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Trop de social dans la réforme des retraites ?

À l’heure où la réforme des retraites va attaquer sa dernière ligne droite au Parlement, certains jugent insuffisantes les mesures d’accompagnement. Pourtant comme l’a indiqué Bruno Le Maire, les mesures de solidarité déployées dans la réforme en cours coûteront 6 milliards d'euros à terme... sur les 17,7 milliards d'économies générées par le report de l'âge en 2030, alors que les mesures d’accompagnement de la réforme Touraine représentaient 4 milliards d'euros et 1,5 milliard d'euros pour la réforme Woerth.

Synthèse financière des mesures

Comme nous l’avons montré la semaine dernière, le passage à l’Assemblée et au Sénat a permis de négocier avec le gouvernement des mesures supplémentaires qui s’ajoutent au montant de 4,8 Mds indiqué ci-dessus.

La question est de savoir quelles mesures seront conservées en commission mixte paritaire puisque le Gouvernement veut, et le ministre de l’Économie l’a bien répété, une réforme financièrement à l’équilibre. Lors des précédentes réformes des retraites, les mesures d’accompagnement s’élevaient à 4 milliards € lors de la réforme dite Touraine et 1,5 milliard € lors de la réforme dite Woerth.

Les mesures d’accompagnement de la réforme Touraine :

  • Compte personnel de prévention de la pénibilité" financé par les entreprises mis en place en 20151 : ce compte permet au salarié du secteur privé exposé à un ou plusieurs facteurs de pénibilité de cumuler des points ouvrant droit à des formations, à un temps partiel en fin de carrière ou au bénéfice de trimestres de retraite.
  • La réforme a étendu la validation pour les droits à retraite de périodes de formation professionnelle et de chômage non indemnisé
  • L'augmentation du minimum contributif
  • L'augmentation des pensions agricoles
  • La facilitation de l’accès à la retraite anticipée pour les travailleurs handicapés
  • La possibilité pour les jeunes apprentis et en alternance de valider leurs trimestres d’apprentissage par le rachat des périodes d’études post-bac
  • Des facilités pour valider plus de trimestres pour les petits temps partiels pour une meilleure prise en compte des trimestres d’interruption au titre du congé de maternité

Les mesures d’accompagnement de la réforme Woerth

  • Le dispositif « carrières longues » mis en place par la réforme Fillon : tous les salariés qui ont commencé leur vie professionnelle avant 18 ans continueront de partir à 60 ans, et même dès 58 ans pour ceux qui ont commencé à 14 ou 15 ans. Le maintien de ces dispositifs est toutefois durci puisqu'il faudrait avoir cotisé 43 ans et demi pour partir à la retraite à partir de 58 ans. Les personnes ayant commencé après 18 ans sont exclues du dispositif et devraient donc cotiser jusqu'à 62 ans ; de plus, les personnes ayant commencé à 14 ans devraient aller jusqu'à 58 ans (contre 56 auparavant) ;
  • La prise en compte des conséquences de l'invalidité sur des critères individuels : un certificat médical prouvant une invalidité de 20 % permettra de continuer à partir à 60 ans, seuil ensuite abaissé à 10 %. Toutefois, entre 10 et 20 %, un passage devant une commission qui décidera ou non d'accorder le départ anticipé sera nécessaire ;
  • Une aide à l’embauche d’1 an pour les chômeurs de plus de 55 ans et le développement du tutorat, pour assurer une transmission des savoirs au sein de l’entreprise et favoriser une fin de carrière plus valorisante pour les seniors.

 

Les rapports parlementaires n’ont pas permis de préciser le montant des mesures d’accompagnement de la réforme dite Fillon de 2003 mais les principales mesures d’accompagnement étaient les suivantes :

  • Mise en place du dispositif carrière longue initialement calibré de la façon suivante : départ anticipé à la retraite avant 60 ans pour les salariés et non-salariés ayant commencé à travailler jeunes, à condition d'avoir cotisé 43 ans et demi, soit deux ans de plus que la durée de 41 ans et demi nécessaire à l’époque (contrairement à la volonté de la CFDT alors qui aurait voulu 42 années de cotisation).
  • Minimum de pension porté à 85% du SMIC
  • Création de dispositif de rachat de trimestres pour améliorer sa durée d’assurance
  • Mise en place de plusieurs dispositifs d’épargne retraite supplémentaire dans le privé (PERP, PERCO) et du RAFP dans la fonction publique qui permet aux fonctionnaires de cotiser sur leurs primes

Combien représentent les mesures de solidarité aujourd’hui en France ?

La Drees, service statistique du ministère des Affaires sociales, a mis à jour une étude en février 2020 sur les dispositifs de solidarité du système de retraite. Cette étude s’appuie sur des données un peu anciennes puisqu’elles datent de 2016.

Bien que le système de retraite soit contributif – les assurés sociaux se constituent des droits en fonction des cotisations versées – il existe de nombreux éléments non contributifs ou dispositifs de solidarité qui correspondent à des droits supplémentaires sans lien avec les cotisations versées.

Ces droits se regroupent en quatre catégories : les droits familiaux, les dispositifs de départs anticipés liés le plus souvent à des situations de métiers pénibles ou de maladie, les droits accordés au titre de période de non-emploi, enfin les minimums de pensions.

La Drees distingue les mécanismes au sens strict ou au sens large. Dans la première catégorie, la Drees rassemble les mécanismes qui ont des effets directs sur les droits : des trimestres ou des points octroyés en fonction de différents motifs, des majorations de pensions (pour motifs familiaux ou au titre de minimum de pension). Elle exclut les trimestres validés et non directement cotisés qui ont un effet sur le taux de liquidation. La Drees exclut également du comptage au sens strict le dispositif carrière longue au motif que le droit de partir plus tôt est « la contrepartie d’un effort contributif plus important ». De même elle exclut les départs au taux plein au titre de l’inaptitude ou de l’invalidité, ces dispositifs étant la contrepartie d’espérance de vie théoriquement plus faible. Il est important de rappeler que ce sont ces dispositifs qui pèseront le plus dans les mesures d’accompagnement de la réforme « Dussopt » (les ¾ des mesures d’accompagnement actuellement en cours de discussion). Déjà, entre la précédente enquête (données 2012) et la dernière (données 2016), ce sont justement ces dispositifs qui ont le plus progressé passant de 3 à 6% des droits directs.

En 2016, les dispositifs de solidarité au sens strict représentaient 43,8 milliards € et au sens large, 60,9 milliards € pour 269 milliards € de pensions de droit direct versées à cette date. Soit respectivement, 16,3% et 22,7% des pensions de droit direct versées. De très nombreux retraités en bénéficient : seuls 10% des retraités ne bénéficient d’aucun dispositif de solidarité.

Décomposition de la masse totale des pensions versées en 2016

1. Effet sur le coefficient de proratisation uniquement.

Notes > les effectifs renseignés sur la ligne « Montants de retraite liés aux dispositifs de solidarité au sens strict » correspondent au nombre de retraités bénéficiant d’au moins un dispositif. La masse de pension correspond au montant annualisé (multiplication par 12) des pensions versées en décembre 2016. L’ordre de neutralisation des différents dispositifs a un effet sur les montants estimés. Lecture • En 2016, les masses versées au titre des minimums de pension représentent 8,5 milliards d’euros, soit 3,2 % des masses de pension de droit propre. 6,3 millions de retraités en bénéficient. Source > EIR 2016, DREES.

Si on regroupe par motifs de solidarité, on obtient la ventilation suivante (chiffres 2016) :

  • Les droits familiaux (y compris AVPF) : 19,4 milliards (32%)
  • Les départs anticipés : 19 milliards (31%)
  • Le minimum de pension : 8,5 milliards (14%)
  • La compensation des périodes non-emploi : 14 milliards (23%)

À noter que ne sont pas compris dans les droits familiaux les pensions de réversion qui représentaient, en 2016, 33 milliards € et qui ne font pas l’objet de cotisations spécifiques (à la différence de certains systèmes de retraite en Europe). N’est pas compris non plus le minimum vieillesse 3,2 milliards € en 2016 dans les dépenses de solidarité au titre des minimums de pensions. Ce sont donc les départs anticipés qui représentaient déjà près du tiers des dépenses de solidarité en 2016 que le Parlement s’apprêterait à renforcer avec la réforme en cours.

Les départs anticipés occupent déjà une place importante des dispositifs de solidarité

Tout d’abord, la Drees souligne que les dépenses de solidarité varient fortement d’un régime à l’autre. Plus importantes dans les régimes de base que dans les régimes complémentaires, les dépenses de solidarité représentent 22% dans leur conception stricte pour les régimes de la fonction publique contre 13% pour les régimes du privé. Cette différence s’explique par le poids des départs anticipés au titre des catégories actives : 9% des droits propres de la fonction publique en 2016, complété par les majorations de durées d’assurance (2,4%). La Cour des comptes a évalué à 3 milliards d’euros le surcoût pour les régimes de retraite de la fonction publique des départs anticipés au titre de la catégorie active.

La différence est moins importante dans le comptage[1] au sens large : 24,8% de dépenses de solidarité pour les régimes de la fonction publique et 21,5% dans les régimes du privé. D’autres éléments jouent en effet un rôle plus important dans les dispositifs de solidarité du privé : ainsi les minimums de pensions et les périodes assimilées au titre du non-emploi contribuent plus fortement dans le privé et leur part est plus élevée dans les pensions du premier quartile puisque ces deux types de dispositifs représentent près de 46% des montants de retraite versés. A l’inverse, il faut souligner que les dispositifs de départs anticipés au titre de la carrière (et non de l’inaptitude ou de l’invalidité) représentent respectivement 40% des dépenses de solidarité du 3e quartile et 50% des dépenses de solidarité du 4e quartile.

Conclusion

Ces chiffres permettent de mesurer la prise en compte des mesures de solidarité souvent présentées comme des gestes de justice sociale à chaque réforme récente engagée (2003, 2010, 2014 et 2023). Alors qu’elles représentaient 60 milliards en 2016 (au sens large), elles sont plus proches sans doute de 65 milliards € aujourd’hui (22% des dépenses de pensions directes). Et ce, sans compter le minimum vieillesse (3,5 milliards € en 2020) et les pensions de réversion (36,8 milliards € en 2020) On y mesure en particulier la place qu’occupent les départs anticipés pour carrières longues depuis quelques années dans le total des dispositifs de solidarité de notre système de retraite, et les départs en catégorie active dans la fonction publique. Ce sont ces dispositifs que le gouvernement souhaite renforcer sous la pression du Parlement. Mais en dernier ressort, l’exécutif a raison de vouloir maitriser le coût global de ces dispositifs.


[1] Puisque dans ce comptage est inclus les départs anticipés au titre des carrières longues