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Conservatoire du littoral : peut-on protéger le littoral sans le nationaliser ?

Acteur de la préservation de l'environnement, le Conservatoire du Littoral a acquis au cours des 30 dernières années une forte notoriété auprès de l'opinion par des opérations spectaculaires de réhabilitation de zones côtières menacées ou dégradées. Une action que les pouvoirs publics devraient renforcer avec les différents « Grenelle » (de l'environnement, de la mer). Mais le fonctionnement de cet opérateur de l'État mérite qu'on s'y arrête : agissant essentiellement à travers l'acquisition de terrains dans un but de sauvegarde, il pose la question de l'évaluation de son action et de son efficacité, notamment face à d'autres modèles de protection de l'environnement.

Le Conservatoire du littoral (CEL) est un établissement public administratif créé en 1975 pour lutter contre les excès de l'urbanisation sur les côtes françaises dont notre pays commence à cette époque à se rendre compte. Aucun outil ne permet alors d'arrêter ce processus. Si le gouvernement recherche ce qui se fait ailleurs, comme le National Trust en Grande-Bretagne, c'est pourtant une solution typiquement française qui va s'imposer : celle d'une action administrative avec acquisition des terrains pour les préserver.

À l'origine, lutter contre le bétonnage du littoral

Placé sous la tutelle du ministère de l'Écologie et du Développement Durable (MEEDDAT), le Conservatoire a pour mission « de compléter la protection réglementaire du littoral par l'intervention foncière, en menant, après avis des Conseils municipaux et en partenariat avec les collectivités territoriales, une politique foncière de sauvegarde de l'espace littoral, de respect des sites naturels et de l'équilibre écologique ». Le Conservatoire du littoral, qui deviendra par la suite le Conservatoire de l'espace littoral et des rivages lacustres, est amené à intervenir sur les cantons côtiers dont l'étendue dépasse largement l'espace naturel littoral. Il n'existe pas d'ailleurs de définition codifiée du terme « espace naturel littoral ». L'image qui vient à l'esprit fait référence à des dunes, des falaises, des îles, des marais, des espaces non urbanisés, mais il s'agit d'un concept dont la profondeur territoriale n'est pas déterminée et dépourvu de statut juridique. De toute façon, sa compétence va vite s'étendre : d'abord aux communes riveraines des lacs, puis aux communes d'Outre-mer, aux estuaires, aux zones humides et aux « secteurs géographiques limitrophes constituant une unité écologique et paysagère ».

Il y acquiert des terrains menacés par l'urbanisation, la dégradation ou lorsque le site, fermé au public, « mériterait d'être ouvert à tous ». C'est d'ailleurs un engagement fort du Conservatoire : les deux tiers des sites acquis disposent d'aménagements pour accueillir le public. Sur ce point, on peut s'interroger sur une certaine contradiction entre un objectif écologique de protection et de préservation et une volonté affirmée de s'ouvrir au public. Mais grâce à cette politique assumée d'ouverture depuis sa création, le Conservatoire est devenu une institution reconnue et appréciée du grand public.

Le National Trust britannique

Le National Trust britannique a été fondé en 1895 avec pour objet de « promouvoir la préservation permanente, pour le bénéfice de la nation, des terres et des habitations d'intérêt historique ou de grande beauté ». Il est depuis devenu la plus grande organisation de conservation d'Europe. C'est une organisation indépendante du gouvernement qui ne reçoit ni subvention ni donation publique pour son activité. Il compte sur le soutien de ses 3,6 millions de membres, des 55 000 bénévoles et des 15 millions de visiteurs, sans compter les mécènes, les partenaires, etc. Les responsabilités du National Trust sont pour partie similaires à celles du Conservatoire du littoral : c'est à travers la propriété et la gestion de son patrimoine que le National Trust protège 1 141 km de côtes, 254 000 hectares de terrains (« d'une incroyable beauté »), plus de 350 demeures historiques, parcs et jardins, monuments et réserves naturelles. Le travail des bénévoles est important avec près de 3 millions d'heures de travail, l'équivalent de 25 millions de £. La situation financière du National Trust est intéressante : l'organisation présente comme un grand succès d'avoir réalisé un bénéfice net de 21 % ou 53 millions de £ en 2008-2009. L'objectif était de recueillir une livre sterling pour 0,8 pence dépensé, le solde étant utilisé pour la conservation des espaces acquis. Les recettes tirées des legs sont notables : 43 millions de £. Source : rapport annuel National Trust.

Le Conservatoire démarre son existence avec des opérations spectaculaires comme celle de la Pointe du Raz où les commerçants sont expulsés du site. De même en Corse, face à des établissements bancaires propriétaires d'importants terrains sur le littoral qui souhaitent réaliser des opérations de promotions immobilières. Le Conservatoire va s'imposer, soutenu par l'opinion publique. Porté par des préoccupations écologistes grandissantes et un engagement des pouvoirs publics en augmentation constante, le Conservatoire développe rapidement ses acquisitions.

Des acquisitions en hausse constante

Pourtant, en 1986, dix ans après sa création, est votée la loi Littoral. Celle-ci a pour effet d'empêcher une construction débridée sur la zone littorale. Dès ce moment, la question de la coexistence de deux outils aurait dû se poser. Mais le Conservatoire va s'imposer car sa pratique d'acquisition devient un élément central de la politique de protection de l'environnement. Ainsi, le Conservatoire va plus loin : non seulement il empêche la construction, mais il préserve et protège. Son action est plus sensible au regard du grand public car il ne s'agit pas simplement de relever les contraventions à la loi, mais d'avoir une action positive sur la préservation de l'espace naturel.

Dans son rapport de performance 2008, l'établissement indique détenir 123 000 ha, un patrimoine en augmentation de 40 % en 3 ans, compte tenu d'opérations exceptionnelles (importante acquisition en Camargue, intégration de l'Outre-mer, prise en compte de l'estran, partie du littoral découverte à marée basse). Parallèlement, l'augmentation de son budget est importante, passant à 50 millions d'euros en 2008, grâce à l'affectation d'une taxe sur la francisation des navires (sorte d'immatriculation des navires de plaisance) pour 37 M€, ainsi que des contributions des collectivités locales, de l'Europe mais également du mécénat. Le Conservatoire rappelle que son budget n'était que de 50 millions de francs en 1985, ce qui souligne le rôle pris par cet établissement public dont les 500 sites, Outre-mer compris, sont visités par environ 30 millions de visiteurs chaque année.

Les biens acquis deviennent alors propriété inaliénable du Conservatoire qui réalise des travaux de remise en état avant d'en confier la gestion aux collectivités locales ou associations dans le cadre de conventions avec pour objectif que « la nature y soit aussi belle et riche que possible ». Pour ce faire, 150 personnes travaillent au Conservatoire du littoral et 580 gardes sont sur le terrain, employés par les collectivités locales. Alors que l'espace naturel littoral ne croît pas et est, en outre, progressivement acquis, le paradoxe est que les ressources financières et les moyens en personnels sont en croissance : le CEL en tire une certaine fierté.

Un outil : la maîtrise foncière

Ce qui fait la force de cet établissement public, ce sont surtout ses moyens juridiques étendus. Selon ses propres chiffres, 75 % des terrains acquis le sont à l'amiable, 20 % des terrains sont acquis par préemption et 5 % par expropriation. Le Conservatoire y voit la légitimité de son action. Mais les choses ne sont pas aussi simples, notamment vis-à-vis des particuliers qui, lorsqu'ils souhaitent céder un terrain, sont obligés d'informer le Conservatoire, via leur notaire. L'accord est bien souvent obtenu parce que les vendeurs ne souhaitent pas entamer un bras de fer juridique avec l'établissement. Les droits de préemption et d'expropriation « pour cause d'utilité publique » constituent également des leviers juridiques importants. L'expropriation est une mesure rare que le Conservatoire a utilisée face aux Salins du Midi, groupe industriel important et plus grand propriétaire foncier privé du littoral, pour un vaste espace situé à Hyères dans le Var. Mais dans ce cas, la partie a été rude et plusieurs années de procédure judiciaire ont été nécessaires pour qu'un prix acceptable pour l'entreprise soit fixé pour cette transaction, dans une zone soumise à une forte pression foncière.

Le Conservatoire du littoral en Camargue : il ne suffit pas d'acquérir pour protéger

Lieu symbole des espaces naturels français, la Camargue est aussi un exemple des difficultés de gestion et de préservation de l'environnement. Les mouvements d'eau de l'activité salinière ont façonné la Camargue et son écosystème. Cette activité a principalement été le fait des Salins du Midi. Mais le déclin des activités industrielles a entraîné le groupe à restructurer son activité qui s'étendait sur plusieurs milliers d'hectares. D'autres activités ont également forgé l'environnement camarguais, notamment la riziculture et l'élevage qui représentent 40 % des propriétaires fonciers. Poursuivant sa politique de protection, le Conservatoire du littoral est devenu, au fil des acquisitions, un propriétaire prépondérant, avec l'appui de la Région. Une politique qui ne s'est pas faite sans contestation. Le délégué régional du Conservatoire reconnaît que « le maintien d'une activité salinière en Camargue est le meilleur garant de la protection des espaces naturels »*. Les Salins se seraient bien vus développer une activité touristique tournée vers l'environnement. En Camargue, l'action du Conservatoire du littoral est en question : la seule politique d'acquisition ne suffit pas, mais une gestion environnementale doit-elle forcément passer par une propriété publique ? * Voir Le Figaro, « À qui appartient la Camargue ? », 7 août 2008.

D'autres formes d'acquisition plus originales se sont aussi développées : le Conservatoire peut recevoir des dons et legs, des dations. Enfin, l'État peut affecter au Conservatoire des terrains de son domaine privé et public, notamment des biens issus du patrimoine du ministère de la Défense. Difficile de dire si ces biens correspondent à des objectifs prioritaires d'acquisition en vue de sauvegarde ou si l'État se défait à bon compte d'un patrimoine finalement trop cher à entretenir. Toujours est-il que ces acquisitions comptent au bilan de l'établissement dont le nombre d'hectares détenus est toujours en forte hausse, grâce à l'affectation de la taxe sur la francisation des navires qui constitue une incitation à trouver de nouvelles cibles d'acquisition.

Des collectivités locales bienveillantes

Pourtant, dès 1995, un représentant de la Cour des comptes s'interrogeait : « La politique est à un tournant : une bonne partie des achats envisagés lors de la création de l'établissement sont maintenant effectués. Le choix des acquisitions à venir sera plus délicat et plus controversé. » Mais ce ne sont pas les collectivités locales qui vont être les plus critiques vis-à-vis du Conservatoire : en effet, celui-ci achète puis leur confie la gestion. Celles-ci n'ont donc pas à supporter les coûts d'acquisition, mais tirent le bénéfice économique (créations d'emplois), touristique (30 millions de visiteurs) et promotionnel d'espaces naturels rendus au public. D'où leur bienveillance, d'autant que leur participation financière à la politique d'acquisition reste occasionnelle.

Part du linéaire côtier acquis par le Conservatoire du littoral
Nord-Pas-de-Calais Corse Basse-Normandie PACA Bretagne
24% 22% 16% 10% 8%

Le tiers sauvage : un mythe nécessaire

Le concept vedette de la politique de communication du Conservatoire est le fameux « tiers sauvage », cet espace préservé ou à préserver, situé parmi les espaces urbanisés ou agricoles. On ne dispose pas d'une définition consensuelle de ce concept, ce qui n'empêche pas le Conservatoire de revendiquer, sur l'injonction du Grenelle de la Mer, la protection de 33 % du littoral d'ici 2020. Si c'est du linéaire côtier (trait de côte) dont il s'agit, le CEL en possède environ 1 000 km sur 8 000 km (12 %). Si c'est de la zone des 100 mètres au sens de la loi Littoral dont on parle, l'ensemble équivaut à environ 70 000 hectares, mais le CEL possède d'ores et déjà 123 000 hectares, sans pour autant disposer d'un domaine continu. Enfin, si on étend le concept à la zone littorale (800 000 hectares), c'est-à-dire les communes littorales au sens de l'Atlas du littoral, le CEL projette 250 000 hectares, alors même que les espaces naturels, forêts exceptées, ne mesurent que 200 000 hectares. Tout ceci manque de clarté mais ne semble pas troubler la fonction du Conservatoire qui a reçu du Grenelle la mission d'acquérir le solde du tiers sauvage en moins de 10 ans, alors que cet objectif était prévu initialement en 2050 ! Désormais, l'emprise du Conservatoire devient un phénomène important. Doit-on parler de nationalisation du littoral ? Et pour poursuivre sa stratégie d'acquisition, le Conservatoire finira-t-il par devoir exproprier ?

Pour une évaluation de la politique d'acquisition

Le tiers sauvage n'est toujours pas défini, mais le Conservatoire a publié la cartographie de sa stratégie qui prévoit d'acquérir la moitié de l'espace littoral non urbanisé. Le financement devrait se faire par le produit de la taxe sur la francisation des navires, mais pour y arriver, il faudrait quadrupler les immatriculations de bateaux. Est-ce bien raisonnable ? Faudra-t-il recourir à d'autres ressources publiques ? Si l'on reste dans une logique de marché, le Conservatoire peut-il espérer que les prix ne soient pas affectés par la rareté grandissante des biens à acquérir ? En 2008, les prix varient de 56 centimes à 5,14 euros au m². Irrésistiblement, on se dit qu'il y a peut-être d'autres solutions que la maîtrise foncière pure et dure. Et si on regardait de l'autre côté de la Manche ? Ce que l'on nous présente comme une solution unique est en fait une voie bien spécifique : celle de l'agence foncière, au demeurant très coûteuse et contestable.

Lire aussi l'interview de M. Jacques Lescault, Président de l'Association "Les Petites Iles de France"