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Prix de l’électricité : pourquoi ça ne va pas

Le régulateur de l’énergie (CRE) a fait une proposition d’augmentation du tarif réglementé de l’électricité de 5,9% au mois d’août prochain, provoquant un grand nombre de réactions indignées. Le sujet est extrêmement compliqué du fait de l’imbrication de beaucoup d’intérêts  divergents. Le nœud gordien est très difficile à trancher pour le Gouvernement, qui devrait cependant se prononcer le 7 mai au plus tard. Diverses solutions sont envisageables pour éviter cette augmentation politiquement explosive, d’autant plus qu’elle constituerait une négation des objectifs de la mise en concurrence de l’opérateur historique.

La pièce de théâtre que nous allons tenter de résumer se joue à dix acteurs :

  • EDF, bien sûr
  • Les fournisseurs alternatifs, concurrents d’EDF, réunis au sein de l’ANODE, concurrents d’EDF, et ses clients au prix régulé de l’ARENH[1]
  • Les syndicats d’EDF, attentifs à conserver leurs avantages
  • La Commission de régulation de l’énergie (CRE), dans le rôle de pianiste interprète contraint du Code de l’énergie, auteur de la proposition d’augmentation du tarif réglementé au consommateur (TRVE) de 5,9%
  • L’Autorité de la concurrence, observateur vigilant des effets de la concurrence
  • Le Conseil d’Etat, censeur des décisions du gouvernement contraires au Code de l’énergie
  • La Cour des comptes, critique acérée des coûts exorbitants de fonctionnement d’EDF et particulièrement des avantages sociaux consentis au personnel
  • Les défenseurs des consommateurs (UFC-Que Choisir, CLCV), auteurs d’une lettre ouverte au Président de la République du 11 avril 2019 s’opposant à l’augmentation prévue et menaçant d’un recours auprès du Conseil d’Etat
  • Bercy, parce que les taxes représentent 37% du TRVE, et qu’il est question de puiser dans les taxes en contrepartie de l’augmentation du TRVE
  • Enfin, le Gouvernement, arbitre de la solution… et jusqu’à présent, mais pas plus tard que le 7 mai prochain, silencieux.

Synopsis

En prologue, ce sont les décisions du Conseil d’Etat de 2013, puis de 2014 annulant les arrêtés du Gouvernement (Ségolène Royal) modérant (en 2014) les hausses prévues du TRVE en les divisant par deux, de 5% à 2,5%, au motif que cette modération n’assurait pas suffisamment la couverture des coût d’EDF.

Le problème risque de se reproduire à l’occasion de la délibération du 7 février 2019, dans laquelle la CRE propose une augmentation de 5,9% du TRVE pour le 1er août à venir. Le contexte politique est en effet particulièrement brûlant, et cette proposition entraîne plusieurs réactions vives, que l’on trouve résumées dans la lettre ouverte des défenseurs des consommateurs mentionnée ci-dessus, citant en particulier l’Autorité de la concurrence. S’y ajoutent plusieurs rapports de la Cour des comptes donnant l’occasion de contester la légitimité des coûts d’EDF, entrant pour une bonne part dans les composants du TRVE. Nous en sommes là en ce moment.

Explications

Position de La CRE

Pour parvenir à une augmentation de 5,9%, la CRE applique les dispositions du Code de l’énergie (articles 337-1 et s.), qui définissent la méthode de calcul du TRVE comme un « empilement » de coûts. L’article 337-6 dispose en effet : « Les tarifs réglementés de vente d'électricité sont établis par addition du prix d'accès régulé à l'électricité nucléaire historique, du coût du complément d'approvisionnement au prix de marché, de la garantie de capacité, des coûts d'acheminement de l'électricité et des coûts de commercialisation ainsi que d'une rémunération normale de l'activité de fourniture. »

 La méthode de l’ « empilement ».

La CRE explicite ainsi son calcul pour parvenir à une augmentation de 7,7% HT, soit 5,9 TTC, du TRVE (dans le cas des tarifs bleus résidentiels) : ne sont pas modifiés les coûts d’acheminement (TURPE, 49,6 €/ MWh), ni ceux de commercialisation (11,5 €/MWh), ni la marge (sauf qu’elle passe de 3,8 à 3,78 €/MWh). La garantie de capacité passe de 1,4 à 3,2 €/MWh, et surtout le prix d’accès à l’électricité nucléaire historique passe de 42, 9 à 49,4 € /MWh.

Cette dernière augmentation s’explique par le fait du rationnement des fournisseurs alternatifs, qu’EDF doit fournir au prix de l’ARENH à hauteur totale de 100 TWh. En 2018, les prix de marché ont fortement augmenté au point de largement dépasser le tarif réglementé français, et les fournisseurs alternatifs se sont rués sur l’ARENH au point de demander un record de 133 TWh. La CRE a donc rationné ces derniers proportionnellement à leur demande, au niveau de 75% de cette demande. Elle en conclut que «  la hausse pour le consommateur due à l’augmentation des prix de marché – hors effet du rationnement de l’ARENH – est de 3,6 €/MWh HT soit 3,3% », à laquelle il faut ajouter 1,8 € pour l’augmentation des prix de garantie de capacité.

Arguments des opposants à l’augmentation

L’Autorité de la concurrence observe que la concurrence aboutit au résultat paradoxal d’une augmentation des prix dont le consommateur est la seule victime, ce qui n’est évidemment pas acceptable car cela contredit l’objectif même de la concurrence : « L’Autorité considère que 40 % de la hausse de prix proposée (3,3 €/MWh sur 8,3 €/MWh) ne correspondent pas à une augmentation des coûts de fourniture d’EDF mais au rationnement de l’accès d’EDF à l’électricité d’origine nucléaire. »  Cela conduirait à une pénalisation de « dizaines de millions de ménages », ainsi qu’ « à une sur-rémunération d’EDF contraire à la décision de la CRE de limiter cette marge réglementée à 3 %. Ainsi, la marge réelle d’EDF passerait de 3,8 €/MWh à 7,1 €/MWh pour les tarifs bleus vendus aux ménages, soit une hausse de 87 %, et de 3,2 €/MWh à 6,5 €/MWh pour les tarifs bleus vendus aux petits professionnels, soit une hausse de 100 % ». Enfin, la méthode proposée traduirait un changement de nature des TRV de l’électricité en France qui consisterait à les transformer en un « prix plafond » du marché de détail, c’est-à-dire un prix représentatif des coûts des fournisseurs les moins efficaces du marché. Cette conception semblerait contraire à la volonté exprimée du Parlement de proposer des tarifs réglementés qui permettent de restituer aux consommateurs le bénéfice de la compétitivité du parc nucléaire historique.

 

L’avis de l’Autorité de la concurrence.

Dans son avis très motivé du 25 mars dernier, l’Autorité souligne son désaccord avec la CRE sur le fait de tenir compte du « rationnement de l’ARENH », car « le nouveau coût lié au plafonnement de l’ARENH est un coût qui est uniquement supporté par les fournisseurs alternatifs. Il est, à cet égard, paradoxal de vouloir l’auditer pour vérifier que l’empilement ainsi modifié couvre les coûts de revient d’EDF. » D’une façon générale, l’Autorité reproche à la CRE de tenir compte de coûts qui n’ont pas à rentrer dans le calcul du TRV, spécifique de l’offre d’EDF.

L’Autorité conclut ainsi :

« 123. Comme l’a indiqué l’Autorité dans son avis n° 19-A-019, les difficultés entraînées par l’atteinte du plafond de l’ARENH sont le symptôme des limites du dispositif existant de régulation du marché de l’électricité français, actuellement soumis à des injonctions contradictoires.

124. Le dispositif actuel porte à la fois sur le marché amont de l’approvisionnement et sur le marché aval de la vente aux particuliers. La contestabilité des TRV, au sens du droit de la concurrence, est assurée par la méthode de l’empilement des coûts de l’activité de fourniture d’EDF, alors que leur contestation effective sur le marché de détail par un fournisseur alternatif est rendue possible par l’approvisionnement en électricité nucléaire grâce au dispositif de l’ARENH, dans la limite du volume qui lui est attribué.

125. Augmenter les TRV pour tenir compte de l’atteinte du plafond de l’ARENH revient donc à demander au premier outil de régulation de pallier les limites du second. Cela revient aussi, en quelque sorte, à contourner la contrainte quantitative que le Parlement a imposée au dispositif de l’ARENH, avec comme conséquence de faire supporter la charge financière liée au dépassement du plafond aux consommateurs, plutôt qu’aux fournisseurs. »

Cette conclusion, qui fait appel aux règles de contestabilité de la concurrence, souligne les contradictions auxquelles les différentes régulations ne doivent pas donner lieu. La méthode d’empilement du TRV ne doit pas servir à remédier à une situation – le rationnement de l’ARENH – qui lui est juridiquement étrangère.

L’Autorité de la concurrence recommande donc au Gouvernement de « procéder à un réexamen de la légalité et de l’opportunité de la méthode proposée »,  et de demander à la CRE de faire, avant le 7 mai 2019, une nouvelle proposition tarifaire. Cette nouvelle délibération devrait notamment permettre (1) de mieux apprécier les surcoûts de complément d’approvisionnement supportés par les différents opérateurs du fait du rationnement de l’ARENH … »

Quant à la CLCV et à l’UFC-Que choisir, auteurs de la lettre ouverte, ils reprennent les arguments développés par l’Autorité de la concurrence, en se posant la question centrale de savoir si la concurrence permet de « faire bénéficier au mieux des effets positifs que tire la France de son choix historique d’avoir recours au nucléaire pour produire de l’électricité », autrement dit si la concurrence est bénéfique. La lettre ouverte accuse d’autre part la CRE de se poser « trop peu de questions sur le niveau intrinsèque des coûts d’EDF (politique salariale, avantage énergie, régime spécial de retraite…) alors même que la Cour des comptes dresse plusieurs constats importants et répétés en la matière ». Ce faisant, voilà que se trouve réouverte la boîte de Pandore du statut d’EDF et aussi des taxes payables par le consommateur.

La boîte de Pandore du statut du personnel d’EDF et des taxes

Les observations de la Cour des comptes.

Le dernier rapport de la Cour des comptes (février 2019) critique EDF au vitriol dans la mesure où elle « continue d'offrir des rémunérations élevées et une série d'avantages, sans équivalent, dont bénéficient salariés et anciens salariés, largement déconnectées des performances de l'entreprise ». Il s’agit des rémunérations elles-mêmes (5.000 euros en moyenne), des compléments salariaux (plus 30% en cinq ans, d’un « tarif agent exorbitant », des retraites payées par une ponction de 2% sur les factures des consommateurs (à travers la CTA), d’une politique familiale super-généreuse (un mois de salaire pour une union, un mois et demi à la première naissance… La Cour souligne la nécessité urgente d’une révision du système de rémunération, qui pèse bien entendu sur les coûts pris en compte dans le TRVE.

Ce n’est pas la première fois, et de loin, que la Cour des comptes s’émeut ainsi. Mais ses critiques prennent d’autant plus de poids que cette fois la situation financière d’EDF est critique, et que les avantages en question sont « déconnectés des performances de l’entreprise », comme le dit la Cour.

A quoi servent les taxes ?

Autre boîte de Pandore d’actualité, la question des taxes. Quatre taxes pèsent sur le prix de l’électricité, qui atteignent 37% du prix total. Il s’agit de la CSPE (contribution au service public de l’électricité, maintenant intégrée dans la TICFE, elle-même rebaptisée CSPE et perçue au profit des Douanes… !), de la TCCFE et TDCFE (taxes communale (et départementale) de consommation finale d’électricité, CTA (contribution tarifaire d’acheminement), et TVA, qui présente la particularité (absurde) d’être assise sur le prix hors taxe mais aussi sur la CSPE et la TCCFE.

La CSPE est la plus importante taxe (15,3% du prix total), en augmentation de 650% depuis 2002. Elle finance en particulier les surcoûts engendrés par l’obligation d’achat des produits d’énergie renouvelable pesant sur EDF et sur les entreprises locales de distribution, les politiques de soutien au développement de sources de production vertes : électricité d’origine renouvelable et cogénération, ainsi que les coûts relatifs au chèque énergie pour les foyers à revenus modestes.

Les deux premières dépenses posent problème. La Cour des comptes a noté que cette politique de soutien aux énergies renouvelables coûte extrêmement cher : les seuls contrats signés pour l’électricité de source photovoltaïque auront pesé 38,4 milliards d’euros pour 0,7% de la production électrique, et les contrats pour l’éolien auront coûté en vingt ans 40,7 milliards pour 2% de cette production. Au total, 121 milliards auront été dépensés pour les seuls contrats signés avant 2017 au bénéfice des producteurs de ces deux sources. Beaucoup plus que les sommes qu’EDF doit consacrer aux travaux nécessaires pour prolonger la durée de vie des centrales nucléaires qui produisent 75% de l’électricité.

La pertinence de ces calculs pour le sujet qui nous occupe vient de ce que l’Etat met à la charge d’EDF des sommes considérables pour le soutien aux énergies renouvelables électriques[2] alors que très peu en comparaison est consacré aux énergies thermiques : sur 5,2 milliards de soutiens aux énergies renouvelables en 2016, la Cour des comptes a calculé que 4,4 milliards allaient aux énergies électriques alors que seulement 0,8 milliard va aux énergies thermiques. Or l’énergie nucléaire n’est pas polluante ni source de gaz à effets de serre, à l’inverse de l’énergie thermique, qui est à base de produits pétroliers. En conséquence, EDF se trouve pénalisée par des coûts injustifiés venant augmenter le prix de l’électricité.

Conclusion

La conclusion est difficile à tirer pour l’Etat, compte tenu de ce que son action est tiraillée entre des intérêts contraires.

Le constat de base est celui des injonctions contradictoires imposées à EDF, à qui il est demandé de produire le moins cher possible, tout en la contraignant à subventionner ses propres concurrents, et cela à deux titres. EDF doit en effet vendre l’électricité qu’elle produit à ses concurrents directs pour la distribution que sont les fournisseurs alternatifs ; d’autre part elle est aussi contrainte de financer la politique de soutien aux énergies renouvelables éoliennes et photovoltaïques qui sont aussi ses concurrents et produisent beaucoup plus cher – même si elle en est remboursée approximativement et avec retard. Tout cela dans un contexte politique et populaire très défavorable à l’énergie nucléaire. C’est la mal aimée qui doit jouer le rôle de la vache à lait, rôle qu'il lui est demandé d’assumer grâce au développement d’une technologie  indispensable mais remise profondément en question.

Plusieurs conclusions s’imposent :

Le système de régulation français est inadapté lorsque le prix du marché s’élève au-dessus du prix de l’ARENH. Ce fait est resté masqué aussi longtemps que la situation était inverse, parce qu’il n’y avait pas « rationnement de l’ARENDH ». Le fait que la demande d’ARENDH soit devenue excédentaire ne justifie pas cependant d’augmenter le TRV, qui ne concerne qu’EDF.

Dès lors, soit on remet en question la limite de 100 TWH de l’ARENH, ce qui peut se justifier compte tenu de ce que cette limite semble avoir été déterminée de façon arbitraire à l’origine, en 2011, et que le développement de la concurrence des alternatifs modifie les conditions de la répartition entre alternatifs et EDF ; une étude est à faire, en vérifiant notamment, comme le demande l’Autorité de la concurrence, dans quelle mesure les prévisions de commandes des alternatifs en ARENDH n’auraient pas été gonflées par précaution ;

Soit les fournisseurs alternatifs réalisent les investissements qu’ils étaient censés réaliser pour produire eux-mêmes, ou se fournissent au prix de marché pour le supplément, et déterminent leur prix en conséquence. Il n’y a rien ici qui soit contraire aux règles de la concurrence.

Deuxième sujet, celui d’EDF, à deux titres. D’abord celui des avantages indus relevés par la Cour des comptes (auxquels on peut ajouter une insuffisance criante de temps de travail…), d’autant plus nécessaire qu’EDF rencontre une période très délicate financièrement.

D’autre part, le problème des obligations imposées à EDF par l’Etat, en particulier en ce qui concerne le soutien aux énergies renouvelables électriques, que nous avons traité plus haut. On entend évoquer actuellement la possibilité que l’Etat accorde l’augmentation demandée par la CRE, et diminue parallèlement les taxes afin d’éviter de peser sur les prix au consommateur. Certes, EDF est remboursée des sommes qu’elle dépense en raison de ce soutien, mais cela ne fera que transférer la charge du client-usager sur le contribuable. C’est la nécessité du soutien lui-même qu’il faut revoir, et de son opportunité, surtout quant à l’éolien.


[1] EDF, opérateur historique, vend au consommateur la plupart de son électricité au tarif réglementé (TRVE), qui est d’ailleurs en voie de probable disparition. EDF doit réserver 25% de sa production (100TWh) aux fournisseurs alternatifs au prix de l’ARENH (accès régulé à l’électricité nucléaire historique) dont le principe est que les fournisseurs alternatifs puissent se fournir au même prix qu’EDF. Le prix de l’ARENH est le premier composant du TRVE. Les fournisseurs alternatifs pratiquent un prix libre de marché et se fournissent auprès d’EDF (dans la limite globale de 100 TWh), ou sur le marché suivant leur intérêt.

[2] Les obligations de soutien aux énergies renouvelables d’EDF donnent lieu à remboursement par l’Etat. Jusqu’en 2015, c’était la CSPE qui y pourvoyait, mais devant l’insuffisance de cette taxe, a été instituée le « compte d’affectation spécial transition énergétique », qui permet à la fois le remboursement annuel du soutien (5,4 milliards en 2018) et celui du déficit de compensation des années antérieures (encore 2,7 milliards en 2018). Mais bien entendu ce sont toujours les usagers et les contribuables qui payent.