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Banque de France : la question de l’endettement devient (enfin) centrale

Dans une interview récente, le Gouverneur de la Banque de France, François Villeroy de Galhau estime « qu’il serait illusoire de penser que notre dette est encore sans coût et sans limites. » Joignant le geste à la parole, la Banque de France publie simultanément ses Projections macroéconomiques pour la France (21 juin 2022). Celle-ci fournit un premier scénario central à horizon 2024, ainsi qu’un scénario défavorable, marqué « notamment par des tensions supplémentaires sur les prix de l’énergie », dont il est intéressant de noter les effets sur l’endettement des administrations publiques. Dans le scénario central offrant une croissance de 2,3% en 2022, la dette publique atteindrait 112% du PIB cette année avant de refluer et de se stabiliser à 109% du PIB en 2023 et 2024. Dans le scénario défavorable en revanche, sous l’effet entre autres d’une croissance anémiée en 2022 à +1,5% puis d’une récession en 2023 (-1,3%) du PIB, l’endettement ne serait pas stabilisé et progresserait, passant de 113% du PIB en 2022 à 117% du PIB dès 2024.

Un scénario central qui conduirait à une stabilisation de l’endettement public à 109% du PIB

La révision du PIB au 1er trimestre (T1) de la croissance de 0% à -0,2% par l’INSEE a conduit les prévisionnistes de la Banque de France à ajuster la croissance française pour 2022 à +2,3% au lieu des 2,7% initialement envisagés en avril. Par ailleurs, l’inflation en rythme annuel atteindrait 5,6% en 2022 après 2,1% en 2021, « les conséquences de la guerre en Ukraine (…) [venant] s’ajouter aux tensions préexistantes sur les approvisionnements » (ce) qui alimentent « cette inflation élevée à travers la forte contribution des prix de l’énergie en lien avec le prix du pétrole. »

Cependant, « nous faisons l’hypothèse conventionnelle que les mesures prises pour contenir les hausses de prix de l’énergie (de type bouclier tarifaire) ne seraient pas prolongées au-delà de la fin 2022. »

    

Projection banque de France – scénario central

 

2019

2020

2021

2022

2023

2024

PIB réel

1,9

-7,9

6,8

2,3

1,2

1,7

Déflateur de PIB

1,3

2,8

1,3

2,4

3,2

1,9

PIB nominal

3,2

-5,1

8,1

4,7

4,4

3,6

IPCH

1,3

0,5

2,1

5,6

3,4

1,9

IPCH hors énergie et alimentation

0,6

0,6

1,3

3,3

3

2,2

Source : Banque de France (22 juin 2022). Ce scénario est très proche de l'évaluation de l'INSEE (IPCH à 5,5% en 2022)

Ainsi, « l’envolée des prix des matières premières alimentaires et la hausse des marges de raffinage (…) mais aussi les restrictions sanitaires en Asie qui accentuent les difficultés d’approvisionnement, conduisent à une inflation de 5,6% dans notre scénario central. » Par ailleurs, l’inflation ne décroîtrait que « très progressivement en 2023, pour repasser en-dessous de 2% au cours de l’année 2024, sous l’hypothèse d’une normalisation progressive des prix du pétrole et des prix agricoles mondiaux. »

    

Projection banque de France – scénario central

 

2019

2020

2021

2022

2023

2024

PIB nominal

2437,6

2310,5

2500,9

2618,4

2733,6

2832,0

Déficit public (en % du PIB)

-3,1

-8,9

-6,4

-5,0

-4,6

-3,2

Déficit public (en Mds €)

-74,7

-205,5

-160,7

-130,9

-125,7

-90,6

Dette publique (en % du PIB)

97,4

114,9

112,5

112

109

109

Dette publique (en Mds €)

2 374,9

2 648,1

2 813,1

2932,6

2979,6

3086,9

Source : Banque de France (22 juin 2022), Calculs de la Fondation iFRAP pour les déficits 2023 et 2024.

Le déficit public atteindrait tout de même -5% du PIB en 2022, soit un repli de -1,4 point seulement, malgré une croissance nominale de 4,7% en 2022 : « En 2022, malgré le fort rebond économique et le versement des fonds européens de Facilité pour la reprise et la résilience (RRF), le solde public resterait dégradé à – 5,0% du PIB, après -6,5% en 2021, en raison des mesures encore massives de lutte contre la crise sanitaire […]. A législation inchangée, le solde public s’améliorerait en 2023-2024, sous l’effet de la fin des mesures temporaires et d’une croissance encore soutenue, sans pour autant atteindre, avec nos hypothèses actuelles, le seuil des -3% du PIB. »

Cependant dans ce scénario et malgré un déficit toujours élevé sur l’ensemble de la période projetée, « le ratio de la dette publique diminuerait progressivement en 2022 et 2023, aidé en cela par le tirage des 75 milliards d’euros de trésorerie publique accumulés en 2020 et non encore résorbés en 2021. » En conséquence on assisterait à une stabilisation de la dette « au-dessous de 110% du PIB, en 2023-2024, sur la base des mesures que nous pouvons quantifier à ce stade. »

Deux phénomènes en sens contraire sur la dette

L’effet inflation et l’effet Trésorerie

Dans deux notes récentes, le cabinet Astérès a fait le point sur les effets de l’inflation et de la trésorerie de l’Etat sur le niveau de l’endettement public[1].

S’agissant de l’Effet inflation sur l’endettement public, il apparaît que « les inconvénients de l’inflation semblent l’emporter sur les avantages » en effet, en cas d’inflation principalement importée (pétrole, gaz, prix agricoles), l’inflation augmente beaucoup plus rapidement que le déflateur de PIB. Pourquoi ? Si le déflateur de PIB intègre théoriquement l’ensemble des prix (consommation, investissements, exportations, importations), « dans les faits, une hausse du prix des importations n’est généralement pas entièrement répercutée dans les prix (comme c’est le cas actuellement, où les entreprises réduisent leurs marges pour limiter les hausses de prix). Dans ce cas, une hausse du prix des importations conduit, toutes choses égales par ailleurs, à une baisse du déflateur du PIB. »

Asterès a pu ainsi modéliser que la dette publique « devrait passer de 112,9% du PIB en 2021 à 114,5% du PIB en 2022. » (d’après ses propres prévisions[2]). « Si l’inflation s’était maintenue à 2% la dette publique en 2022 se serait établie à 113,1% du PIB. Une hausse du déflateur du PIB à 5% (au niveau de l’inflation) aurait permis une baisse de la dette publique à 111,3% du PIB cette année. »

S’agissant de l’effet de la trésorerie publique sur l’endettement, celle-ci lorsqu’elle est significative (ressources de trésorerie) peut se traduire par une variation de la dette nette publique fortement moins importante que la variation brute de cette même dette. Ainsi au T1 2022 par l’INSEE[3], il apparaît que l’endettement public passe de 112,5% du PIB au T4 2021 à près de 114,5% du PIB, se traduisant par une augmentation de près de 88,8 milliards d’euros de la dette brute (à 2.901,9 milliards d’euros). Au contraire, la dette nette progresse beaucoup plus lentement (+37,6 milliards d’euros, à 2.560,1 milliards d’euros. « La moindre progression de la dette nette s’explique par la hausse de la trésorerie des administrations publiques, c’est-à-dire que l’argent emprunté (qui apparaît dans la dette brute) n’a pas été totalement dépensé. » Il constitue donc un actif qui doit être déduit de l’endettement brut, limitant d’autant la progression de la dette nette[4]. D’après l’INSEE, les actifs déductibles sont « les dépôts, crédits et titres de créance négociables (évalués à leur valeur nominale), c’est-à-dire les actifs exigibles ».

Les effets sur le chômage seraient « mesurés » dans le cadre de ce scénario central, puisque le taux de chômage passerait d’un taux minimum au sens du BIT de 7,4% de la population active en 2022 à près de 7,9% en 2024.

    

Projection banque de France – scénario central

 

2019

2020

2021

2022

2023

2024

Créations nettes d'emplois (en K)

338

-198

523

356

-78

-25

Taux de chômage (BIT, Fr entière %)

8,4

8,1

7,9

7,4

7,7

7,9

Source : Banque de France (22 juin 2022), Annexe B.

« Malgré un taux de chômage de 7,3% [au premier trimestre] proche des points bas historiques, l’emploi a manifesté des premiers signes de ralentissement début 2022, après sa hausse très forte de 2021 (…) en outre le secteur public contribuerait négativement aux variations d’emploi non marchand à la suite du non-renouvellement des emplois temporaires dans les secteurs de la santé et de l’éducation qui avaient été créés pendant la crise sanitaire pour des besoins temporaires. » Il s’en suivrait à moyen terme une lente remontée du taux de chômage « qui se stabiliserait un peu au-dessous de 8% en 2024, soit un niveau qui resterait inférieur à celui pré-crise de 2019 » (8,4%).

Un scénario défavorable, qui déboucherait sur une dette à 117% du PIB en 2024

La Banque de France modélise un second scénario qui rabaisse la croissance sur l’ensemble de la période et intègre une inflation beaucoup plus conséquente que dans son scénario central. S’agissant du PIB, celui-ci se contracterait en volume en 2023 (repli de -1,3%), mais cet effet serait totalement gommé par la robustesse de l’inflation qui s’établirait à 7% avant de se replier en 2024 (0,7%), « sous l’influence de la baisse plus prononcée des prix de l’énergie e de l’effet désinflationniste de la récession de 2023. »

    

Projection banque de France – scénario défavorable

 

2019

2020

2021

2022

2023

2024

PIB réel

1,9

-7,9

6,8

1,5

-1,3

1,3

Déflateur de PIB

1,3

2,8

1,3

2,6

6,6

0,7

PIB nominal

3,2

-5,1

8,1

4,1

5,3

2,0

IPCH

1,3

0,5

2,1

6,1

7,0

0,7

IPCH hors énergie et alimentation

0,6

0,6

1,3

3,3

3,3

0,9

Source : Banque de France (22 juin 2022), Calculs de la Fondation iFRAP en rouge faute de publication détaillée.

Le risque d’une prolongation de la guerre menée par la Russie en Ukraine, « impliquerait une incertitude plus forte et plus durable, ainsi que de nouvelles sanctions économiques » qui se traduiraient par une série de chocs : arrêt total des importations de gaz et de pétrole russe au T3 2022, conditions financières et prix alimentaires durablement défavorables.

    

Projection banque de France  – scénario défavorable

 

2019

2020

2021

2022

2023

2024

PIB nominal

2437,6

2310,5

2500,9

2603,8

2741,5

2796,3

Déficit public (en % du PIB)

-3,1

-8,9

-6,4

-5,4

-6,2

-5,0

Déficit public (en Mds €)

-74,7

-205,5

-160,7

-140,6

-170,0

-139,8

Dette publique (en % du PIB)

97,4

114,9

112,5

113

114

117

Dette publique (en Mds €)

2 374,9

2 648,1

2 813,1

2942,3

3125,3

3271,7

Source : Banque de France (22 juin 2022), Calculs de la Fondation iFRAP en rouge faute de publication détaillée.

Dans ces conditions, le déficit public se creuserait « de l’ordre de 2 points de PIB par rapport au scénario central, pour atteindre 5% du PIB en 2024. » Par ailleurs la dette augmenterait inexorablement malgré la trésorerie excédentaire de 75 milliards identifiés par la Banque de France sur le compte de l’Etat, et « augmenterait de près de 8 points par rapport au scénario central pour atteindre 117% du PIB. » En outre la dette dépasserait dès 2023 les 3.000 milliards d’euros, alors que ce seuil n’est atteint dans le scénario central qu’à compter de 2024.  La modélisation sur le chômage n’a pas été publiée pour ce scénario.

Conclusion

La situation des finances publiques françaises est aujourd’hui délicate. La France dispose nous montre la Banque de France d’un certain matelas de trésorerie constituée par les emprunts massifs souscrits sur les marchés depuis 2020 et non encore utilisés (75 milliards). Cependant, dans le cadre d’une inflation forte et d’abord « importée », celle-ci a plutôt tendance à dégrader le niveau de la dette publique en volume puisqu’elle progresse plus vite que le déflateur de PIB (l’inflation importée étant partiellement prise en charge par les entreprises elles-mêmes sur leurs marges). Par ailleurs si la guerre en Ukraine devait se poursuivre durablement, celle-ci pourrait avoir des conséquences néfastes pour nos finances publiques comme le montre le scénario défavorable alternatif proposé – sans même évoquer ses effets sur l’inflation et le pouvoir d’achat des Français.

Le Gouverneur de la Banque de France le relève sans détour : « Sur les finances publiques nous avons un bon modèle social, mais il nous coûte 10 points de PIB de plus que nos voisins européens. Il faut privilégier les dépenses essentielles pour l’avenir comme l’éducation ou la transition climatique. Parallèlement, nous pouvons mieux maîtriser certaines dépenses courantes de fonctionnement, par le management public et l’innovation. La force des services publics ne se mesure pas seulement à leur moyen mais aussi à leur production. » Ce discret ajout sur le « coût de nos services publics » doit nous rappeler où sont les marges de manœuvres nécessaires. Comme le relevait récemment l’économiste Patrick Artus[5], le manque de productivité de nos services publics s’élève à 85 milliards d’euros. Or réduire cet écart est tout à fait nécessaire voir même stratégique si parallèlement le taux souverain à 10 ans devait atteindre les 3%, ce qui « revient à augmenter la charge de la dette de 3,5 points de PIB » au bout de 8 ans (maturité moyenne de la dette française). Sous cette hypothèse il faudrait baisser à due concurrence de 3,5 points de PIB les autres dépenses publiques, ce qui pour conserver une dépense inchangée en structure (et non pas plus économe) reviendrait à effectuer une économie de 85 milliards. Le même montant que l’écart de productivité que nous avons avec nos partenaires européens… D’où l’idée d’introduire en France un frein à l’endettement sur le modèle Suisse, Allemand ou Suédois… et de réaliser les réformes de structures nécessaires (retraites, numérisation, etc.)


[1] On se reportera à S. BERSINGER, L’inflation, plutôt une mauvaise nouvelle pour les finances publiques, 20 juin 2022, ainsi que du même auteur, La dette publique augmente au premier trimestre, Alerte Eco, Asterès, https://asteres.fr/la-dette-publique-augmente-au-premier-trimestre/

[2] Qui diffèrent de celles de la Banque de France. Ndlr. Les prévisions n’intègrent que les effets liés au déficit public et non les effets dits « stock/flux » c’est-à-dire la variation du patrimoine de l’Etat (achat et vente d’actifs).

[3] https://www.insee.fr/fr/statistiques/6448919?sommaire=6439830

[4] S’agissant du distinguo entre dette publique brute et dette publique nette, voir, F. Ecalle, Fipeco fiche encyclopédie des finances publiques, 3 juin 2022, https://www.fipeco.fr/fiche/Les-d%C3%A9finitions-du-d%C3%A9ficit-et-de-la-dette-publics#:~:text=La%20dette%20publique%20nette%20est,une%20dette%20nette%20des%20APU.

[5] https://www.lepoint.fr/economie/artus-la-reforme-des-retraites-n-est-pas-urgente-21-06-2022-2480451_28.php