impose que le prélèvement n’ait pas un caractère confiscatoire, or l’amendement prévoit un assujettissement cumulatif pour des redevables de plusieurs contributions (IFI, CEHR, CDHR, IR). Le conseil constitutionnel l’apprécie à un seuil représentant un taux maximal d’imposition des 2/3. L’emprunt obligatoire bien que temporaire, viendrait s’ajouter à des prélèvements parfois exceptionnels atteignant déjà des niveaux très élevés pour les contribuables concernés.
Pourrait enfin être soulevé une atteinte disproportionnée au droit de propriété à raison de la perte d’opportunité résultant d’une immobilisation théorique pour 5 ans. L’incessibilité des titres de créance aggravant cette privation dans le temps.
En sens inverse pourraient jouer son caractère temporaire (5 ans mais remboursable par anticipation sous 3 ans), et son assiette très ciblée (20 000 contribuables).
Conclusion
Gesticulation symbolique plus qu’instrument de rendement, le PS utilise désormais à défaut de taxe Zucman le précédent de l’emprunt forcé de 1983 pour mettre en évidence tout autre chose : littéralement un prélèvement obligatoire temporaire conduisant le juge constitutionnel à l’inclure parmi les autres impôts frappant la capacité contributive des contribuables assujettis. Il pourrait alors être amené à le censurer totalement ou partiellement à ce titre.
Par ailleurs, en comptabilité nationale, l’emprunt forcé à taux zéro resterait sous toute vraisemblance considéré par Eurostat comme un emprunt classique et donc sans effet sur le déficit public, mais conduisant à une légère hausse de l’endettement public. Outre un effet « cash » en trésorerie limité, le dispositif ne contribuerait en rien à améliorer la situation des finances publiques nationales. C’est pourquoi le Gouvernement semble dès à présent lui avoir opposé une fin de non-recevoir. Sur le plan politique, un tel dispositif s’apparenterait à un véritable squat de capital, ce qui pourrait à rebours pousser un peu plus à l’exile fiscal de nos compatriotes les plus aisés. Mais le plus curieux est qu'il aurait été le résultat d'un possible deal avec le gouvernement pour se concilier le vote des socialistes et le réorienter sur le financement de la défense.
[1] INSEE, comptes nationaux annuels 2024 et Frédéric Bozo, Le tournant de 1983, une histoire politique, Odile Jacob, octobre 2025.
[2] Il permettrait juste de faire légèrement baisser la charge d’endettement.
[3] Dans le Manual on Government deficit and debt, https://ec.europa.eu/eurostat/documents/3859598/16029761/KS-GQ-23-002-EN-N.pdf/77a75b07-61c3-7d34-5243-70d09bc00e44?version=3.0&t=1677163672121, il est en effet considéré que selon les normes ESA 2010 §1.07 et 20.15, les principes suivants s’appliqueraient « substance over form), instrument classé en F.4 (prêts) ou en F.3 (titres de dette). L’absence d’intérêt ne jouerait pas, l’emprunt serait enregistré au nominal sans décote.