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Espérance de vie en bonne santé : un indicateur à manier avec précaution

Avec la réforme des retraites, un certain nombre d'arguments contre le report de l'âge ont émergé dans le débat public. Parmi ceux-là, on note l'évocation de l'espérance de vie en bonne santé, un indicateur qui ne serait pas favorable à la France et qui remettrait en question l'utilité de repousser l'âge de la retraite. Il s'agit pourtant d'un concept à manier avec précaution.

Alors que la réforme des retraites devrait conduire à un report de l'âge de la retraite[1], la contestation s'organise. Une des interrogations des opposants à la réforme est la suivante : les actifs seront-ils en capacité physique de poursuivre leur travail ? Et ressurgit le débat autour de l'espérance de vie en bonne santé

 

Les Français figurent parmi ceux ayant une espérance de vie à la naissance parmi les meilleures en Europe, tandis que l'âge légal de départ à la retraite reste parmi les plus bas en Europe. Les résultats donnés par la DREES dans l'étude d'octobre 2018 montrent que l'espérance de vie est passé de 83,8 ans pour les femmes en 2004 à 85,3 ans en 2017. Pour les hommes elle est passée de 76,7 ans en 2004 à 79,5 ans en 2017.

Les données citées dans cette note concernant l'espérance de vie sans incapacité ont été mises à la jour par la DREES postérieurement à la publication de la note : l'évolution des résultats 2018 par rapport à 2017 est très faible et ils ne remettent pas en cause les conclusions. En 2018, l’espérance de vie sans incapacité est de 64,5 ans pour les femmes et de 63,4 ans pour les hommesDREES, 8 octobre 2019.

En moyenne, dans l'Europe à 28, cette espérance de vie est passée de 76,9 à 78,3 entre 2010 et 2017 pour les hommes et de 83 à 83,9 ans pour les femmes. La France se situe donc au-dessus de la moyenne européenne, même si l'écart hommes/femmes est lui aussi un peu au-dessus de la moyenne européenne[2]. La France n'est dépassée que par l'Espagne en ce qui concerne l'espérance de vie des femmes. En revanche, avec l'espérance de vie des hommes, la France tombe plus bas dans le classement (9e meilleure place)[3].

En parallèle, la DREES, dans sa dernière enquête, donne les résultats de l'espérance de vie en bonne santé. Entre 2004 et 2017, "l'espérance de vie sans incapacité" a franchement stagné pour les femmes de 64,3 ans à 64,9 ans et elle est passé de 61,5 à 62,6 ans pour les hommes. Même si les résultats sont modestes, l'espérance de vie en bonne santé n'a pas reculé comme certains ont pu l'affirmer.

Ces résultats contrastent cependant avec la bonne place de la France en matière d'espérance de vie en général. D'ailleurs, l'indicateur d'espérance de vie sans incapacité montre que la France est à peine au-dessus de la moyenne de l'UE pour les femmes (64,9 contre 64) et franchement en dessous pour les hommes (62,6 contre 63,5). Des résultats loin derrière ceux de Malte, de la Suède ou de la Norvège qui se situent, hommes ou femmes, à plus de 70 ans[4].

Comment est calculé cet indicateur : encart méthodologique issu de la DREES

« L’espérance de vie en bonne santé » ou « espérance de vie sans incapacité » ou encore « espérance de santé ». Ces trois appellations se rapportent à un même indicateur qui mesure le nombre d’années qu’une personne peut compter vivre sans souffrir d’incapacité dans les gestes de la vie quotidienne. Cette mesure s’appuie sur les réponses à la question posée dans le dispositif européen European Union Statistics on Income and Living Conditions (UE-SILC) « Êtes-vous limité(e), depuis au moins six mois, à cause d’un problème de santé, dans les activités que les gens font habituellement ? »[5]. La version française de ce dispositif européen, intitulée Statistiques sur les ressources et les conditions de vie, interroge chaque année des ménages ordinaires qui résident en France métropolitaine. En 2017, la taille de l’échantillon était d’environ 14 000 ménages répondants.

Pourquoi de telles différences ?

L'idée de mesurer l'espérance de vie en bonne santé (ou sans incapacité) est de compléter par une approche qualitative les données sur l'espérance de vie. Et cette problématique est évidemment importante étant donné la préoccupation sociale autour de la dépendance. Cependant, il faut souligner qu'il s'agit là de données déclaratives, avec tous les biais que cela peut occasionner. On notera également que la majorité des réponses se situent dans la case "avec quelques difficultés" aux questions sur la capacité à réaliser un certain nombre de choses de la vie courante (parmi les choix proposés : pas du tout réalisés, avec beaucoup de difficultés, avec quelques difficultés, sans difficultés[6]).

Dans un article récent paru dans le quotidien Le Monde[7], la directrice de recherche Emmanuelle Cambois (INED), qui a publié plusieurs notes à ce sujet explique que l'indicateur est assez solide car corrélé à des mesures objectives comme des tests de performance, des indicateurs de consommation de soins ou encore des statistiques de décès.

Néanmoins, elle insiste sur le fait que s'agissant des écarts entre la France et la Suède par exemple, il faut "rester prudent et contextualiser". Selon elle, "le système suédois qui limite les inégalités sociales et la pauvreté peut permettre de réduire les répercussions des maladies chroniques dans la vie quotidienne". Une explication insuffisante étant donné que le taux de pauvreté des plus de 60 ans est largement inférieur en France par rapport à la Suède[8] et que les coefficients de Gini[9] sont très proches, tout cela si l'on se réfère aux statistiques européennes.

Interrogé dans le même article, l'épidémiologiste Christophe Tzourio (Inserm) pointe plutôt l'impact de notre système de santé : "notre système de santé est surtout basé sur les soins, celui des pays du nord de l'Europe davantage sur la prévention". De ce fait un moindre recours aux hospitalisations, aux médicaments en Suède qu'en France, une très nette moindre consommation d'alcool et de tabac. Autant de considérations qui doivent donc nous conduire à nous interroger sur la politique sanitaire mais qui ne devrait pas écarter tout report de l'âge dans le cadre d'une réforme des retraites.

Par ailleurs, alors que les enquêtes de la DRESS se situent sur les personnes de 60 ans et plus, la CNAV co-réalise une enquête[10] sur les nouveaux retraités uniquement. Et parmi ceux-là, 9 sur 10 perçoivent leur santé de façon positive[11]. La CNAV concède que cet indicateur laisse une large part à l'appréciation personnelle mais pour ceux estimant leur état de santé comme mauvais ou très mauvais, souvent la dégradation date d'avant la retraite. D'ailleurs, la plupart ont validé des trimestres au titre de l'invalidité ou de la maladie après 50 ans et ce facteur joue nettement dans les motivations de départ à la retraite.

Dans les résultats de l'enquête, la CNAV présente les écarts selon les catégories socio-professionnelles. Sans surprise, les retraités qui se déclarent en très bonne santé sont plus nombreux que la moyenne à se situer parmi les cadres. Ceux qui se déclarent en très mauvaise santé sont plus nombreux à se situer parmi les ouvriers. Mais on notera que les professions intermédiaires[12] sont presque aussi nombreuses à se déclarer en très bonne et très mauvaise santé, à un niveau au-dessus de la moyenne des nouveaux retraités.

La CNAV explique également que si les ouvriers ont une espérance de vie plus courte[13], "les différences socioéconomiques de morbidité et de mortalité n’expliquent pas tous les écarts en termes de santé perçue". Les caractéristiques sociales et économiques influencent la perception de la santé, et la santé perçue révélerait alors un mal-être ou une souffrance, d’autant plus ressentis que la position économique des personnes est moins favorable. À l’inverse, les personnes dont la situation socioéconomique est favorable cumuleraient une vision plus optimiste de leur état de santé et un état de santé effectivement meilleur (Delvaux 2008, Lanoë et Makdessi-Raynaud, 2005).

Tous ces éléments montrent que l'espérance de vie en bonne santé et la perception de la santé après 60 ans doivent être appréciés avec précaution mais ne justifient pas d'écarter toute remise en cause d'un report de l'âge. Ils devraient également nourrir la réflexion sur l'extension du dispositif de pénibilité que le rapport Delevoye envisage. Elles nécessiteront de s'y attaquer très vite car l'évolution de la population active va conduire à avoir des actifs de plus en plus vieux qu'il faudra garder en emploi plus longtemps[14]. La solution en tout cas n'est pas de faire sortir plus d'actifs du marché du travail mais bien au contraire de trouver les politiques sanitaires permettant de les faire travailler plus longtemps.


[1] Âge légal, âge pivot ou âge moyen constaté, l'orientation n'est pas encore très claire la réforme des retraites en étant encore au temps de la concertation

[2] "Les femmes vivent neuf mois de plus en bonne santé en 2017", DRESS, octobre 2018

[3] Voir site Eurostat / statistiques de population - démographie

[4] Eurostat

[5] Consulter les résultats aux questionnaires sur le site : http://dataviz.drees.solidarites-sante.gouv.fr/Indic_CARE-M/.

[6] Bien entendu les résultats varient selon l'âge, les difficultés allant croissant au-delà de 75 ans.

[7] La France mal classée pour l'espérance de vie en bonne santé, Sandrine Cabut, Le Monde, 19 février 2019

[8] OCDE

[9] Eurostat

[10] la CNAV participe à l'enquête "motivations de départ à la retraite" avec l'Agirc, l'Arrco, la CDC pour la CNRACL, le SRE, le COR, la DREES et la DSS

[11] La santé des nouveaux retraités du régime général : perception, connaissance administrative et motivations de départ, Cadr'Age, études et recherches de la Cnav, septembre 2019

[12] L'appellation "professions intermédiaires" est une création de la nouvelle nomenclature des professions et catégories socioprofessionnelles. Deux tiers des membres du groupe occupent effectivement une position intermédiaire entre les cadres et les agents d'exécution, ouvriers ou employés. Les autres sont intermédiaires dans un sens plus figuré. Ils travaillent dans l'enseignement, la santé et le travail social ; parmi eux, les instituteurs, les infirmières, les assistantes sociales. Plus de la moitié des membres du groupe ont désormais au moins le baccalauréat. Leur féminisation, assez variable, reste en particulier très limitée dans les professions techniques. Cette catégorie regroupe : professions intermédiaires de l'enseignement, de la santé, de la fonction publique et assimilés, professions intermédiaires administratives et commerciales des entreprises, techniciens, contremaîtres, agents de maîtrise

[13] Citant justement les travaux de Mme Cambois

[14] Un autre article du Monde titrait récemment "Au Japon, le travail des seniors, réponse à la pénurie de main d'œuvre".